Le Blog d'Olivier Da Lage

Inde. Pourquoi le plan de Modi contre les musulmans ne passe pas

Posted in Divers by odalage on 16 janvier 2020

Par Olivier Da Lage

Cet article est initialement paru le 16 janvier 2020 sur Orient XXI en français, en anglais, en arabe et en espagnol

En refusant la nationalité aux réfugiés musulmans de trois pays frontaliers, le premier ministre vise en réalité les musulmans indiens, dont il veut faire des apatrides. Face à une telle onde de choc, ceux-ci se mobilisent avec une ampleur inédite contre les excès du nationalisme hindou.

Les musulmans ne comptent peut-être que pour 14% de la population de l’Inde, mais ils représentent 180 millions de personnes — presque autant que la population du Pakistan. Dans quelques décennies, le nombre des musulmans indiens dépassera celui de l’Indonésie, faisant de l’Inde le plus grand pays musulman du monde en nombre d’habitants. Mais des musulmans minoritaires, à qui l’on fait sentir de façon croissante qu’ils ne sont que tolérés dans leur propre pays.

L’hindutva («hindouïté») est l’idéologie constitutive du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti indien du peuple) et Narendra Modi, l’actuel premier ministre de l’Inde arrivé au pouvoir en 2014 et reconduit de façon éclatante lors des législatives de mai 2019 en est le fidèle disciple. En 2014, cependant, Modi avait plutôt fait campagne sur la bonne gouvernance — le pays était alors plongé dans des scandales financiers impliquant des dirigeants du Congrès — et la promesse du développement (1).

Débarrasser le pays des «termites»

Cinq ans plus tard, les résultats économiques n’étant pas au rendez-vous, le BJP a au contraire mené une campagne fondée sur les revendications de base des nationalistes hindous : la fin du statut spécial pour le Cachemire — seul État majoritairement musulman —, la construction d’un temple dédié à Ram sur l’emplacement de la mosquée d’Ayodhya, détruite en décembre 1992 par des militants nationalistes, ce qui avait entraîné des émeutes communautaires faisant plusieurs milliers de morts, et l’instauration d’un Code civil uniforme, mettant fin aux statuts particuliers des chrétiens et des musulmans. Lors de la campagne, les dirigeants du BJP et Modi lui-même assimilaient facilement l’opposition, et notamment le Parti du Congrès à l’ennemi pakistanais. Quant à Amit Shah, le président du BJP, il promettait de débarrasser l’Inde de ses «infiltrés», ses «termites» (autrement dit les immigrants sans papiers musulmans venus du Bangladesh) et de les rejeter dans le golfe du Bengale.

La victoire écrasante du BJP, qui lui a donné une majorité absolue à la chambre basse (avec 37,4% des voix, compte tenu du mode de scrutin) le dispensant de faire des concessions à des alliés, a été interprétée par Modi comme un mandat clair l’autorisant à mettre en œuvre sans délai le programme du BJP.

Le Cachemire à l’isolement

C’est ainsi que le 5 août, Amit Shah a fait voter par le Parlement l’abrogation de l’article 370 de la Constitution qui avait permis l’accession du Cachemire à l’Union indienne, longtemps après les autres États indiens. Cet article accordait une large autonomie au Cachemire et résultait d’un compromis avec les dirigeants de cette région pour rejoindre l’Inde alors que le Pakistan la convoitait également. Hors du Cachemire, cette initiative a été très bien accueillie par la population hindoue et par des médias indiens de moins en moins indépendants. Sur place, un couvre-feu implacable a été imposé, les dirigeants politiques assignés à résidence, y compris d’anciens alliés du BJP et l’Internet coupé. Les étrangers (2), et même les parlementaires d’opposition se sont vu interdire l’accès au Cachemire tandis que les autorités affirmaient que tout était normal sur place. La Cour suprême, que l’on avait connue plus courageuse, s’est refusée à examiner dans l’urgence les cas d’habeas corpus (3) qui lui étaient soumis. Six mois plus tard, elle ne l’a toujours pas fait.

Un jugement discuté sur la mosquée Babri d’Ayodhya

Dans l’intervalle, cette même Cour suprême tranchait enfin le 9 novembre 2019 le litige portant sur la mosquée Babri d’Ayodhya, détruite en 1992 par des militants extrémistes voulant «reconstruire» le temple dédié à Ram qui, selon eux, avait été rasé pour ériger la mosquée au XVIe siècle sous l’empereur moghol Babour. Dans leur jugement d’un millier de pages, la Cour reconnait que sa destruction était illégale et qu’il n’existe pas de preuves irréfutables d’un temple préexistant à l’emplacement de la mosquée. Mais les hauts magistrats font droit aux demandes des plaignants hindous et leur accordent le droit exclusif de construire un temple sur ce lieu, tout en concédant aux musulmans cinq acres (environ deux hectares) un peu plus loin.

