Le Blog d'Olivier Da Lage

Emmanuel Macron invité d’honneur de la journée de la République en Inde après le faux bond de Joe Biden : une occasion impromptue de réaffirmer le partenariat stratégique franco-indien

Posted in Inde by odalage on 17 janvier 2024

Par Olivier Da Lage

Cet article est initialement paru le 9 janvier 2024 sur le site de l’IRIS

Chaque année, l’Inde organise un imposant défilé militaire le 26 janvier à l’occasion de la Journée de la République (Republic Day), commémorant l’entrée en vigueur de la constitution du 26 janvier 1950, trois ans après l’indépendance. Traditionnellement et depuis l’origine, un invité d’honneur, placé à côté du Premier ministre indien, assiste au défilé. Cette invitation souligne les liens étroits avec l’Inde du pays qu’il représente.

Le 8 septembre dernier, en marge du sommet du G20 qui se tenait à Delhi, le Premier ministre indien Narendra Modi a invité Joe Biden à être à ses côtés le 26 janvier 2024. La presse indienne, qui s’en est fait l’écho, a même suggéré que les autres membres du Quad (Australie et Japon) pourraient se trouver également à la tribune avant de se réunir formellement en sommet pour discuter des questions de sécurité dans l’Indo-Pacifique. La rumeur d’une invitation a été officialisée le 20 septembre par l’ambassadeur américain à New Delhi, Éric Garcetti, un proche de Joe Biden. La dernière fois qu’un président américain s’était trouvé aux côtés de Narendra Modi sur la grande avenue Rajpath (« avenue du roi », renommée depuis Kartavya Path, « avenue du devoir » au nom de l’authenticité indienne), c’était en 2015 et il s’agissait de Barack Obama. La visite n’avait pas laissé un excellent souvenir au Premier ministre indien, car Barack Obama s’était permis de mettre en garde son hôte contre les discriminations à l’encontre des minorités religieuses.

Après sa visite réussie à Washington en juin dernier, au cours de laquelle toute l’administration Biden avait fait assaut d’amabilité à son égard, Narendra Modi attendait beaucoup de la présence du président américain au début d’une année électorale au cours de laquelle son parti, le Parti nationaliste hindou (BJP), cherche à obtenir un troisième mandat de cinq ans. En s’affichant avec Joe Biden, Narendra Modi entendait confirmer la primauté de l’Inde dans les nouveaux rapports de force internationaux, après le succès de la présidence indienne du G20 en 2023.

Mais les jours passent, et aucune confirmation ne vient de Washington, jusqu’à ce 12 décembre où la presse indienne indique que, « pour des raisons d’agenda », il est « improbable » que le président américain puisse honorer cette invitation. Certes, Joe Biden, également en pré-campagne pour les élections de novembre 2024, accaparé par la guerre à Gaza et celle d’Ukraine, menacé d’impeachment par le Congrès, ne manque pas d’arguments à faire valoir pour justifier son absence. Mais l’essentiel n’est pas là : fin novembre, le département de la Justice des États-Unis a prononcé une inculpation contre un ressortissant indien arrêté à Prague, accusé d’avoir tenté de faire assassiner un citoyen américain d’origine indienne très actif dans les milieux séparatistes sikhs et considéré comme terroriste par les renseignements indiens. Pis : le document de mise en examen précise qu’il a organisé l’assassinat à la demande d’un agent des services de renseignements indiens, non nommé, mais dont le FBI connaît l’identité.

À ces accusations très précises, l’Inde ne réagit pas avec la colère et la vivacité qui avaient accueilli pareilles accusations de la part du Premier ministre canadien Justin Trudeau après l’assassinat (réussi, celui-là) d’un sikh canadien, également considéré comme terroriste par les autorités indiennes en juin dernier. Même si Washington et New Delhi réaffirment leur volonté de préserver leurs bonnes relations, le fait que Joe Biden choisisse de décliner l’invitation de façon aussi cavalière laisse les analystes indiens perplexes : cela signifierait-il que pour le président américain, le chef du gouvernement indien serait devenu « toxique » au point de refuser d’apparaître à ses côtés ?

Quoi qu’il en soit, l’Inde a une préoccupation plus immédiate : lui trouver un remplaçant au pied levé après ce faux bond, à peine plus d’un mois avant l’événement. En à peine plus d’une semaine, le nom de celui-ci est connu, ce sera le président français Emmanuel Macron.

C’est en fait tout sauf une surprise. En 2023, hormis le sommet du G20 de New Delhi organisé avec faste, les deux événements diplomatiques marquants pour l’Inde ont été la visite de Narendra Modi à Washington en juin et à Paris en juillet. Deux visites couronnées de succès du point de vue indien. Narendra Modi a été particulièrement satisfait de sa visite en France ou il a été l’invité d’honneur du défilé du 14 juillet sur les Champs Élysées. Il est donc naturel de lui rendre cette invitation, d’autant que son « cher ami » Emmanuel Macron n’a à ce jour jamais eu cet honneur, contrairement à tous les autres présidents français depuis Valéry Giscard d’Estaing, même ceux qui n’ont effectué qu’un seul mandat. Au total, six présidents français ont été les invités d’honneur de la Journée de la République (Jacques Chirac l’a même été deux fois, une fois en tant que Premier ministre en 1976 et une seconde comme président en 1998). C’est plus que toute autre nation étrangère.

La France est déjà liée à l’Inde par un partenariat stratégique, mais elle n’est pas la seule. Ce qui est le plus important, c’est que de façon croissante, l’Inde insiste, en public comme en privé, sur le caractère stratégique de sa relation avec la France. Lors d’une précédente visite, en 2018, Emmanuel Macron a ouvert les ports français de l’océan Indien et sa base de Djibouti à la marine indienne. La livraison de 36 Rafale et de sous-marins de classe Scorpène a également permis à la relation de se consolider et lors de sa visite en France en juillet, Narendra Modi a confirmé l’intérêt de l’Inde pour l’achat de 26 Rafale-M pour son nouveau porte-avions et de trois sous-marins Scorpène supplémentaires. Précisément, quelques jours avant l’annonce de l’invitation adressée au président français, la France a communiqué à l’Inde le prix qu’elle demandait pour ces acquisitions, permettant à la négociation d’avancer.

Enfin, la France présente pour le gouvernement indien un avantage évident : contrairement à l’administration américaine, le président Macron s’abstient soigneusement de toute critique ou tout commentaire publics concernant la question des droits humains ou du traitement des minorités religieuses en Inde.

Pour les deux dirigeants, la présence d’Emmanuel Macron aux côtés de Narendra Modi le 26 janvier prochain ne présente que des avantages. Pour leurs pays, c’est la réaffirmation d’un lien stratégique fort, notamment dans le dossier de la sécurité de l’Indo-Pacifique, alors qu’en marge de la guerre de Gaza, la sécurité de la navigation est compromise dans le détroit de Bab el-Mandeb reliant la mer Rouge à l’océan Indien et qu’un cargo vient de faire l’objet d’une attaque de drone au large du Gujarat. Pour Emmanuel Macron, c’est l’occasion de mettre en avant une réussite diplomatique incontestable, alors que sa politique en Afrique et au Moyen-Orient est fréquemment critiquée. Pour Narendra Modi, c’est une façon de rappeler aux États-Unis l’autonomie stratégique dont se prévaut l’Inde et que les bonnes relations avec Washington ne sont pas synonymes d’alignement ou de vassalisation.

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Tiraillées entre l’Inde et la Chine, les Maldives élisent un président proche de Pékin

Posted in Inde by odalage on 10 octobre 2023

Par Olivier Da Lage

Cet article est initialement paru le 10 octobre 2023 sur le site de l’IRIS

Le 30 septembre dernier, le président sortant des Maldives, Ibrahim Solih, a été battu au second tour du scrutin par Mohamed Muizzu. Ce dernier l’a nettement emporté avec 54 % des suffrages contre 46 % pour son adversaire malheureux, défait après cinq ans de pouvoir.

En dehors des spécialistes, qui peut donc s’intéresser aux péripéties de la vie politique de cet archipel de l’océan Indien, situé à plus de 600 kilomètres des côtes sud de l’Inde et composé de quelque 1 200 îles, dont 202 seulement habitées par une population n’excédant pas au total 400 000 habitants ?

Les gouvernements indien et chinois s’intéressent aux Maldives, et de très près. Car depuis une vingtaine d’années, les alternances au pouvoir à Malé (capitale des Maldives) ne déterminent pas seulement les choix politiques internes, mais concernent directement l’attitude à l’égard de Pékin et de New Delhi.

En 2008, les électeurs portent à la présidence Mohamed Nasheed, favorable à un lien étroit avec l’Inde. Cette dernière en profite pour conclure un accord en 2011 permettant l’installation de radars maritimes pour surveiller la navigation à proximité des 26 atolls du pays. En 2013 et après un coup d’État l’année précédente, c’est Abdulla Yameen qui est élu, prônant un rapprochement avec Pékin et mettant fin à la coopération avec Delhi. Les élections de 2018 voient en revanche le succès électoral d’Ibrahim Solih, désireux de renforcer les liens avec l’Inde. Quant au tout nouveau président Muizzu, il ne fait pas mystère de son tropisme chinois.

Naturellement, les orientations ne sont pas aussi binaires que cette présentation sommaire peut le laisser penser, mais au fond, les choix opérés par les gouvernements successifs correspondent bien à des zigzags rapprochant les Maldives de l’Inde lorsqu’elles s’éloignent de Pékin et inversement.

L’emplacement géographique de l’archipel en est évidemment l’explication. Les grandes puissances asiatiques ne se passionnent pas pour les ressources quasi inexistantes de ce petit pays, mais pour sa position stratégique sur l’une des principales voies de communication maritimes de l’océan Indien entre le détroit de Malacca et le golfe d’Aden, au sud-ouest de l’Inde et du Sri Lanka.

Vu de New Delhi, le pays relève de sa sphère d’influence d’une politique de voisinage élargi, à l’instar du Sri Lanka et davantage encore que les Seychelles ou les Maldives. Par voie de conséquence, des relations étroites avec Malé permettent de profiter de ce poste d’observation pour surveiller les navires transitant par la mer des Laquedives qui, au sud de l’Inde, relie le golfe du Bengale à la mer d’Arabie.

Symétriquement, Pékin y voit une menace pour son trafic maritime dans l’océan Indien, commercial ou militaire, empruntant cette route en direction et en provenance de l’Afrique ou de la mer Rouge.

Sous le président Yameen (2013-2018), les Maldives avaient rejoint la Belt and Road Initiative (BRI) – les nouvelles routes de la soie lancées par Xi Jinping –, bénéficiant d’importants prêts chinois. Il était même question d’installer sur certaines des îles de l’archipel une station d’observation « conjointe » avec la Chine. À l’inverse, son successeur Ibrahim Solih a conduit une politique dite d’« Inde d’abord », multipliant les partenariats en matière de défense avec l’Inde qui, pour sa part, avait entrepris de construire un port en eaux profondes sur l’atoll de Uthuru Thila Falhu, non loin de la capitale Malé.

« India Out »

La dimension militaire de cette présence indienne a suscité une vive opposition au sein d’une partie de la population. Elle a d’ailleurs été au cœur de la campagne électorale du vainqueur Mohamed Muizzu, dont le slogan « India Out » semble avoir convaincu une majorité de l’électorat. Le nouveau président, tout en se défendant d’être hostile à l’Inde, n’a pas perdu de temps pour mettre en pratique ses promesses de campagne et a déclaré dès les résultats proclamés qu’il entendait bien obtenir le départ des militaires indiens présents sur le territoire national.

Tandis que la Chine espère engranger les bénéfices du succès du candidat qui lui est proche, l’heure est à la réflexion au sein du gouvernement indien qui cherche à éviter de répéter les erreurs du passé. Les dirigeants indiens – tous partis confondus – n’ont pas toujours fait preuve de doigté à l’égard de leurs petits voisins, qu’il s’agisse du Népal, du Sri Lanka ou des Maldives. Certes, lorsqu’en 2014, l’usine de dessalement d’eau de mer de Malé est tombée en panne, menaçant soudainement la population, l’Inde a acheminé en moins de douze heures 1 200 tonnes d’eau potable, venant ainsi au secours de la population des Maldives. Mais la générosité financière et l’aide humanitaire ne suffisent pas à acheter la reconnaissance ou la loyauté de ces pays qui éprouvent parfois du ressentiment à l’égard de ce qu’ils considèrent comme l’hégémonie de leur grand voisin.

C’est pourquoi, loin de manifester ouvertement le dépit qu’il ressent très certainement, le Premier ministre indien Narendra Modi s’est au contraire empressé de féliciter Muizzu pour son élection. Quant à la presse indienne, elle souligne l’importance pour les Maldives du commerce avec l’Inde. Mais derrière les murs de « South Block » (le cœur du pouvoir à New Delhi), on se résigne à voir de nouveau un rapprochement s’opérer entre les Maldives et la Chine. Faute de pouvoir l’empêcher, la priorité consiste à faire en sorte que l’Inde perde le moins possible dans ce processus. Compte tenu de l’étroitesse des liens entre le président précédent et le gouvernement indien qui avait négligé de soigner ses relations avec l’opposition (désormais au pouvoir), ce ne sera pas simple.

C’est pourquoi dans le dossier des Maldives, faute de meilleures options, le maître-mot employé à New Delhi est désormais « pragmatisme ». Alors que les relations Chine-Inde connaissent leur nadir, le gouvernement indien ne peut plus se permettre de tout miser sur un seul camp politique parmi ses voisins, en l’occurrence les Maldives. Pour l’heure, les cartes sont détenues par le nouveau chef de l’État de l’archipel. Son intérêt n’est sans doute pas de se mettre entièrement dans la main de Pékin en rompant avec New Delhi, mais il n’a pas encore dévoilé ses intentions à plus long terme.

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La question sikhe place l’Inde et le Canada au bord de la rupture

Posted in Divers, Inde by odalage on 23 septembre 2023

Par Olivier Da Lage

Cet article est initialement paru sur Asialyst le 21 septembre 2023

Jusqu’où ira la crise diplomatique entre Ottawa et New Delhi ? À l’origine, l’assassinat en juin dernier près de Vancouver d’Hardeep Singh Nijjar, un ressortissant canadien d’origine indienne. Le Premier ministre Justin Trudeau soupçonne une implication d’agents indiens. Rejetant en bloc ces accusations, le gouvernement de Narendra Modi considérait Nijjar comme un terroriste militant du séparatisme sikh.

C’est une véritable bombe qu’a lâchée ce lundi 18 septembre Justin Trudeau sur la colline parlementaire d’Ottawa. Devant la Chambre des Communes, le Premier ministre canadien a déclaré que les services de renseignement enquêtaient sur des allégations « crédibles » selon lesquelles « un lien possible » existe entre des agents du gouvernement indien et le meurtre en juin dernier de Hardeep Singh Nijjar, un citoyen canadien, près de Vancouver, dans la province de Colombie-Britannique. Aussitôt, les principaux dirigeants de l’opposition canadienne ont exprimé leur indignation et se sont déclarés solidaires du gouvernement dans la recherche de la vérité sur cet assassinat.

Nijjar était certes canadien, mais il était aussi un militant sikh à la pointe du combat pour le Khalistan, un État séparatiste sikh que certains activistes veulent créer depuis les années 1980, accompagnant souvent cette revendication d’actes de violence. Pour les autorités de New Delhi, qui dénoncent de longue date la complaisance dont fait preuve, selon elles, le gouvernement d’Ottawa à l’égard des menées séparatistes sikhs, Hardeep Singh Nijjar n’était rien d’autre qu’un terroriste à l’encontre duquel l’Inde avait fait émettre par Interpol une « notice rouge ». La NIA (National Investigation Agency indienne) avait publié en juillet 2022 son adresse personnelle à Surrey (Colombie-Britannique) et mis sa tête à prix pour un million de roupies (un peu plus de 11 000 d’euros).

Dans la foulée de cette déclaration de Trudeau, la porte-parole du ministère canadien des Affaires étrangères annonçait l’expulsion d’un diplomate indien, présenté comme le responsable à l’ambassade du RAW (Research and Analysis Wing), les services secrets indiens. Sans tarder, New Delhi a rejeté ces accusations comme « absurdes et motivées » – sous-entendu : par des considérations électorales – et, à son tour, a déclaré persona non grata un diplomate représentant en Inde les services de renseignement canadiens. L’escalade s’est poursuivie avec la publication par le ministère canadien des Affaires étrangères d’un « conseil aux voyageurs » mettant en garde ses ressortissants se trouvant en Inde, auquel le ministère indien des Relations extérieures a répondu du tac au tac, appelant à la prudence ses nationaux au Canada face aux « discours de haine tolérés par les politiques ».

Comment a-t-on pu en arriver à ce point de rupture entre ces deux grandes démocraties ?

L’affaire n’est pas neuve en réalité. Elle s’explique par la présence au Canada d’une importante communauté sikhe – 770 000 personnes, soit 2,1 % de la population – parmi lesquels de nombreux activistes militant pour la création du Khalistan. Pendant des années, faute de pouvoir s’exprimer en Inde même, la contestation sikhe et la revendication autonomiste se sont développées à l’étranger, là où vivent d’importantes communautés, notamment au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada.

Pierre-Elliott Trudeau, le père de l’actuel chef du gouvernement, s’était déjà opposé en 1982 au gouvernement d’Indira Gandhi en lui refusant l’extradition d’un militant « khalistanais » considéré comme un terroriste par New Delhi. La Première ministre indienne avait ordonné en juin 1984 l’assaut de l’armée contre son leader charismatique d’alors retranché dans le temple d’or d’Amritsar, faisant de nombreuses victimes. Quatre mois plus tard, elle tombait sous les balles de ses propres gardes du corps, des sikhs.

Plus de trente ans après, l’histoire se répète avec son fils. Arrivé au pouvoir en 2015, un an après Narendra Modi en Inde, Justin Trudeau avait désigné quatre sikhs comme ministres et s’était alors publiquement vanté d’en compter davantage au sein de son gouvernement que Modi.

Entre Trudeau et Modi, des relations glaciales

La visite en Inde de Justin Trudeau en 2018 s’est avérée calamiteuse. Les autorités indiennes n’ont guère apprécié la présence dans sa délégation de sikhs connus pour leur soutien aux séparatistes khalistanais. Plus encore, elles ont été ulcérées par l’invitation au dîner officiel offert par Trudeau d’un militant condamné au Canada pour tentative de meurtre contre un ministre indien – l’invitation a été annulée devant le tollé. Cela ne s’arrange pas lorsqu’en 2020, Trudeau conseille au gouvernement indien de faire preuve de retenue face à la mobilisation des paysans indiens du Pendjab.

Et voilà que depuis plusieurs mois, les autorités d’Ottawa, au nom de la liberté d’expression, résistent aux demandes indiennes d’interdire un « referendum » sur l’indépendance du Khalistan que sont en train d’organiser des militants séparatistes dont Hardeep Singh Nijjar, celui-là même qui est assassiné en juin dernier dans une embuscade à la sortie du gurdwara (temple sikh) où il priait tous les dimanches.

Quelques jours avant le sommet du G20 à Delhi les 9 et 10 septembre, l’annonce par le Canada d’une suspension sine die des négociations sur un traité de libre-échange entre les deux pays était l’indice de sérieuses tensions entre Ottawa et New Delhi. Sur place, chacun a pu observer la froideur témoignée à Justin Trudeau par Narendra Modi. Les deux hommes s’en sont tenu à un échange de dix minutes au lieu d’une réunion bilatérale en bonne et due forme, contrairement au Britannique Rishi Sunak. Le bref échange fut suivi de la publication par les Indiens d’un compte rendu glacial mettant l’accent sur leurs exigences : la fin des menées séparatistes des militants khalistanais. De son côté, Trudeau aurait évoqué auprès de Modi les suspicions des enquêteurs canadiens quant à l’implication d’agents des services indiens dans l’assassinat de Nijjar.

À partir de là, faute d’être dans la confidence, on ne peut que tenter d’analyser ce qui est observable en surface à partir des déclarations et des comportements des uns et des autres. Avant le sommet, les Canadiens ont partagé leurs suspicions avec leurs quatre partenaires des « Five Eyes », cette alliance des Anglo-Saxons dans le domaine du renseignement comprenant les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Mais les quatre alliés d’Ottawa auraient refusé de rendre la chose publique avant le sommet. Après les déclarations de Trudeau devant la Chambre des Communes, les partenaires du Canada (à l’exception de la Nouvelle-Zélande) ont publiquement exprimé leur « préoccupation » à la suite de ses révélations, se gardant bien cependant de reprendre à leur compte ces accusations. On sait néanmoins que les services de renseignement canadien et américain coopèrent dans l’enquête.

Cet embarras des alliés les plus proches du Canada (pour ne rien dire du silence de Paris) est compréhensible : le sommet de Delhi avait illustré de façon exemplaire la volonté occidentale d’attirer l’Inde dans son orbite pour faire pièce à l’influence chinoise, au point de renoncer à une condamnation de l’agression russe en Ukraine dans le communiqué final pour permettre à Narendra Modi de se prévaloir de son adoption unanime grâce au savoir-faire diplomatique de l’Inde. C’est dire l’importance des enjeux de cette crise pour tout le monde : l’énormité de l’accusation émise par le Canada et ses implications risquent de remettre en question tout cet édifice patiemment construit ces dernières années et la fameuse « stratégie indopacifique » dont l’Inde est un acteur clé. Des comparaisons viennent immédiatement à l’esprit : l’assassinat en Turquie du journaliste saoudien Jamal Khashoggi par un commando envoyé sur l’ordre du prince héritier Mohammed ben Salmane, les exécutions (réussies ou ratées) d’ex-agents russes au Royaume-Uni par des agents du GRU (renseignements militaires). Si, à son tour, le leader incontesté de la plus grande démocratie du monde s’est livré à l’assassinat d’un dissident (ou terroriste, pour reprendre la terminologie indienne) sur le sol canadien, on change de dimension. Non que la RAW en soit incapable, bien au contraire. Elle a déjà procédé à de telles opérations clandestines, notamment au Pakistan et au Bangladesh, mais jamais sur le sol d’un pays occidental.

Nationalisme exacerbé

La réaction immédiate des Indiens, on l’a dit, a été un démenti cinglant. Mais il contraste avec la jubilation des internautes nationalistes indiens qui se félicitent que la « Nouvelle Inde » de Modi ait eu l’audace de frapper ses ennemis à l’étranger à la manière des Israéliens du Mossad. Sur X (ex-Twitter) et dans la presse, nombreux sont ceux qui dénoncent l’hypocrisie des Occidentaux qui ne se sont pas gênés pour éliminer Oussama ben Laden au Pakistan, qui sont intervenus maintes fois à l’étranger, que ce soit en Irak ou en Afghanistan (et à ce sujet, on aurait tort de sous-estimer le sentiment d’abandon et l’amertume des Indiens vis-à-vis des Occidentaux du fait de leur départ soudain du sol afghan avant la chute de Kaboul). Cela s’inscrit dans le contexte de la prolifération de chaînes de télévision ultranationalistes où des éditorialistes et des généraux en retraite ne cessent d’appeler à des interventions armées au Pakistan et ailleurs, et de la multiplication ces dernières années de films patriotiques glorifiant les commandos indiens ayant effectué des « frappes chirurgicales » en territoire pakistanais. Et dans cette affaire, en dépit de l’intense polarisation de la politique indienne, Modi peut compter sur le soutien patriotique de l’opposition.

En somme, que l’Inde ait ou non une responsabilité dans l’attentat, s’exprime dans tout le pays une fierté nationale d’assister à l’affirmation de la puissance indienne.

Certains commentateurs vont jusqu’à affirmer qu’en servant de base arrière aux terroristes et en justifiant l’inaction à l’encontre de ceux-ci sous couvert de liberté d’expression, le Canada est le nouveau Pakistan et devient une cible légitime pour des « frappes chirurgicales ».

Mais le Canada n’est pas le Pakistan. Il est membre de l’OTAN, voisin et partenaire étroit des États-Unis et a de puissants alliés. Ces derniers, comme on l’a vu, sont embarrassés car ces révélations risquent de compromettre le rapprochement avec l’Inde auquel ils tiennent tant. Autrement dit, grâce à la fermeté et à l’habileté de Narendra Modi, l’Inde d’aujourd’hui est en mesure de tenir tête victorieusement à l’Occident qui a davantage besoin d’elle que l’inverse. Il serait cependant présomptueux de prétendre, comme le font certains commentateurs indiens, que l’Inde a de ce fait réussi à isoler le Canada.

Même l’analogie avec la Russie et l’Arabie Saoudite ne saurait être complète : Skripal et Litvinenko étaient citoyens russes et Khashoggi avait un passeport saoudien. Hardeep Singh Nijjar était quant à lui citoyen canadien et il a été tué sur le sol de son pays. Ce n’est pas une mince différence.