Cette décision a été appréciée diversement par ceux qui ont critiqué son manque de base juridique. Certains ont accusé les juges de se plier au «majoritarisme» ambiant, d’autres ont estimé que c’était un jugement politique, mais d’apaisement, permettant ainsi d’éviter les violences qu’un jugement opposé aurait sans nul doute provoquées de la part des extrémistes hindous de la Sangh parivar (4). De fait, la plupart des organisations représentatives de musulmans ont renoncé à faire appel de ce jugement.

Des hindous privés de nationalité dans l’Assam

Parallèlement, l’État d’Assam, dans le nord-est, venait d’achever la compilation de son Registre national des Citoyens (NRC). Un projet remontant aux années 1980, sous le gouvernement de Rajiv Gandhi. L’Assam, frontalier du Bangladesh, est traversé depuis plusieurs décennies par des poussées xénophobes tenant à la présence de nombreux immigrés sans papiers venus du pays voisin. Les Assamais sont nombreux à vouloir chasser de leurs terres ceux qui n’en sont pas originaires. Le gouvernement du BJP, avec l’appui de la Cour suprême alors présidée par le juge Gogoi, un Assamais, fait accélérer le processus. En septembre 2019, les premiers chiffres dénombraient 4 millions de personnes n’ayant pas franchi l’obstacle en prouvant qu’elles étaient indiennes. Cela a provoqué un choc, car nombre des personnes rejetées (près des deux tiers) sont des hindous, y compris des militaires de haut rang. Un nouveau calcul revoit les chiffres à la baisse et finalement 1,9 million d’Indiens découvraient soudainement qu’ils ne l’étaient plus.

Il leur fallait établir qu’eux-mêmes ou leurs parents étaient résidents en Assam avant l’indépendance du Bangladesh en 1971, ce qui dans un pays où l’état civil est erratique, voire inexistant, est tâche impossible pour nombre d’Indiens. À l’initiative du gouvernement de New Delhi, des camps de rétention sont érigés pour y parquer ces nouveaux apatrides.

C’est alors qu’Amit Shah, qui avait promis lors de la campagne du printemps 2019 et plus récemment, en novembre, de généraliser à toute l’Inde ce recensement des citoyens expérimenté en Assam, se rend le 10 décembre devant la chambre basse, où il sait pouvoir compter sur une majorité automatique, pour présenter un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955. Le Citizenship Amendment Bill (CAB). Par cet amendement, les sans-papiers qui résident illégalement en Inde pourront accéder à la naturalisation s’ils proviennent de trois pays du voisinage : le Pakistan, le Bangladesh et l’Afghanistan, à condition qu’ils appartiennent aux minorités religieuses suivantes : hindous, bouddhistes, sikhs, parsis, jaïns et chrétiens. Les musulmans ne sont pas nommés, pas davantage que d’autres voisins de l’Inde comme le Sri Lanka ou le Népal. Amit Shah s’évertue à proclamer, sans convaincre, que les musulmans indiens ne sont pas concernés et n’ont rien à craindre, puisqu’il s’agit d’octroyer des droits nouveaux à des victimes de persécutions religieuses et non pas d’en retirer à quiconque.

En contradiction avec une Constitution laïque

Le projet, facilement voté à la chambre basse, trouve également une légère majorité à la chambre haute, malgré les protestations de l’opposition qui dénonce pêle-mêle la nature discriminatoire à l’encontre des musulmans de cette nouvelle loi, désormais baptisée CAA (Citizenship Amendment Act) et son caractère inconstitutionnel. Pour la première fois, en effet, la religion devient un critère de nationalité alors que la Constitution indienne est laïque et que la jurisprudence constante de la Cour suprême a consacré la laïcité comme l’un des fondements de l’ordre juridique du pays.

Tandis que des juristes préparent la saisine de la Cour suprême, une onde de choc secoue les musulmans indiens. Dans l’ensemble, depuis deux décennies, ces derniers ont fait preuve de beaucoup de résilience face à la montée du majoritarisme hindou qui entend les reléguer dans un statut de citoyens de seconde classe. Ils ont — avec d’autres — timidement protesté devant la montée des discriminations et des lynchages dont certains d’entre eux étaient victimes, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du BJP, mais dans l’ensemble, collectivement, ils ont absorbé les coups avec constance et résignation. Mais là, c’est leur statut de citoyens indiens qui est ouvertement remis en cause.