À ce stade, de nombreuses questions restent ouvertes. Pourquoi Trudeau a-t-il mis ces accusations sur la place publique ? Réponse de l’un de ses ministres : il a voulu prendre les devants, l’information était sur le point de fuiter dans la presse.

Le chef du gouvernement canadien est-il en mesure de prouver ses assertions ? Peut-être pas devant un tribunal, mais il semble difficile d’imaginer qu’il se soit ainsi lancé sans que les services de renseignements canadiens disposent d’éléments convaincants, d’autant qu’ils ont été partagés avec ceux des autres membres des « Five Eyes », y compris la CIA. Un démenti de ses alliés serait dévastateur pour lui comme pour son pays.

S’agit-il de la part de Trudeau d’une manœuvre politique avant les prochaines élections au Canada ? Il a en effet toujours courtisé le vote sikh, notamment en Colombie-Britannique et au Manitoba. Mais c’est également le cas de tous les autres partis canadiens. Par ailleurs, la question peut s’adresser aussi au BJP à l’approche des élections législatives de l’année prochaine en Inde. L’actuelle flambée de nationalisme dans le pays ne peut que servir Narendra Modi.

Les esprits sont échauffés de part et d’autre. On assiste là à un conflit de deux souverainetés, ce qui ne laisse guère de place au compromis. Ce jeudi 21 septembre, le Canada a décidé de restreindre temporairement son personnel consulaire et diplomatique en Inde. De son côté, New Dehli a « suspendu » le traitement des visas indiens au Canada. Ottawa pourrait vite en faire autant, d’où la très vive inquiétude des nombreux étudiants indiens au Canada (320 000 environ) et de ceux qui s’apprêtent à y partir poursuivre leurs études.

D’ici là, il semble difficile de temporiser. Les bons offices de Washington seraient utiles, mais les parties y sont-elles prêtes ? La Maison Blanche souhaite-t-elle s’engager dans cette voie où les coups à prendre sont nombreux ? Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on vient d’apprendre que Joe Biden avait été pressenti pour être l’invité d’honneur de l’Inde lors de la « Journée de la République », le 26 janvier prochain.

Comme l’écrit le journal The Hindu dans son éditorial du 20 septembre, compte tenu du soutien public reçu par Trudeau de la part de ses adversaires politiques et possibles successeurs, la crise entre l’Inde et le Canada semble être là pour durer.

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Le sommet du G20 à New Delhi : une affaire de prestige pour l’Inde et Narendra Modi

Posted in Inde by odalage on 7 septembre 2023

Par Olivier Da Lage

Cet article est initialement paru sur le site de l’IRIS le 7 septembre 2023.

Pour la première fois depuis la création du G20 en 1999, un sommet se conclura vraisemblablement sans communiqué final mais par une simple déclaration de la présidence indienne. Certes, on ne peut exclure un compromis de dernière minute, comme à Bali l’an dernier au terme de la présidence indonésienne, où la formulation indienne sur la guerre en Ukraine avait fini par faire consensus. Mais tout au long de l’année écoulée, les positions se sont sensiblement durcies de part et d’autre, empêchant l’adoption de tout communiqué lors de chacune des réunions ministérielles thématiques. La raison en est toujours la même : les Occidentaux insistent sur des paragraphes condamnant l’invasion russe de l’Ukraine, tandis que Russie et Chine s’y opposent résolument.

Au cours du premier semestre, l’Inde voulait également éviter toute référence à ce conflit européen qui ne relève pas, selon elle, des compétences du G20. Elle en voulait particulièrement aux membres du G7, accusés de vouloir faire capoter la présidence indienne. Sa position a évolué au début de l’été et New Delhi s’est alors employée, sans succès, à convaincre Moscou et Pékin de faire un pas en direction d’un compromis.

Pour l’Inde, et tout particulièrement pour le Premier ministre Narendra Modi qui en a fait une affaire de prestige, la situation est particulièrement frustrante et il s’agit à tout prix de sauver la face, car la barre a été placée très haut par le gouvernement indien. Depuis le début de la présidence indienne en décembre 2022, les artères de toutes les métropoles du pays sont couvertes d’affiches et de banderoles géantes à l’effigie de Narendra Modi martelant la devise de cette présidence : « Une terre, Une famille, Un avenir ». Des mois durant, les médias nationaux ont présenté cette présidence tournante comme si, pour une année, l’Inde était de fait à la tête des vingt pays composant cet organisme et donnait le « la » aux dix-neuf autres. Rien de tel n’avait été suggéré l’an passé s’agissant de l’Indonésie qui présidait alors le G20.

D’ailleurs, initialement, ce n’est pas l’Inde qui devait exercer la présidence 2023. Selon l’ordre alphabétique, cette responsabilité aurait dû lui revenir en 2018, avant l’Italie. Mais, à la suite de différentes permutations, c’est finalement en 2023, après l’Indonésie et avant le Brésil que cette responsabilité lui a échu. Pour Narendra Modi qui doit affronter au printemps 2024 des élections qui, en cas de succès, lui confieraient un troisième mandat de cinq ans, cette présidence le place dans une situation avantageuse avant la campagne électorale proprement dite. Cette même année, du reste, le hasard des rotations a fait que New Delhi était également à la tête de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) au sein de laquelle l’influence chinoise est prépondérante. L’Inde est également le « I » des BRICS, qui viennent de décider, lors de leur sommet de Johannesburg, de s’élargir à six nouveaux pays. L’Inde s’en est officiellement félicitée, mais avec un manque d’enthousiasme certain, New Delhi – comme Brasilia – y voyant une dilution de son influence au profit de la Chine.

Pour l’Inde, qui a substitué le « multi-alignement » au moribond « non-alignement », l’objectif de rééquilibrer les institutions internationales reste plus actuel que jamais. Elle partage cet objectif avec la plupart des pays du « Sud global » dont elle se veut le porte-parole. Mais cette ambition vient buter d’une part sur la mauvaise volonté évidente des Occidentaux à céder le pouvoir dont ils disposent actuellement – quelles que soient les promesses à la sincérité discutable d’aider l’Inde à siéger comme membre permanent dans un Conseil de sécurité élargi – et d’autre part sur la rivalité croissante avec la Chine et la dépendance toujours plus grande de sa quasi-alliée de toujours, la Russie, vis-à-vis de cette même Chine.

Les relations entre Pékin et New Delhi n’ont jamais été simples, mais depuis quatre ans et les affrontements meurtriers entre soldats indiens et chinois à Galwan sur la frontière himalayenne, les tensions n’ont pas baissé, bien au contraire. L’armée de libération populaire chinoise occupe une partie du Ladakh – ce que le gouvernement indien ne reconnaît pas officiellement – et empêche effectivement l’armée indienne de patrouiller dans les secteurs où elle le faisait précédemment. Certes, à Johannesburg, Xi Jinping et Narendra Modi se sont brièvement rencontrés et ont affirmé leur volonté d’accentuer leurs efforts pour permettre un désengagement militaire de part et d’autre de la LAC (Line of Actual Control), faisant fonction de frontière sur les crêtes de l’Himalaya. Mais l’ambassade de Chine a peu après fait savoir, dans un communiqué humiliant pour Narendra Modi, que la rencontre avait eu lieu à la demande de la partie indienne.

Quelques jours plus tard, le gouvernement chinois publiait une carte officielle incluant dans son territoire l’État indien d’Arunachal Pradesh, que la Chine n’a jamais reconnu comme faisant partie de l’Union indienne, provoquant de vives réactions à New Delhi (et d’ailleurs, dans quelques autres pays également affectés par ce révisionnisme frontalier chinois). Dans la foulée, Pékin laissait entendre que le président Xi Jinping ne serait sans doute pas présent au sommet de New Delhi et se ferait représenter par le Premier ministre Li Qiang.

C’est un camouflet pour le Premier ministre Narendra Modi (Xi Jinping était présent l’an dernier à Bali, contrairement à Vladimir Poutine qui, cette année encore, est retenu à Moscou en raison de la guerre en Ukraine). Il faudra donc à Narendra Modi faire bonne figure et déployer tout son talent – qui est grand – pour présenter comme un succès l’issue du sommet qui, à ce stade, s’annonce décevante au regard des annonces passées.

Sur le plan intérieur, cela ne devrait pas constituer un problème : selon l’étude publiée fin août par le Pew Research Institute, sa popularité atteint 79 % parmi les Indiens qui sont également 68 % à penser que l’influence de leur pays dans le monde a progressé ces dernières années. Cependant, cette opinion est loin d’être partagée dans les 22 autres pays où la question a été posée : même parmi ceux dont la population est la plus favorable à l’Inde, la réponse à cette question n’est positive que pour 28 % en moyenne.

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L’Inde invitée d’honneur du 14 juillet : le succès du « multialignement » ?

Posted in Inde by odalage on 15 juillet 2023

par Olivier Da Lage

La version originelle de ce texte est parue sur le site de l’IRIS le 11 juillet 2023

Alors que l’attention des Occidentaux est focalisée sur l’Europe depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, Emmanuel Macron convie cette année le Premier ministre indien Narendra Modi à la cérémonie du 14 juillet en qualité d’invité d’honneur. L’an passé, il avait mis à l’honneur les nations de l’est de l’Europe, dont les troupes avaient défilé aux côtés de l’armée française en signe de solidarité. Comment comprendre la décision française de se tourner vers l’Inde pour cette cérémonie hautement symbolique ? Quelles sont les ambitions diplomatiques de Delhi vis-à-vis de la France et du reste du monde ? Le point avec Olivier Da Lage, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’Inde.

Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il décidé de faire de l’Inde l’invité d’honneur de la cérémonie du 14 juillet cette année ? Peut-on y voir une volonté de renouer avec le « Sud global » et la région indopacifique, tous deux mis de côté avec la guerre en Ukraine ?

On peut discerner trois raisons complémentaires qui auraient pu décider Emmanuel Macron à faire de l’Inde l’invité d’honneur de la France :

  • l’intensification du partenariat stratégique avec l’Inde ;
  • la vision française de l’Indo-Pacifique ;
  • le souci de soigner l’un des principaux acteurs du « Sud global ».

Le partenariat stratégique avec New Delhi est déjà ancien : en 1982, François Mitterrand et Indira Gandhi ont conclu un accord pour la livraison de quarante Mirage 2000, qui ont plus tard été modifiés en Mirage 2000-5. En 1998, Jacques Chirac, contrairement à d’autres dirigeants occidentaux, notamment les responsables américains, s’est refusé à condamner les essais nucléaires indiens et a fait passer le message au Premier ministre Atar Behari Vajpayee que la France comprenait et partageait la conception indienne d’autonomie stratégique, et voyait dans les essais indiens le pendant de la force de frappe française. Dans les années 2000, six sous-marins de conception française Scorpene sont assemblés dans les chantiers navals de Bombay.

En 2015, Narendra Modi et François Hollande se sont mis d’accord pour la livraison rapide de 36 Rafale prêts à l’utilisation. La même année, dans la foulée du sommet du Bourget de l’année précédente au cours duquel le Premier ministre Modi, abandonnant les objections indiennes, avait permis à la COP-21 de parvenir à un accord, Hollande et Modi ont inauguré de concert en Inde le siège de l’Alliance solaire internationale dont la France et l’Inde sont les cofondateurs. Peu après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017, Narendra Modi qui se trouvait en Europe, a décidé de façon impromptue de faire un crochet par Paris pour faire connaissance avec le nouveau chef de l’État français. Un an plus tard, Emmanuel Macron se rendait en visite en Inde et, s’il rencontrait quelques opposants, se refusait à prendre la parole publiquement sur la situation des minorités religieuses comme le lui demandaient avec insistance plusieurs ONG et intellectuels français et indiens. Recevant Narendra Modi au château de Chantilly en août 2019 avant le sommet du G7 auquel il l’avait convié, le président Macron se garda bien de critiquer la révocation de l’autonomie du Cachemire que venait de décider le gouvernement indien deux semaines auparavant.

Comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron voit en l’Inde un énorme marché potentiel dont l’économie croît d’environ 6 % par an. Il y voit également et un partenaire stratégique dans le continent asiatique où la présence de la France n’est pas à la hauteur de ses espérances. Or, l’Inde trouve également son intérêt dans ce partenariat, et le fait savoir publiquement depuis quelques années déjà. Il y a donc eu, à la fois à Paris et New Delhi, une accélération de cet intérêt réciproque des deux pays l’un pour l’autre.

Côté indien, quel intérêt Narendra Modi tire-t-il de ce rapprochement ? Doit-on s’attendre à des discussions sur la Chine, celles-ci ayant été amorcées en septembre 2022 par Catherine Colonna lors de sa visite à Delhi ? Qu’en est-il de l’armement, la France constituant le deuxième fournisseur d’armes de l’Inde après la Russie ?

Dans son livre The India Way paru en 2020, dans lequel le chef de la diplomatie indienne depuis 2019 Subrahmanyam Jaishankar (lui-même diplomate professionnel expérimenté) synthétise la doctrine indienne actuelle en matière de politique étrangère. La France est évoquée comme un « partenaire stratégique critique ». Comme évoqué précédemment, le partenariat franco-indien est déjà ancien, notamment dans le domaine militaire. Cependant,il y a une volonté claire de la part des autorités indiennes actuelles de l’approfondir pour plusieurs raisons : pour s’affranchir progressivement de la dépendance à l’égard des armements russes sans se retrouver dans un tête-à-tête trop exclusif avec les États-Unis ; mais aussi car la France proclame rituellement son attachement aux droits de l’homme partout dans le monde tout en se gardant bien dernièrement de mettre en cause ses partenaires proches, qu’ils se trouvent au Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie ; enfin, le partage d’un discours de « non-alignement », même si le terme est désormais désuet et sa pratique effective discutable. Des contrats d’armement devraient être discutés, et peut-être annoncés au cours de la visite. On peut notamment évoquer la livraison de 26 Rafale-M pour le porte-avion indien Vikrant, la construction en Inde de moteurs d’avion avec transferts de technologie, et la fabrication dans l’arsenal de Bombay de nouveaux Scorpene destinés cette fois à l’exportation.

Une approche comparable de l’Indo-Pacifique les rapproche également, dans la mesure où ni la France ni l’Inde n’envisagent ce concept autrement que comme une coopération ad hoc au sein d’un ensemble au cadre général, mais pas trop contraignant. Cette coopération ne consisterait surtout pas en une alliance militaire comme on le souhaiterait à Washington : c’est ce que récuse absolument la communauté stratégique indienne, qu’il s’agisse des politiques, des diplomates des militaires, ou des universitaires et éditorialistes. De ce point de vue, et quelle que soit l’hostilité personnelle de Narendra Modi à l’encontre du premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante Jawaharlal Nehru, sa politique dans ce domaine est parfaitement nehruvienne.

S’agissant de la Chine, il est vraisemblable qu’Indiens et Français vont échanger leurs points de vue. Emmanuel Macron, qui était voici peu à Pékin, pourra partager son approche avec Modi. Mais si la situation reste très tendue sur la frontière himalayenne entre les deux géants asiatiques, l’Inde ne cherche pas la confrontation (qu’elle serait bien en peine de remporter) et la France ne peut ni ne souhaite à l’évidence se mêler d’un conflit auquel aucune des parties ne l’a d’ailleurs conviée.

Entre présidence du G20 et de l’Organisation de coopération de Shanghai, sommet des BRICS à venir, rapprochement avec la Russie et réception en grande pompe aux États-Unis en juin dernier, la diplomatie indienne semble particulièrement dynamique. Le « multialignement » propre à l’Inde a-t-il de l’avenir ?

Narendra Modi fait grand cas de toutes les occasions de déployer un activisme diplomatique, d’autant plus que l’effet d’affichage (au propre comme au figuré) est évident en Inde à un an des élections générales du printemps 2024 : des affiches géantes, des publicités gouvernementales dans les journaux et une omniprésence sur les chaînes de télévision d’information continue martèlent que l’Inde est « la mère de la démocratie » et que sous l’impulsion de Modi, elle est un vishwa guru (l’enseignant du monde). Cet activisme est d’autant plus nécessaire que New Delhi ne se fait plus guère d’illusions sur le sort de sa demande récurrente de rejoindre les membres permanents du Conseil de sécurité.

La présidence du G20 et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) par l’Inde en 2023 est mise en avant, laissant entendre que New Delhi dirige effectivement ces organisations, alors qu’il s’agit d’une présidence tournante. De fait, la guerre en Ukraine a empêché l’Inde de produire des communiqués communs lors des rencontres ministérielles, et on voit mal ce qui pourrait changer lors du sommet de septembre. Quant au sommet (virtuel) de l’OCS qui vient de se tenir, la présidence indienne a refusé de reprendre à son compte certains paragraphes sur les nouvelles routes de la soie auxquels tenait naturellement la Chine. Pourtant, si l’on fait la part de l’esbroufe, le refus de condamner la Russie après l’invasion de l’Ukraine, qui a tant irrité les Occidentaux, s’est avéré payant : New Delhi achète le pétrole russe à prix sacrifiés, ce qui permet de contenir l’inflation. Quant aux Américains et aux Européens, ils ont trop besoin de l’Inde face à la Chine pour lui appliquer les sanctions secondaires dont sont menacés nombre d’États de moindre importance. Le succès de la visite d’État à New York et Washington de Narendra Modi, pour qui les Américains ont mis les petits plats dans les grands, et son invitation à la tribune du défilé du 14 juillet à Paris, montrent assez le rôle de pivot que joue l’Inde aujourd’hui.

Pour l’instant, ce funambulisme diplomatique, appuyé sur la première population mondiale et une croissance économique soutenue, fonctionne. Savoir en revanche jusqu’où l’Inde pourra jouer sur tous les tableaux sans risquer d’y perdre un jour en étant contrainte de lever l’ambiguïté est en revanche bien difficile à prédire.

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Un monde s’écroule

Posted in Moyen-Orient by odalage on 8 Mai 2023

Par Olivier Da Lage

Nous sommes le 18 décembre 1989. Je suis à Mascate, la capitale du sultanat d’Oman qui accueille la réunion annuelle des six chefs d’État du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Depuis sa création en mai 1981 à Abou Dhabi, j’ai couvert presque tous les sommets du CCG, mais alors que je m’étais déjà rendu à plusieurs reprises dans toutes les autres monarchies du Golfe, je n’avais encore jamais mis les pieds sur le territoire omanais. Autrement dit, au-delà des discussions diplomatiques propres à ce sommet, c’est surtout Oman qui m’intéresse.

J’ai pu avoir quelques rendez-vous avec des ambassadeurs en poste à Mascate, mais aujourd’hui, je suis assis dans le bureau de Tony Ashworth, conseiller pour la presse étrangère du ministre de l’information, et j’en suis tout émoustillé. Si son nom ne vous semble pas très omanais, c’est qu’il ne l’est pas. Ashworth est un sujet britannique et il conseille le sultan Qabous depuis le milieu des années 70. Mais chaque chose en son temps : il convient de présenter l’homme qui me fait face, derrière son bureau, où m’a introduit sa secrétaire de toujours, une certaine Rosemary dont j’ai égaré le nom de famille.

[Pour les éléments biographiques qui suivent, je me réfère à l’excellent livre de John Beasant, Oman : The True-Life Drama and Intrigue of an Arab State, Mainstream Publishing, 2002]

 Né en 1921, Anthony Clayton Ashworth s’engage dans l’armée britannique à l’âge de 20 ans. Il en sort en 1962 avec le grade de major des Hussards de la Reine et rejoint la carrière diplomatique qui lui servira de couverture pour son véritable employeur, le MI6. La centrale d’espionnage l’envoie l’année suivante combattre les révolutionnaires à Aden où il restera jusqu’à l’indépendance du territoire en 1967 (les révolutionnaires gagnent parfois), puis il rejoint un autre territoire britannique, Hong Kong (que la Couronne devra à son tour quitter, mais bien plus tard). Retour à Londres avant de repartir cette fois à Beyrouth, et en 1974, il est envoyé dans le Dhofar, la riche et turbulente province occidentale du sultanat d’Oman en pleine rébellion contre Mascate, pour assister un « diplomate » britannique chargé de conseiller sur l’avenir du Dhofar le tout jeune sultan qui a renversé son père quatre ans auparavant.

Son autorité (militaire) et son sens de l’organisation sont remarqués à la Cour de Mascate et on lui propose un poste de conseiller de presse auprès du sultan. Le Foreign Office ne fait rien pour le retenir, et le MI6 encore moins : il est toujours utile d’avoir l’un des siens au cœur du pouvoir omanais. Chargé de la presse étrangère, il a la haute main sur les visas et les accorde au compte-gouttes. Les journalistes présumés hostiles se voient systématiquement refuser l’entrée du territoire, quant aux autres, ils sont sous étroite surveillance et savent ce qu’ils doivent (et ne doivent pas) écrire s’ils ont l’intention de revenir un jour dans le pays.

Son bureau, de taille modeste et meublé à l’anglaise, ne rend pas justice à sa réputation. Devant moi, l’impitoyable espion-conseiller de presse revêt le déguisement d’un vieux monsieur fatigué qui s’interrompt poliment pour laisser le temps à Rosemary de déposer un plateau avec deux tasses et une théière couverte d’un tea cosy.

Surmontant mon appréhension, je pose quelques questions sur Oman et le Conseil de coopération du Golfe auquel il répond d’une façon qui m’apparaît mécanique : il a dû, cent fois ou davantage, expliquer la position omanaise sur l’Iran, le Golfe les Américains, et de fait, rien de ce qu’il dit n’est très nouveau pour moi. On passe à l’Irak, puis au Yémen du Sud, le turbulent voisin révolutionnaire avec lequel une route, perçant la montagne en un défilé artificiel, vient d’être inaugurée (je l’ai moi-même visitée quelques jours auparavant).

Tony Ashworth s’interrompt pour me poser une question.

– Avez-vous suivi ce qui se passe en Roumanie ?

J’ai, en effet, entendu parler des manifestations contre la terrible Securitate qui se produisent depuis deux jours à Timisoara et tout le monde a souligné que les manifestants ne semblent pas impressionnés par la répression policière, ce qui apparaît impensable dans l’une des dictatures les plus féroces d’Europe de l’Est. Le mois précédent, le mur de Berlin est tombé et visiblement, cela donne des idées à d’autres. C’est certain, cet anticommuniste viscéral qui a passé toute sa vie de militaire et d’espion à combattre les Soviétiques et leurs alliés va maintenant se réjouir bruyamment de ce tournant de l’Histoire qui lui donne enfin raison.

Mais non. Rien n’aurait pu me préparer à ce qui a suivi. Je reproduis ici les notes que j’ai prises frénétiquement afin de ne rien oublier de cet extraordinaire moment.

Tony Ashworth :

« Ce qui se passe est terrible. L’effondrement apparent des systèmes communistes à l’Est menace de faire s’effondrer la discipline sociale. À l’Ouest, tant qu’il y avait une menace soviétique, les libéraux de gauche n’osaient pas s’en prendre aux gouvernements en place. Plus rien ne les retient à présent. À l’Est, on ne craint plus la police qui exerçait un certain contrôle sur les mœurs. Maintenant, les pays d’Europe de l’Est risquent d’emprunter à l’Occident ses pires défauts : la liberté sexuelle, la violence dans les rues, la drogue, le fait de s’habiller de façon débraillée. Maintenant, on s’habille n’importe comment pour aller dîner ; avant, on mettait un costume. Ce n’était peut-être pas confortable, mais on respectait une certaine discipline sociale. À Oman, il y a une discipline sociale ! Nous n’avons pas de touristes qui font l’amour sur les plages ! ».

L’imprécateur se tait. Il n’est pas en colère, il n’est même pas vindicatif. Il est découragé, impuissant.

Son combat de toute une vie est en train de triompher mais il a le visage d’un vaincu. Sa raison de vivre s’est évadée sans lui en demander la permission. Elle déclare forfait, et lui, manifestement s’apprête à en faire autant. S’il n’y a plus personne à combattre, à quoi bon combattre. Mieux : ces ennemis, ces adversaires, il vient d’exprimer spontanément tout le respect qu’il avait pour eux. Des valeurs partagées, même. Ils n’étaient pas dans le même camp, mais il est évident qu’au fond, il avait davantage en commun avec eux qu’avec ceux qu’il était censé protéger. Y a-t-il pire, au soir de sa vie, que de perdre son idéal ?