Des étudiants battus à New Dehli

Un peu partout dans le pays, des manifestations éclatent. L’une d’elles change la donne, celle des étudiants de la Jamia Millia University de New Delhi. Cet établissement universitaire musulman prestigieux, dont les étudiants et professeurs ne sont pas tous musulmans compte des personnalités éminentes parmi ses anciens élèves. Le 15 décembre, la police de Delhi (qui dépend directement du ministère de l’intérieur) pénètre dans les locaux de l’université et tire des gaz lacrymogènes à l’intérieur même de la bibliothèque universitaire; de nombreux étudiants sont battus à coup de lathis (cannes en bois utilisées par la police) et interpellés.

Les images vidéo font le tour des réseaux sociaux et, en quelques heures, des mouvements de solidarité se déclenchent au sein d’établissements universitaires dans presque tous les États indiens, y compris ceux qui s’étaient jusqu’alors signalés par leur dépolitisation. Le soutien le plus spectaculaire vient sans conteste des étudiants de la Benares Hindu University (BHU), haut lieu de l’hindouisme et située au cœur de la circonscription électorale du premier ministre Modi.

Féroce répression en Uttar Pradesh

Le gouvernement a beau dénoncer la «désinformation», répéter que le CAA ne menace aucunement les musulmans indiens et Narendra Modi lui-même affirmer le 22 décembre devant 200 000 militants et sympathisants du BJP qu’il n’existe aucun projet de recensement national des citoyens (NRC) à l’échelle de l’Inde, l’agitation persiste et s’étend. Parfois durement réprimée, notamment dans l’État d’Uttar Pradesh où la police est directement sous les ordres de Yogi Adityanath, chef du gouvernement local, un moine soldat placé par Modi lui-même et qui ne fait pas de quartier. Sa police laisse de nombreux morts parmi les manifestants et les cas d’arrestations massives, de torture et de destruction de biens se multiplient.

C’est que le CAA et le NRC prennent en tenaille les musulmans indiens. Comme l’a indiqué dans un tweet Amit Shah lui-même en avril, «D’abord, nous ferons voter l’amendement à la loi sur la citoyenneté et nous naturaliserons les réfugiés hindous, bouddhistes, sikhs et jaïns, les minorités religieuses des nations voisines. Puis nous mettrons en œuvre le NRC pour débarrasser notre pays des infiltrés».

À peine le NRC remisé par le premier ministre, le même Narendra Modi lance par anticipation le recensement ordinaire de la population, le National Population Register (NPR). La nouveauté, dans ce recensement qui n’est pourtant pas le premier du genre, est qu’il envisage de demander la date et le lieu de naissance non seulement de la personne interrogée, mais également celles de ses parents. Autrement dit, presque toute la population indienne est concernée, car même s’il est prévu de ne poser la question directement qu’à ceux qui sont nés après 1985, le simple fait de demander également les détails de la naissance des parents, nécessaire pour passer le filtre du NPR, revient à établir également la nationalité de ces derniers.

Dans un pays où il n’est obligatoire que depuis 1969 de déclarer une naissance à l’état civil de sa commune et où l’âge médian est de 28 ans, cela revient en pratique à suspendre une épée de Damoclès au-dessus de la tête de presque tous les musulmans du pays. Car ceux qui seraient marqués comme «douteux» par l’administration pourront être repêchés grâce au fameux CAA. À condition, naturellement, de n’être pas musulmans. Et voilà comment une loi qui n’est officiellement pas censée concerner les musulmans indiens finit par les concerner très directement.

Le retour de la désobéissance civile

La mobilisation anti-CAA-NRC-NPR a visiblement pris de court le gouvernement Modi, qui n’entend pas pour autant renoncer à son projet. Plusieurs États indiens parmi les principaux, notamment le Bengale-Occidental et le Kerala ont fait savoir qu’ils refusaient de prêter leur concours au recensement et même s’y opposeraient. Des éditorialistes, jusqu’alors silencieux face aux excès des nationalistes hindous, ont pris la plume pour souligner l’ampleur de la désobéissance civile s’inspirant du satyagraha du Mahatma Gandhi. Les menaces qui pèsent sur l’idée même de l’Inde ont réveillé de nombreux Indiens, jusqu’alors passifs ou effrayés.