Me reviennent en mémoire, en vrac, différents éléments qui semblent se rattacher à ce dont je viens d’être le témoin estomaqué. Le capitaine Drogo, dans le Désert des Tartares, lorsque vient l’heure de la retraite et qu’il s’apprête à quitter la forteresse lointaine où il a passé toute sa vie à guetter l’envahisseur auquel personne ne croyait, voit, avant de partir, à quel point les Tartares sont désormais près de leur but. Mais il ne sera plus là lorsqu’ils attaqueront. (Bon, là, c’est vrai, les Tartares semblent renoncer à attaquer). Ou encore, quelques années plus tôt, Gueorgui Arbatov, le directeur de l’Institut des États-Unis et du Canada, un proche de Gorbatchev, qui déclarait au magazine Time : « Nous allons vous faire quelque chose de terrible. Nous allons vous priver d’ennemi ! ». C’est tout à fait ça. Plus d’ennemi, plus de combat, et donc plus besoin de combattant.

Tony Ashworth, qui a continué à conseiller le sultan Qabous après cela, est probablement décédé aujourd’hui (si c’est le cas, je n’ai pas trouvé la date de son décès. Sinon, il a près de 102 ans).

Mais le monde dans lequel il vivait, lui, est mort en décembre 1989.


Voir aussi :

Le jour où l’ambassadeur d’Arabie Saoudite m’a menacé (14 octobre 2018)

Réflexions sur un scoop inutile (13 avril 2022)

L’enterrement de Khomeiny (1997)

L’Inde, un géant fragile

Posted in Inde by odalage on 27 septembre 2022
Mon dernier livre sur l’Inde, paru le 15 septembre 2022 aux Éditions Eyrolles

Dans les médias

Découvrir des extraits du livre.

Une semaine d’actualité sur RFI (Pierre-Edouard Deldique), émission du 8 octobre 2022.

Asialyst (Patrick de Jacquelot), 15 octobre 2022.

Le livre international sur RFI (Joris Zylberman), 29 octobre 2022.

Géopolitique, le débat sur RFI, animé par Marie-France Chatin, avec Jean-Luc Racine et Christophe Jaffrelot, émission du 30 octobre 2022.

Revue Conflits (Tigrane Yégavian), 30 décembre 2022.

Le Monde Diplomatique (Eugène Berg), janvier 2023.

Realpolitik à temps partiel

Posted in Moyen-Orient by odalage on 1 août 2022

Par Olivier Da Lage

Cet article est paru initialement le 31 juillet 2022 sur le site Paroles d’actu.

Et si, en fin de compte, Donald Trump avait raison  ? Il m’en coûte de l’écrire, mais il y a du vrai dans ce qu’il dit de l’émotion provoquée par le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018. Se confiant au Wall Street Journal dans un entretien publié le 26  juillet dernier, l’ancien président américain affirme  : «  Personne ne m’en a parlé depuis des mois. Je peux dire qu’en ce qui concerne Khashoggi, ça s’est vraiment calmé  ».

Difficile de lui donner tort lorsqu’on voit les puissants de ce monde reprendre le chemin de l’Arabie pour rencontrer celui que la CIA a présenté comme l’instigateur de l’assassinat de Khashoggi  : Emmanuel Macron, premier dirigeant occidental à se rendre en Arabie depuis 2018, a été reçu par Mohammed ben Salman (MbS), prince héritier et homme fort du royaume, en décembre dernier. Il y a été suivi par Recep Tayyip Erdogan en avril dernier et voici deux semaines par le président américain Biden, qui le considérait comme un paria naguère encore.

Et voilà qu’à l’invitation du président Macron, MbS, tout droit arrivé d’Athènes, était à son tour reçu à l’Élysée en cette fin juillet, pour une visite de travail que la France a tenté de garder discrète, mais révélée par les Saoudiens. Visite de travail et non pas d’État, assuraient alors les conseillers élyséens pour tenter d’atténuer les inévitables commentaires critiques. Ce qui n’a pas empêché, en fin de compte, de dérouler le tapis rouge pour MbS et d’assumer tardivement, mais crânement une visite destinée à garantir l’approvisionnement en énergie des Français dans le contexte de la guerre en Ukraine imposée par la Russie.

Emmanuel Macron est donc le premier dirigeant du G7 à être allé en Arabie rencontrer Mohammed ben Salman et le premier à l’avoir reçu officiellement depuis le meurtre de Khashoggi il y a moins de quatre ans. La réinsertion du prince héritier saoudien est en marche et la France y contribue fortement.

Lors du «  dîner de travail  », les médias n’étaient pas conviés et aucune photo n’a été diffusée par la partie française. Il a fallu attendre le milieu de matinée le lendemain pour que l’Élysée publie un long communiqué (trois pages) sur la rencontre Macron-MbS. Une longue nuit de réflexion a manifestement été nécessaire pour se mettre d’accord sur ce que l’on pouvait, ce que l’on devait dire sur cette rencontre. Pendant que phosphoraient les conseillers élyséens, Mohammed ben Salman était retourné dormir dans sa demeure de Louveciennes, un château de quelque 7  000  m2 sis au milieu d’un parc de 23 hectares et restauré à son goût par un architecte qui se trouve être le cousin de Jamal Khashoggi.

Dans ce communiqué, on trouve un passage éloquent sur «  la guerre d’agression (…), son impact désastreux sur les populations civiles et ses répercussions sur la sécurité alimentaire  ». En lisant attentivement, on prend conscience qu’il ne s’agit pas de la guerre que l’Arabie mène au Yémen depuis mars  2015 et qui a fait près de 400  000 morts et infiniment plus de blessés, mais de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Soit. De la guerre au Yémen, il est pourtant question quelques paragraphes plus loin, mais sur un tout autre ton  : «  Au sujet de la guerre au Yémen, le Président de la République a salué les efforts de l’Arabie saoudite en faveur d’une solution politique, globale et inclusive sous l’égide des Nations Unies et marqué son souhait que la trêve soit prolongée.  ». Il aurait été du plus mauvais goût de froisser son hôte, que l’on sait susceptible, en rappelant les causes et les effets de cette guerre, comme on venait de le faire à propos de la Russie.

Et pour qu’il ne soit pas dit que le sujet des droits de l’Homme a été omis, le dernier paragraphe vient remettre les choses à leur juste place  : «  Dans le cadre du dialogue de confiance entre la France et l’Arabie saoudite, le Président de la République a abordé la question des droits de l’Homme en Arabie  ».

La lecture de ces trois pages achevée, on doit se pincer pour se convaincre que ce texte émane bien de l’Élysée et non du Gorafi.

Le président français fait ce qu’il faut pour défendre les intérêts de la France, soulignent ses partisans qui font valoir que l’Europe étant privée d’une grande partie, et peut-être bientôt de la totalité du pétrole et du gaz russes, il faut bien trouver des sources d’énergie alternatives et si cela passe par l’invitation de MbS, quels que soient les griefs que l’on puisse éprouver à son encontre, ainsi soit-il.

Cela peut s’entendre. Il est vrai que les hydrocarbures ne gisent pas nécessairement dans le sous-sol de démocraties à notre image et que l’on doit savoir faire preuve de pragmatisme, sauf à opter pour la pénurie d’essence, l’arrêt des industries et le froid pendant l’hiver. Résoudre ce genre de contradictions est même au cœur de l’action diplomatique. Certains appellent cela la Realpolitik, le terme allemand venant de la politique froide et efficace appliquée par Bismarck à la fin du XIXe  siècle. Plusieurs adages viennent l’illustrer  : «  les États n’ont ni amis permanents, ni ennemis permanents, seulement des intérêts permanents  » (Lord Palmerston) que traduit également le mantra de la République française depuis de Gaulle  : «  La France ne reconnaît pas les gouvernements, seulement les États  ». Cette école réaliste a de fameux adeptes dans le monde contemporain, l’Américain Henry Kissinger en est le plus illustre. En France, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine semble également se rattacher à ce courant de pensée.

Au fond, la Realpolitik, pourquoi pas  ? La France ne s’est pas toujours montrée si regardante dans ses relations passées avec les pays du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie. C’est dans une très large mesure ce qui a garanti son rôle international et sa (relative) indépendance énergétique.

Mais ça, c’était avant. Du temps de De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, de Mitterrand. L’État, monstre froid, était assumé sans état d’âme. Avant l’apparition du «  droit d’ingérence  » qui a conduit la diplomatie française à participer ou même entreprendre des interventions militaires au nom de la défense des droits humains, invoquant régulièrement son statut de «  patrie des droits de l’Homme  ». Certains juristes relativisaient ces proclamations morales en faisant remarquer que la France était surtout la patrie de la «  Déclaration des droits de l’Homme  », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Évidemment, d’autres s’en étaient aussi rendu compte et interpellaient régulièrement Paris sur sa propension à donner des leçons à certains (Iran, Venezuela, Birmanie, divers pays africains et autres) tout en détournant le regard lorsqu’il s’agissait de pays fournissant des hydrocarbures ou clients de ses industries d’armement (Emirats arabes unis, Qatar, Arabie saoudite, Égypte, Inde, entre d’autres) et parfois les deux, comme dans le cas de l’Arabie.

Ce grand écart nourrit l’accusation de pratiquer une politique de «  deux poids deux mesures  » (double standard en anglais). Pour échapper à ce reproche, il n’existe qu’une alternative  : fonder la diplomatie sur les droits humains, en acceptant les conséquences adverses notamment sur le plan économique, ou y renoncer et pratiquer une politique réaliste (ou cynique, selon le point de vue adopté) et récupérer ainsi en efficacité ce que l’on perd en posture morale. Les deux points de vue sont également défendables, mais séparément. En ce domaine, le «  en même temps  » ne produit que des inconvénients.

Opter pour une démarche réaliste ne manquerait pas de susciter de nombreuses critiques (au surplus généralement justifiées). Mais cela permettrait de mettre fin à l’accusation parfaitement fondée de pratiquer une morale à géométrie variable qui permet à un ministre des Affaires étrangères de délivrer des brevets de démocratie à l’Égyptien Sissi «  parce qu’il y a des élections  ». Or, tout observateur du déclin de l’influence française, en Afrique et ailleurs, ne peut manquer de relever que cette «  hypocrisie  » reprochée aux Occidentaux en général et aux Français en particulier est au cœur du sentiment antifrançais qui s’est développé ces dernières années, au profit des Chinois et plus récemment des Russes.

Assumer une politique réaliste est un choix à la fois légitime et respectable.  Mais en ce cas, la Realpolitik doit se pratiquer en bloc, pas à temps partiel. N’est pas Metternich qui veut.

Réflexions sur un scoop inutile

Posted in Journalisme, Moyen-Orient by odalage on 13 avril 2022

Par Olivier Da Lage

Depuis plus de quarante ans que je pratique le journalisme, j’ai fait toutes sortes de choses : très intéressantes, moyennement intéressantes et pas intéressantes du tout. Il m’est arrivé – parfois, pas très souvent – de publier des informations exclusives, ce qu’on appelle des scoops. La vérité oblige à dire que dans la plupart du temps, ce n’est un scoop que parce que l’on grille la concurrence de quelques heures, voire de quelques dizaines de minutes. C’est toujours satisfaisant pour l’amour-propre mais si l’on y réfléchit bien, dans la plupart des cas, cela n’a pratiquement aucune importance. Je n’en ai donc pas gardé le souvenir, à une exception près.

Je n’exagère pas en affirmant que ce scoop est ce dont je suis le plus fier à l’échelle de ma carrière journalistique. Son autre caractéristique est qu’à part moi, personne ne s’en souvient plus alors qu’il aurait pu changer la face du monde. J’exagère ? Voire ! Le 20 juillet 1990, dans deux papiers différents diffusés sur l’antenne de RFI, j’ai indiqué qu’il y avait une probabilité élevée d’une intervention militaire irakienne au Koweït. Le 20 juillet, autrement dit treize jours avant l’invasion, mais également cinq jours avant la fameuse rencontre entre Saddam Hussein et l’ambassadrice américaine April Glaspie que les tenants de la théorie du piège (الفخ) considèrent comme le moment où les États-Unis ont sournoisement fait croire au président irakien qu’ils ne bougeraient pas en cas d’invasion, afin de mieux casser le seul régime arabe qui leur tenait tête. Cinq jours avant.

Je ne suis pas voyant et je ne disposais pas d’accès aux documents secrets de la CIA ni d’un quelconque autre service de renseignements. Mais des informations, il y en avait. Il suffisait de les réunir et de les analyser.

Pour moi, tout commence le 17 juillet 1990, à la lecture d’une dépêche de l’Agence France Presse (AFP), qui cite quelques extraits d’un discours prononcé par le chef de l’État irakien à l’occasion du onzième anniversaire de son arrivée au pouvoir. Dans cette intervention radiodiffusée, Saddam Hussein s’en prend violemment à la politique pétrolière de « certains dirigeants arabes dont les politiques sont américaines. […] Ils nous ont poignardés dans le dos avec une lame empoisonnée ». Le président irakien ajoute : « Oh ! Dieu tout-puissant ! Sois témoin que nous les avons avertis [… ] Si les mots ne suffisent pas à nous protéger, nous n’aurons d’autre choix que de recourir à une action efficace pour remettre les choses en ordre et recouvrer nos droits. ».

L’après-midi même, à la garden-party qu’organise chaque année l’ambassadeur d’Irak dans sa résidence, où se presse le tout-Paris politique, diplomatique et journalistique, je demande à tous ceux que je rencontre quel sens, à leur avis, il faut donner à ces propos tout-à-fait inhabituels. Personne n’en sait rien.

Mais le lendemain, sans doute afin de lever toute ambiguïté sur les destinataires de ce message, les médias irakiens publient le texte d’une lettre du ministre irakien des Affaires étrangères Tarek Aziz au secrétaire général de la Ligue arabe. Cette missive, datée du 16 juillet, met directement en cause les émirats arabes unis, et surtout le Koweït. Ce dernier est accusé de voler depuis 1980 le pétrole irakien en pompant dans le gisement de Roumaïla qui se trouve dans la zone frontalière ; l’Irak demande à être remboursé par le Koweït de 2,4 milliards de dollars, soit la valeur du pétrole « volé ». L’Irak accuse ensuite le Koweït et les EAU d’avoir délibérément inondé le marché pétrolier pour faire baisser les cours dans le cadre d’une politique « anti-irakienne et antiarabe ». Tarek Aziz reproche enfin au Koweït de refuser l’annulation de la dette irakienne à son égard. Bref, pour toutes ces raisons, « le comportement du gouvernement koweïtien équivaut à une agression militaire ».

Là, les choses deviennent tout de suite plus claires. Au Koweït même, le premier ministre, Cheikh Saad, prédit une intervention militaire dans la zone de Roumaïla et sur les îles de Warba et Boubiyan. Seul, le ministre de la Justice, Dhari Al Othman, estime que le mémorandum irakien n’est qu’un début et que, libéré de sa guerre avec l’Iran, l’Irak pourrait réactiver ses prétentions territoriales sur l’émirat.

Un retour en arrière s’impose.

La Grande-Bretagne accorda son indépendance à l’émirat le 19 juin 1961. Six jours plus tard, le général Qassem, qui dirigeait alors l’Irak, revendiqua la principauté comme « partie intégrante de l’Irak ». Devant la menace qui pesait sur le nouvel état, l’émir fit appel à l’assistance des troupes britanniques qui débarquèrent le 1er juillet pour dissuader l’Irak d’intervenir. La Ligue arabe apporta son soutien au Koweït et des soldats arabes relevèrent les soldats britanniques. Mais ce n’est qu’en 1963, après le renversement de Qassem, que l’Irak reconnut formellement « l’indépendance et la souveraineté totale » du Koweït. La question des frontières n’était cependant pas réglée et, en mars 1973, les soldats irakiens firent une incursion au Koweït. Une médiation arabe permit d’éviter que l’incident ne dégénère en conflit armé.

Le texte signé en 1963 par le président irakien Hassan el Bakr et l’émir du Koweït, Cheikh Abdallah Al Salem Al Sabah, ne fut cependant jamais ratifié par l’Irak qui continuait de contester les frontières. L’accord fait en effet référence à un échange de lettres datant de 1932, lorsque l’Irak accéda à l’indépendance, entre le Premier ministre irakien Nouri Saïd et l’émir du Koweït, Cheikh Ahmed Al Sabah, dans lesquelles il est fait référence à un autre échange de correspondance en 1923, cette fois entre le haut-commissaire britannique en Irak sir Percy Cox et Cheikh Ahmed. Or, cet échange de 1923 auquel se réfèrent tous les textes successifs indiquent clairement la souveraineté koweïtienne sur les îles de Warba et Boubiyan.

Même après avoir reconnu du bout des lèvres l’indépendance de l’émirat, aucun dirigeant de l’Irak post-monarchique n’a jamais renoncé aux prétentions irakiennes sur ces deux îles. Durant toute la guerre irako-iranienne, Bagdad n’eut de cesse de demander au Koweït la cession de ces îles. Depuis le blocage du Chatt el-Arab, c’est-à-dire depuis le début du conflit, le seul débouché maritime de l’Irak était le chenal de Khor Abdallah qui, passant entre la péninsule de Fao et les îles de Warba et Boubiyan, menait à la seule base navale irakienne, Oum Qasr. Or, l’Irak, qui se considère comme un pays du Golfe, a toujours durement ressenti le fait de ne disposer que d’une étroite bande de terre côtière d’une soixantaine de kilomètres pour toute façade maritime. Bagdad, qui avait besoin de l’aide financière du Koweït et des facilités de transit pour acheminer vivres et armements par la route via l’émirat, n’exigeait plus la cession des deux îles, mais en demanda le prêt, puis à partir de 1984 leur location pour un bail de vingt ans. Ayant des doutes quant aux intentions à long terme d’un aussi puissant locataire, les dirigeants koweïtiens refusèrent avec constance, d’autant que l’Iran les avait avertis que la cession de Boubiyan à l’Irak serait pour Téhéran un casus belli. De surcroît, Bagdad refusait toujours de régler définitivement le litige frontalier. Afin de réaffirmer la souveraineté koweïtienne sur Boubiyan, le gouvernement koweïtien fit ériger à grands frais en 1983 un pont rattachant l’île inhabitée à la terre ferme. Un tel projet existait pour Warba. La fin de la guerre ne mit pas un terme à la dispute, bien au contraire. En février 1989, moins de six mois après le cessez-le-feu, le Premier ministre et prince héritier Cheikh Saad Abdallah se rendit à Bagdad avec l’espoir de parvenir à un accord définitif sur le tracé des frontières. La visite se passa fort mal. Les dirigeants irakiens reprochèrent à l’émir du Koweït de ne pas s’être précipité en Irak pour féliciter Saddam Hussein de sa « victoire », ils exigèrent du Koweït l’annulation de la dette irakienne à son égard et ne montrèrent aucun empressement à résoudre le différend frontalier.

Lorsque l’on met bout-à-bout les perles que constituent le discours du 17 juillet, la lettre de Tarek Aziz du 16 juillet, les différents pendants depuis la fin de la guerre Iran-Irak, et le contexte des deux tentatives d’invasion ratées de 1961 et 1973, le collier commence à prendre forme : l’Irak ne bluffe pas, il n’est pas en train de faire de la gonflette pour tendre artificiellement les prix du pétrole à l’approche de la réunion de l’OPEP à Genève du 25 juillet : il se prépare réellement à attaquer militairement son petit voisin méridional. C’est sur la base de ces éléments, tous dans le domaine public, que je me suis mis à rédiger ces deux articles diffusés dans les heures qui ont suivi sur les antennes de Radio France Internationale. Sans aucun résultat.

Les gouvernements occidentaux et la plupart des éditorialistes se sont laissés convaincre par les dirigeants arabes (Hussein de Jordanie, Yasser Arafat, Hosni Moubarak, notamment) qu’il ne s’agissait que d’un nuage d’été et d’une brouille passagère comme il en existe tant entre les pays arabes et qu’ils se faisaient fort de réconcilier Koweïtiens et Irakiens. L’invasion du 2 août 1990 a montré qu’il n’en a rien été et le reste appartient désormais à l’histoire.

Livrons-nous, quelques instants, à un exercice futile : que se serait-il passé si mes papiers étaient tombés dans l’oreille de quelque décideur gouvernemental français qui, à son tour, aurait alerté ses alliés en Europe et aux États-Unis afin d’empêcher Saddam Hussein de mettre en œuvre ses funestes projets ?

Des centaines de milliers, probablement des millions de vies, auraient été épargnées ; des centaines de milliards de dollars n’auraient pas été dissipés en fumée dans les dépenses de la guerre (des guerres, en fait) et dans le manque à gagner de l’économie irakienne dévastée pour des décennies, tandis que les puits de pétrole koweïtiens étaient à rebâtir ; peut-être même l’État islamique (Daesh), né de la frustration d’anciens officiers baathistes alliés aux jihadistes, n’aurait-il jamais vu le jour, pas davantage qu’Al Qaïda, dont le développement s’est nourri de la présence militaire américaine sur le sol saoudien après l’invasion du Koweït par l’Irak.

Arrêtons-là : cette réalité alternative, comme dans les romans de science-fiction, n’a jamais existé et n’existera jamais. Mais il n’est pas complètement absurde d’imaginer qu’elle aurait pu prendre corps, si ce scoop avait été pris au sérieux par ceux qui auraient dû le faire, mais qui ne l’ont pas fait, le laissant à l’état de scoop inutile, complètement inutile.

Il y a 40 ans, la naissance du Conseil de coopération du Golfe

Posted in Moyen-Orient by odalage on 22 Mai 2021

Le 26 mai 1981, les six monarchies pétrolières de la Péninsules arabique créaient le Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Abou Dhabi. Jeune correspondant dans le Golfe pour plusieurs médias français, j’ai alors couvert cet événement. Quelques années plus tard, j’en ai fait le récit dans le livre que j’ai publié en 1985 avec Gérard Grzybek, Golfe, le jeu des six familles. Voici le chapitre consacré à cet épisode.

Par Olivier Da Lage

Un syndicat de dynasties

«Nous sommes une part de gâteau très appétissante. Il y a beaucoup de gens qui voudraient en avoir une tranche.»

Mohammed ABDO YAMANI, ministre saoudien de l’Information, Newsweek, 6 mars 1978

Ce mardi 26 mai 1981, six hommes se congratulent dans une salle de l’hôtel Intercontinental d’Abou Dhabi, isolé du monde par d’imposantes forces de sécurité. S’ils n’étaient liés, en tant que chefs d’État musulmans, par certaines obligations, nul doute qu’ils sableraient le champagne. A eux seuls, ils représentent plus de la moitié de la production de l’OPEP, et un revenu moyen par habitant qui est le plus élevé du monde. Avec la bénédiction de la Ligue arabe, représentée par son secrétaire général Chadli Klibi, et de l’Organisation de la conférence islamique, personnifiée par Habib Chatty, les souverains d’Arabie Saoudite, de Bahreïn, de Qatar, des Émirats arabes unis, du Koweït et du Sultanat d’Oman viennent de créer le Conseil de coopération du Golfe arabe, qui sera plus connu sous l’appellation de Conseil de coopération du Golfe (CCG). Entre ces hommes, il y a beaucoup de non-dit. Des décennies de luttes d’influence entre cheikhs de tribus voisines et concurrentes, luttant pour l’hégémonie sur une région. Puis, lorsque la manne pétrolière fait son apparition, combattant âprement pour une délimitation des frontières à leur profit. Ce fut le cas de l’oasis de Bouraymi, que se disputèrent Oman, l’Arabie et ce qui devait devenir la Fédération des Émirats arabes unis.

Des meurtres, des alliances, des trahisons ont jalonné ce siècle d’histoire de la Péninsule arabique. Des querelles religieuses sont venues se surajouter aux disputes tribales, les wahhabites cherchant à imposer leur influence sectaire à toute la Péninsule, et se heurtant, en dehors de l’Arabie Saoudite et de Qatar, à la résistance des populations, notamment celle de Koweït, quand ce n’est pas à la franche hostilité de cette secte « hérétique » des kharijites ibadites qui domine Oman.

Ils sont là tous les six. Zayed, le grand bédouin, désormais chef incontesté de la Fédération, qui a fini par triompher de son rival Rachid, le cheikh de Dubaï. Il est l’hôte de ce sommet et se fait appeler « monsieur le président ». Authentique homme du désert, né en 1918, Cheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan a connu la faim dans sa jeunesse. Comme les bédouins avec lesquels il a passé les vingt premières années de sa vie, il parle un arabe qui ferait honte à un citadin éduqué : lors de ses conférences de presse, un assistant répète en arabe classique les paroles exprimées d’une voix sourde avec l’accent bédouin du chef de l’État. Mais Zayed est loin d’être un nomade ignorant. II veut avoir une vision à long terme de l’avenir de son peuple ; « le pétrole, Allah me l’a donné, Allah peut me le reprendre », répète-t-il souvent, l’air songeur. Mais il ne reste pas assis sur ses caisses d’or comme le faisait, dit-on, son frère Chakhbout, émir avant lui, dont la pingrerie était proverbiale. Cette avarice a été déterminante dans le déclenchement, en 1966, d’une révolution de palais au cours de laquelle la famille l’a forcé à laisser la place à Zayed, le conciliateur généreux. Zayed paraît à l’aise aussi bien avec la tradition qu’avec le monde moderne. Homme de synthèse, ce chef d’État peut disparaître un mois au Pakistan pour se livrer à la chasse au faucon, le noble sport bédouin par excellence, sans qu’aucun événement, quelle que soit sa nature ou sa gravité, puisse le faire revenir à Abou Dhabi. De même, pour rien au monde Zayed ne manquerait la course de chameaux annuelle de Ryad. Tous ses invités de marque ont du reste droit à passer un après-midi sur un champ de courses pour voir s’affronter les chameaux des différentes écuries, à travers les longues jumelles que leur prête obligeamment Cheikh Zayed. En période de sécheresse, on le voit également diriger des prières pour la pluie, ou danser dans les villages en compagnie de ses sujets. C’est un homme simple. Il n’empêche, l’émir d’Abou Dhabi est tout aussi à l’aise avec les grands de ce monde, c’est un leader de stature internationale, qui émaille ses entretiens diplomatiques, tout comme ses interviews, de paraboles et de proverbes arabes, plus ou moins énigmatiques.