L’enjeu est de savoir si, même dirigée par le BJP, l’Inde peut demeurer ce pays laïc qui respecte toutes les religions à égalité, comme le voulaient les pères de l’indépendance indienne, ou si elle est sur le point de devenir ce «Pakistan hindou» que Nehru rejetait de toutes ses forces.


  1. Son slogan de campagne était «Sabka saath, sabka vikas» (solidarité avec chacun, développement pour tous).
  2. À l’exception d’une délégation de 27 membres du Parlement européen, dont 22 d’extrême droite, invités en octobre par le gouvernement à se rendre compte de la «normalité» de la situation.
  3. NDLR. Principe juridique selon lequel toute personne arrêtée a le droit de savoir pourquoi, et de quoi elle est accusée. Ensuite, elle peut être libérée sous caution, puis amenée dans les jours qui suivent devant un juge. À l’origine loi votée au XVIIe siècle par le Parlement anglais, l’habeas corpus signifie aujourd’hui le contraire de la détention arbitraire.
  4. La «famille des organisations» qui regroupe autour du BJP des dizaines d’organisations et notamment la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, en français «Organisation patriotique nationale») sa matrice idéologique fondée en 1925 sur le modèle des milices fascistes.
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En première ligne dans l’affrontement États-Unis-Iran, les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre.

Posted in Divers, Moyen-Orient by odalage on 8 janvier 2020

Article publié initialement sur Paroles d’actu le 7 janvier 2020

“Be careful what you wish for, you may just get it”.

Depuis plus d’une dizaine d’années, plusieurs monarques du Golfe pressent les États-Unis d’attaquer l’Iran et de renverser son régime. Feu le roi Abdallah d’Arabie saoudite, recevant en 2008 le général américain David Petraeus, avait imploré les Américains de « couper la tête du serpent », autrement dit l’Iran. Le même message, plus direct et employant des expressions moins imagées, était relayé par les souverains de Bahreïn et d’Abou Dhabi, à la grande satisfaction du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou qui se félicitait publiquement de la convergence entre Israël et les monarchies du Golfe.


Mais l’administration Obama ne partage pas cette vision extrême de la façon de traiter avec l’Iran. De toute façon, les États du Golfe, ou en tout cas certains d’entre eux, sont ulcérés par la façon dont Obama réagit aux « printemps arabes » qu’ils voient comme une menace existentielle alors que les États-Unis voient une opportunité pour les peuples de la région de se faire entendre. Le comble est atteint lorsqu’ils apprennent en 2015 qu’Américains et Iraniens négocient secrètement depuis un an et demi sous l’égide du sultanat d’Oman qui ne leur a rien dit, bien qu’il soit membre du Conseil de coopération du Golfe, comme les cinq autres monarchies de la Péninsule arabique. Ces négociations aboutiront à l’accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015.

Avec Obama, la rupture est totale et l’Arabie saoudite, comme les Émirats arabes unis et Bahreïn, misent sur son successeur à venir. En fait, ils font davantage que miser : comme on le sait désormais, Abou Dhabi et Riyadh ont travaillé en sous-main pour faire élire Donald Trump. Ce dernier l’ayant emporté, ils attendent la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. De fait, les principaux responsables de l’administration Trump sont connus pour leur hostilité à la République islamique et leurs critiques passées de la passivité supposée d’Obama. Enhardi, le tout nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, annonce même en 2017 qu’il va porter la guerre sur le sol iranien. Les premiers gestes de Trump comblent d’aise ces émirs va-t-en guerre : retrait de l’accord de Vienne, renforcement des sanctions pour infliger une « pression maximale » sur l’Iran menaces à l’encontre des Européens qui se risqueraient à ne pas respecter les sanctions… américaines, etc.

Mais au fil du temps, un doute affreux les saisit : et si Trump, en fin de compte, n’était qu’un faux dur, répugnant au conflit ? Après tout, il s’est fait élire sur la promesse de rapatrier les troupes américaines, dont plusieurs dizaines de milliers stationnent au Moyen-Orient et alentour. Ils voient la confirmation de leurs soupçons lorsqu’en juin 2019, un drone américain est abattu par l’Iran au-dessus du golfe Persique sans que cela provoque la moindre réaction. Pis : Donald Trump révèle que les militaires avaient préparé une action de représailles et qu’il y a renoncé en apprenant que le bombardement risquait de provoquer la mort de 250 Iraniens.

Quarante ans après Carter, et trois ans seulement après Obama, les monarques du Golfe se sentent à nouveau abandonnés par l’allié américain.