De tradition plus commerçante, l’émir du Koweït, Cheikh Jaber Al Ahmed Al Sabah, est plutôt proche de Zayed. Assez grand, il porte comme à l’accoutumée, à son arrivée à l’aéroport d’Abou Dhabi, de larges lunettes noires. Lui aussi se veut diplomate d’envergure mondiale. A ce sommet, il représente le seul des six pays à entretenir des relations avec le bloc socialiste et, trois mois plus tôt, il vient d’organiser des élections législatives pour réactiver le parlement que son prédécesseur avait dissous en 1976. Jaber n’est pas disposé à se laisser impressionner par la puissance wahhabite. Après tout, c’est du Koweït, où il avait trouvé refuge grâce à la munificence des Al Sabah, que Ibn Saoud a lancé en 1902 1’expédition qui lui a permis de conquérir le Nejd et sa capitale Ryad. Près de deux siècles plus tôt, les Al Sabah avaient offert l’asile à leurs cousins Al Khalifa qui s’apprêtaient à reprendre Bahreïn aux Perses. Cela fait deux dynasties qui sont redevables de leur trône aux Al Sabah.

Cheikh Isa bin Salman Al Khalifa, le petit émir de Bahreïn, n’a pas de ces ambitions planétaires, à l’instar de Jaber ou Zayed. Noble parmi les nobles, à la différence d’un Al Thani de Qatar ou d’un Al Nahyan d’Abou Dhabi, il préside depuis 1961 aux destinées du premier État pétrolier du Golfe — historiquement parlant — côté arabe. Mais aujourd’hui, son pétrole est presque entièrement épuisé, et la richesse de son pays provient bien davantage de la générosité de ses voisins qui acceptent de bon cœur que Bahreïn soit le lieu où se réalisent de grands projets industriels communs. Entièrement dépendant de l’Arabie Saoudite, très anglophile et résolument pro-américain, Cheikh Isa est aussi le plus libéral de tous sur le plan des mœurs, et son pays, qui doit tant à la présence des étrangers, fait beaucoup pour que le séjour à Bahrein leur soit agréable en leur épargnant les habituelles tracasseries religieuses et parareligieuses qu’impose, pour ne citer qu’elle, l’Arabie Saoudite.

Ni diplomate, ni libéral, l’émir de Qatar, Cheikh Khalifa bin Hamad Al Thani, se contente d’être un riche autocrate, se comportant en chef d’entreprise tatillon, régentant toutes les affaires du pays, les grandes comme les petites, pour le plus grand profit de la minorité qatarie qui y réside. Né en 1930, Khalifa, à n’en pas douter, est un travailleur infatigable. Contrepartie de cet acharnement au travail : il déteste déléguer son pouvoir de décision. Ce qui explique que pas un instant Khalifa n’ait songé à promulguer une constitution, et encore moins à faire élire un parlement, à l’instar de Bahreïn ou du Koweït. Son trône, il le doit largement aux Britanniques qui, avant l’indépendance en 1971, imposent à Cheikh Ahmed, alors gouverneur en titre, mais notoirement incapable de diriger un pays, que Khalifa soit nommé Premier ministre et vice-émir. Moins de six mois après, Khalifa profite de ce qu’Ahmed est en voyage en Iran pour le faire déposer par un conseil de famille et prendre sa place.

Bien différent de ces émirs est le sultan Qabous. Petit homme enturbanné, le visage régulier, doux, au teint cuivre qu’ont les Omanais — riches d’une longue histoire de métissage entre Indiens, Arabes et Africains de la Corne -—, ce petit homme aux nerfs d’acier, au collier de barbe poivre et sel, a un port altier. Il se sait isolé. Il a dû faire preuve de fermeté, pour ne pas dire de férocité afin de conserver son trône, menacé par la rébellion du Dhofar. Son voisin, le Sud-Yémen, cherche à le déstabiliser. Sa force de caractère, Qabous en a fait preuve lorsqu’il a évincé son père, le sultan Sa’id bin Taymour, en juillet 1970, par un coup d’État organisé avec l’aide des services secrets britanniques. Dans ce club des puissants du Golfe, il est un peu un membre à part. Seul parmi ses pairs, il s’est fait l’avocat d’une coopération militaire au grand jour avec les États-Unis. Mais Qabous est têtu comme une mule et, sans se soucier des nombreuses critiques, il entretient les meilleurs rapports avec Washington à qui il ouvre toutes grandes ses bases.

Enfin, le vieux roi d’Arabie, Khaled ibn Abdelaziz, l’un des 37 ou 39 fils « légitimes » connus d’Ibn Saoud, qui a succédé à son demi-frère Fayçal après l’assassinat de celui-ci, le 25 mars 1975. Il a le sourire triste et las d’un homme usé, miné par la maladie. Avant même de devenir le roi d’Arabie, Khaled a subi en 1972 et en 1978 une opération à cœur ouvert. En raison de sa mauvaise santé, mais aussi parce que c’est davantage par devoir que par goût qu’il dirige son pays, il délègue les tâches gouvernementales à son demi-frère Fahd, que la presse internationale dépeint invariablement comme « l’homme fort d’Arabie Saoudite ». Homme simple, Khaled n’a pas besoin d’apparat. Par la force des choses, en ce 26 mai 1981 — 26 rajab 1401, dans le calendrier musulman —, le pays fondé par son père est le parrain naturel de toute alliance régionale et son hégémonie est indiscutable. Mais Khaled est bien placé pour savoir à quel point son royaume est un géant fragile : au mois de novembre 1979, il a échappé de peu à l’assassinat et son trône a vacillé lors de l’occupation de la Grande Mosquée de La Mecque.

La révolution islamique : une menace commune

Tout cet héritage fait de déchirements, les six têtes couronnées qui viennent de faire alliance ne peuvent l’oublier. Il est constitutif de leur histoire, de la géopolitique de la Péninsule. Mais aujourd’hui, ce qui les réunit est beaucoup plus fort. Six monarchies pétrolières sont menacées de déstabilisation, en raison à la fois des tensions sociales engendrées par un développement trop rapide, et des convoitises attisées par le formidable pactole qui s’est accumulé, avec l’aide d’Allah, dans leurs nations. Un ennemi avoué s’est déclaré : la République islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny qui ne cesse de faire dénoncer par ses adjoints la « corruption de ces pétro-monarchies tyranniques ». Avec le Conseil de coopération du Golfe, un syndicat de dynasties est né.

L’idée d’une coopération régionale dans le Golfe a fait son chemin. A l’origine, c’est l’Iran qui en était le promoteur, à l’époque de Chah Reza Pahlavi. En 1975, avec l’aide des forces armées iraniennes, le sultan Qabous peut annoncer que la rébellion du Dhofar est écrasée. L’Iran et Oman signent un accord de coopération militaire le 2 décembre 1975 ; l’accord prévoit entre autres le contrôle de la navigation dans le détroit d’Ormuz. A cette date, l’Iran est plus fort que jamais et se pose en « gendarme » régional. D’où l’idée lancée par le Chah d’un pacte de sécurité collective signé par tous les pays riverains du Golfe. Le sultanat d’Oman reprend cette idée, soufflée par son allié iranien, et invite ces pays à se réunir à Mascate pour y discuter de la défense du détroit d’Ormuz. La réunion se tient en novembre 1976 au niveau des ministres des Affaires étrangères. L’Iran y propose une intégration militaire : une force multilatérale placée sous commandement unique serait chargée d’assurer la sécurité externe et intérieure des États signataires. L’idée heurte les Arabes qui y voient non sans raison une menace hégémonique du vieil ennemi perse. L’Irak, quant à lui, est franchement hostile, craignant que ce pacte soit une nouvelle mouture du CENTO moribond . L’Arabie Saoudite se tait et le Koweït tente en vain une médiation. Le représentant de Bagdad quitte la conférence avant même qu’elle soit terminée, précipitant son échec.

Peu après, les remous en Iran, puis la chute du Chahinchah en janvier 1979 disqualifient l’Iran pour de telles discussions. Si elles doivent reprendre, les Arabes resteront entre eux, d’autant que l’Iran n’est plus un allié potentiel envahissant, comme sous le chah. Depuis le retour de Khomeiny en effet, sa politique prend un tour agressif vis-à-vis des monarchies arabes de l’autre rive du Golfe. L’Irak profite de cet affaiblissement de l’Iran pour se poser en nouveau — et désormais unique — gendarme de la région, au grand déplaisir des régimes arabes conservateurs. Ces derniers n’ont pas oublié que la dernière tentative baasiste de mettre la main sur le Koweït remonte à 1973 seulement. Et la puissance militaire irakienne inquiète, d’autant que Bagdad, sans beaucoup de tact ni de discrétion, ne perd pas une occasion de la mettre en avant, proposant avec insistance aux Émirats arabes unis de les aider à récupérer les trois îles du détroit d’Ormuz (Abou Moussa, la grande et la petite Tomb), occupées par les troupes du chah à la veille de l’indépendance des Émirats.

Mais c’est en l’absence de Saddam Hussein, qui n’a pas été convié, que se réunissent, à l’invitation du roi Khaled, les six chefs d’État du futur Conseil de coopération du Golfe, le 27 juin 1979, à Khamis Mouchayt, dans la province de l’Asir, près de la frontière yéménite. Du reste, Khaled n’a pas invité que des chefs d’État. Le Premier ministre nord-yéménite a été convié en voisin, ainsi que les principaux cheikhs du Golfe. Même ceux qui appartiennent à des familles moins prestigieuses que les Al Khalifa de Bahreïn ou les Al Sabah de Koweït ont également été priés de venir assister à des manœuvres militaires organisées par l’armée du royaume, auxquelles prennent part 40 000 membres des tribus de l’Asir et du Qahtan, de même que des chasseurs F-5 de l’aviation du prince Sultan. Les manœuvres de Khamis Mouchayt se déroulent également en l’absence du sultan d’Oman. Ce sommet informel de l’Asir est suivi en octobre d’une réunion des ministres des Affaires étrangères, à Taëf. Cette fois, l’Irak est représenté. Au menu des discussions : la sécurité du détroit d’Ormuz. Malgré l’opposition de Bagdad, le sultanat d’Oman reçoit l’accord tacite de ses voisins pour permettre à l’armée américaine d’utiliser ses bases ; mais une certaine réticence se dessine sur les conséquences d’une telle alliance stratégique. Quoi qu’il en soit, les sujets de conversation ne manquent pas. Durant l’été, pendant le Ramadan — mois politique entre tous Bahreïn et le Hasa, la province est de l’Arabie Saoudite, ont été la proie d’une vive agitation au sein de la communauté chiite, agitation encouragée par les émissions de Radio-Téhéran. Ce même mois de septembre, un ayatollah iranien a demandé à la population de Bahreïn de renverser la dynastie des Al Khalifa.

Peu après, au mois de février 1980, le président irakien Saddam Hussein lance l’idée d’une « Charte nationale arabe » rejetant toute présence militaire étrangère dans la région. C’est une pierre dans le jardin du sultan Qabous. Pour calmer Saddam, et parce que cela n’engage pas à grand-chose, les dirigeants du Golfe, Qabous excepté, se montrent intéressés par le projet et murmurent des commentaires poliment approbateurs, tandis que le lobby irakien se déchaîne dans de nombreux journaux, faisant vibrer la vieille corde, pas encore usée, du nationalisme arabe. Mais au fond d’eux-mêmes, les dirigeants conservateurs du Golfe commencent à être prodigieusement irrités. Ils trouvent que Saddam en fait trop et que son amitié est bien étouffante. Pour l’heure, ils sont pris dans une contradiction. Impossible, sous peine d’émeutes, de se jeter ouvertement dans les bras américains. Par ailleurs, l’armée irakienne est la seule force militaire capable de contenir les ambitions iraniennes, si elles devaient s’exprimer par la force. Huit mois plus tard, l’aventure guerrière dans laquelle se lancera le chef de l’État irakien contre l’Iran se chargera de résoudre ce dilemme en affaiblissant les deux belligérants, pour la plus grande satisfaction — silencieuse, bien sûr — des monarques de la Péninsule.

Les conditions permettant la constitution d’une alliance régionale sans l’Irak sont créées, grâce au président irakien lui-même. Ce n’est donc pas une coïncidence si la création du CCG a été annoncée à Ryad le 4 février, quatre mois seulement après le déclenchement du conflit. En fin de compte, le CCG a pour marraine la révolution islamique et pour parrain le conflit irako-iranien.

L’Irak tenu à l’écart

Avant d’avoir un corps, le Conseil de coopération du Golfe avait une réalité : les innombrables organismes communs qui rassemblaient les six pays du futur CCG, plus l’Irak. Depuis la réunion des ministres de l’Information du Golfe le 4 janvier 1976 à Abou Dhabi, à laquelle sont représentés Bahreïn, les EAU, Qatar, le Koweït, l’Arabie Saoudite, Oman et l’Irak, Bagdad, qui fait son entrée dans le club, est de toutes les réunions. Les projets d’université, de développement médical, de production télévisée, de fabrication de médicaments, la création de l’agence de presse du Golfe (GNA) et bien d’autres réalisations trouvent en l’Irak un partenaire et un associé enthousiaste et actif. La mise en place des institutions spécialisées du CCG, à terme, ne peut qu’avoir pour conséquence la mise à l’écart progressive de l’Irak de ces institutions. Mais engagé dans sa guerre, l’Irak n’a guère le choix : bien à contrecœur, Saddam Hussein doit supporter cet isolement qui lui a, semble-t-il, été signifié au sommet arabe d’Amman, en novembre 1980. Officiellement, et pour rassurer l’Iran, on affirme bien fort que le CCG n’est pas un pacte ni une alliance dirigée contre qui que ce soit. Dans ces conditions, il ne saurait être question d’accepter l’Irak au sein du CCG nouvellement créé :Téhéran ne manquerait pas d’y voir un casus belli ou, tout au moins, d’interpréter cette adhésion comme un geste hostile de la part des pays arabes du Golfe. L’explication ne manque pas de logique et le président irakien fait semblant d’y croire, d’autant qu’au même moment, il a un besoin vital des subsides des États du Golfe pour soutenir son effort de guerre. Mais elle fournit surtout un excellent prétexte pour se retrouver entre soi.

Les « Six » ont tout pour les unir : religion, système politique, économies reposant très largement sur le pétrole, devises liées aux fluctuations du dollar et une forte présence de main-d’œuvre immigrée. Pour la forme, la porte est restée entrouverte. Les Six affirment que rien ne s’oppose, dans l’avenir, à ce que d’autres les rejoignent. Cela à l’intention des deux Yémen et de l’Irak. Le cas de l’Irak a été évoqué plus haut. Quant aux deux Yémen qu’il a bien fallu rassurer — c’est Cheikh Jaber, l’émir du Koweït, qui s’en est chargé en se rendant à Aden et Sanaa , nul ne peut sérieusement croire que les monarques aient l’intention d’admettre en leur sein le Sud-Yémen marxiste, méfiance dont le bien-fondé apparaît le 28 août 1981, lorsque Aden signe un traité d’amitié avec l’Éthiopie et la Libye, deux autres alliés de Moscou. C’est d’ailleurs en réponse à cette alliance que l’on rappelle à l’intention du Nord-Yémen que la charte du CCG prévoit la possibilité d’un élargissement. Encore une fois, il est peu vraisemblable que les six nantis de la Péninsule aient voulu ouvrir leur club très fermé à ce prolétaire qu’est le Nord-Yémen. Qu’un statut de membre associé ait été envisagé pour Sanaa n’est en revanche pas exclu.

Mais si le regroupement des six pays riches et conservateurs de la Péninsule fait grincer des dents chez leurs voisins, dans le reste du monde arabe, en dépit de la bénédiction rituelle que vient apporter Chadli Klibi au nom de la Ligue Arabe, qui par principe, doit encourager tout ce qui de près ou de loin va dans le sens de 1’« union arabe », cette association ne fait pas que des heureux. Chez les producteurs d’or noir, on observe, bien entendu, que le comité pétrolier du CCG préparera les réunions de l’OPEP. C’est donc la constitution d’un front conservateur homogène au sein du cartel. Les pays producteurs de pétrole du Golfe, à n’en pas douter, feront bloc derrière Ryad, davantage encore que par le passé. Plus généralement, les pays du Front de la fermeté, qui, à l’époque (1981), sont à peu près les seuls à présenter de façon systématique une position unie, voient ainsi leurs adversaires resserrer les rangs, contrebalançant leur influence.

Sur le plan international, si Washington se réjouit bruyamment — trop, au goût des dirigeants du Golfe — de la constitution du CCG, Moscou voit sans plaisir la formation de ce bloc pro-américain. Le 10 février 1981, l’agence Tass reproduit un article de la Pravda soupçonnant le CCG à naître d’être avant tout une alliance militaire, bien plus qu’un organisme de coopération économique, fondant ses reproches sur ce qu’en dit la presse américaine. Lors de sa visite à Moscou, le chef de la diplomatie koweïtienne, Cheikh Sabah, se charge de rassurer Andrei Gromyko, soulignant à cette occasion que son pays juge positifs plusieurs points du plan Brejnev sur la sécurité du Golfe. L’histoire ne dit pas s’il a ôté toute inquiétude de l’esprit des dirigeants soviétiques. Mais, cherchant à rassurer Moscou, le Koweït a sans nul doute inquiété les Omanais.

Koweit contre Oman

Car d’un bout à l’autre de ce sommet d’Abou Dhabi, la constitution du CCG a été marquée par l’opposition très vive entre la position d’Oman et celle du Koweït. Oman, que l’histoire des dix années précédentes ont rendu hypersensible au « danger communiste », ne voit qu’avantages à une alliance ouverte avec Washington, lui offrant si nécessaire les bases militaires demandées. Pour le sultanat, les dangers du moment, surtout depuis que l’imam Khomeiny a pris en main la destinée de l’Iran, font de la sécurité du Golfe une question prioritaire. Le dernier soldat iranien a évacué le territoire omanais en juillet 1979. Une page d’histoire vient alors de se tourner. Seule réponse possible, selon Mascate, au changement des conditions géopolitiques : la constitution d’une alliance militaire régionale. Comme celleci — les Omanais en sont bien conscients n’aura pas les moyens d’être viable par elle-même, il faut donc qu’elle soit complétée par une alliance claire et solide avec l’Occident, et avant tout avec les États-Unis. Les Koweïtiens voient la chose d’une tout autre façon. Leur politique officielle de non-alignement leur interdit de se ranger sous le parapluie américain. Mais, outre l’effet déplorable qu’elle ferait au sein du mouvement des non-alignés et, plus généralement, dans les pays du tiers monde, une telle alliance serait aux yeux des Koweïtiens un cadeau pour la propagande soviétique. Les « durs » du monde arabe ne manqueraient pas d’exploiter les sentiments nationalistes et anti-américains de leurs sujets. Loin d’être un facteur de stabilité, l’ancrage avoué à l’ouest serait au contraire un risque considérable pour ces fragiles États. De plus, se sentant menacée, l’Union soviétique ne manquerait pas de chercher à accroître son influence dans cette région dont on cherche à l’écarter.

Ce n’est donc pas, comme on l’a écrit par erreur, que le Koweït se désintéresse de la sécurité du Golfe. Pour les Koweïtiens, la coordination des politiques militaires doit apparaître comme une étape logique du développement du CCG et non comme le but premier de sa création. En dépit de la vive opposition d’Oman, qui veut d’emblée jouer cartes sur table, les dirigeants saoudiens font mine de se ranger à l’avis des Koweïtiens. Et dans les couloirs de la conférence, les délégués du Koweït se répandent à profusion, répétant à qui veut les entendre qu’au fond la philosophie du CCG est directement inspirée par leur pays. De fait, le document final rappelle beaucoup le projet initial divulgué par les Koweïtiens. Le CCG sera d’abord et avant tout un marché commun. L’objectif n o 2 sera la constitution d’une monnaie unique, le « dinar du Golfe ». Enfin, mais cela n’apparaît que comme une incidence, le CCG se préoccupera de la sécurité collective de ses membres. En apparence au moins, Oman s’est incliné. Durant ce sommet, on a beaucoup parlé du « papier omanais », un document secret dont l’existence a d’abord été niée, sur la sécurité du Golfe. Sa discussion a finalement été renvoyée aux sommets ultérieurs.

Les six chefs d’État conviennent de se rencontrer lors d’un sommet annuel dans chacune des capitales à tour de rôle. Leurs ministres des Affaires étrangères se verront tous les six mois, ou davantage si la situation l’exige. Le secrétaire général est un diplomate koweïtien, Abdallah Bicharah, ancien représentant de son pays aux Nations unies, qui s’était rendu célèbre en organisant à son domicile une rencontre entre l’Américain Andrew Young et l’observateur de l’OLP à l’ONU, Terzi. Mais si le poste de secrétaire général, qui peut changer, est attribué en premier à un Koweïtien, il est beaucoup plus significatif que la capitale saoudienne, Ryad, soit choisie pour siège permanent du CCG.

Préoccupations sécuritaires

A observer l’évolution ultérieure du CCG, on a cependant le très net sentiment que ce sont les Omanais qui ont le plus influencé le cours des décisions, si l’on tient compte de la vertueuse indignation qui s’exprimait, lors des premiers pas du CCG, dès qu’il était question d’offrir des bases aux Américains. Son appartenance au CCG n’a pas empêché Oman de participer aux manœuvres Bright Star II avec les Américains en décembre 1981. Sur le plan économique, les progrès suivent leur petit bonhomme de chemin, sans qu’il y ait rien de particulier à signaler. De temps à autre, pour la forme, tel ministre des Finances rappelle l’objectif de créer un « dinar du Golfe ». Comme l’urgence d’une telle décision n’a rien d’évident et que le dollar remplit parfaitement cette fonction, on oublie ce projet jusqu’à la fois suivante. En mars 1983, les citoyens du CCG ont en principe obtenu les mêmes droits que ceux des pays membres où ils se rendraient. Cependant, les correctifs sont nombreux. Par exemple, en théorie, l’idée que tout un chacun puisse acheter du terrain dans un autre pays du CCG sans restriction est séduisante. Mais, comme n’ont pas manqué de le faire remarquer les Bahreinis et les Qataris, à ce régime-là, une poignée de Saoudiens pourraient acheter leur pays en quelques jours. Dans l’ensemble, il est indéniable que l’intégration progresse, sans doute beaucoup plus rapidement qu’au sein de la Communauté européenne.

Pourtant, le caractère anodin de ce marché commun, tant voulu par le Koweït, n’y change rien ; les monarchies du Golfe ne cherchent plus, désormais, à dissimuler leurs préoccupations sécuritaires. Alors que leur premier souci à la fin de la décennie 70 était de convaincre le monde que leur région était un havre de stabilité, au début des années 80, les souverains de la Péninsule entendent faire savoir que la sécurité de leur région les préoccupe et qu’ils la prennent en main. Trois ans après la formation du Conseil de coopération du Golfe, Abdallah Bicharah reconnaissait, lors d’un colloque tenu à Oxford, qu’entre mai et décembre 1981 les dirigeants du Golfe ont relativement peu parlé de la guerre qui faisait rage entre l’Irak et l’Iran depuis septembre 1980. Jusque-là, leur attention était accaparée par le différend entre Oman et le Sud-Yémen que s’efforçaient de résoudre les médiateurs du Koweït et des EAU. L’intégration économique les passionnait davantage que le kriegspiel de Bagdad et de Téhéran. C’est la découverte d’une tentative de coup d’État à Bahreïn, en décembre 1981, qui a constitué le déclic, le tournant dans les préoccupations. Quelles qu’aient pu être les raisons à l’origine de la création du CCG, Bicharah reconnaît par là même que ce qui hante désormais ses dirigeants, c’est l’obsession de la sécurité.


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