Dans ce contexte, deux événements vont les conduire à réviser en profondeur leur stratégie.

En juin 2019, deux pétroliers croisant en mer d’Oman, à l’orée du fameux détroit d’Ormuz qui commande l’accès au Golfe, font l’objet d’attaques non revendiquées mais attribuées à l’Iran sans que les démentis de ce dernier ne parviennent à convaincre. Les deux pétroliers sont évacués mais ne coulent pas et tout laisse à penser que ces attaques n’en étaient pas véritablement et constituaient plutôt un avertissement. C’est en tout cas ce que croient comprendre les Émirats arabes unis qui, dans la foulée, annoncent le retrait de leur contingent militaire du Yémen, où ils combattent les Houthis, soutenus par l’Iran. Et en juillet, de hauts responsables émiriens se rendent à Téhéran pour y discuter sécurité maritime. C’est le premier contact de ce niveau depuis six ans entre les deux pays.

De même, le 14 septembre, des installations pétrolières saoudiennes situées à Abqaiq dans la province orientale sont attaquées par les airs avec une précision diabolique. Les Houthis revendiquent une attaque par drones, ce qui est immédiatement mis en doute, à la fois en raison de la sophistication de l’attaque et de la distance de la frontière yéménite. Les regards se tournent naturellement vers Téhéran dont les démentis ne convainquent pas plus qu’en juin. Les Iraniens ne cherchent d’ailleurs pas vraiment à dissiper l’impression qu’ils sont derrière une attaque qui, analyse faite, viendrait plutôt du nord que du sud et parvient à endommager, sans détruire complètement, ces installations vitales pour les exportations saoudiennes. La production de pétrole est temporairement réduite de moitié mais peut progressivement reprendre son rythme de croisière dans les mois qui suivent. Quoi qu’il en soit, à Riyadh aussi, le message a été parfaitement reçu.

Puisque les États-Unis ne semblent pas prêts à venir au secours de leurs alliés arabes, ces derniers doivent s’adapter à la situation nouvelle et, pour la première fois depuis 2015, les Saoudiens paraissent sérieux en affirmant qu’ils veulent mettre fin à la guerre au Yémen. De même, la tonalité des discours saoudiens à l’égard de l’Iran s’est considérablement assouplie. Riyadh et Téhéran échangent directement, ainsi que par l’intérmédiaire de pays tiers naguère encore marginalisés par l’Arabie, comme Oman, le Koweït et le Pakistan.

C’est alors que, prenant tout le monde par surprise, Donald Trump ordonne fin décembre le bombardement de cinq sites des Kataëb Hezbollah irakiennes, une milice chiite liée à l’Iran, en représailles après la mort d’un « sous-traitant » américain en Irak (autrement dit un mercenaire employé par l’armée américaine) tué lors de l’attaque d’une base militaire américaine près de Kirkouk quelques jours auparavant. Moins d’une semaine plus tard, le 3 janvier, le général iranien Qassem Soleimani était pulvérisé par un missile tiré d’un drone américain alors qu’il venait de quitter l’aéroport de Bagdad. Soleimani, l’architecte de l’expansion politico-militaire de l’Iran au Moyen-Orient, était un très proche du guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei au point que nombre d’observateurs le qualifiaient de numéro deux du régime, avant même le président Rohani.

Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du guide à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak, qui agissait en tant que médiateur. L’Arabie saoudite a donc doublement été pris de court, à la fois par une réaction américaine violente qu’elle n’attendait plus, et par le fait que celle-ci intervient alors que Riyadh est engagé dans un processus diplomatique de rapprochement avec la République islamique. Mais à Washington, l’heure est désormais à la rhétorique guerrière, dans la bouche du président Trump que de son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo, sans considération pour les alliés des Américains, qu’il s’agisse des Européens, ouvertement méprisés par Pompeo, ou des alliés arabes du Golfe. Quand ces derniers affirment qu’ils n’ont pas été consultés ni même informés préalablement, leurs déclarations semblent crédibles, tant ils apparaissent désemparés.

À Abou Dhabi, le ministre des Affaires étrangères Anouar Gargarsh que l’on a connu plus belliqueux, plaide désormais pour un « engagement rationnel » et souligne que « la sagesse et l’équilibre » doivent prévaloir. Son homologue saoudien, Adel Jubeir, qui n’était pas le dernier à dénoncer l’Iran dans les termes les moins diplomatiques, insiste désormais sur « l’importance de la désescalade pour épargner les pays de la région et leurs peuples des risques d’une escalade ».

Un universitaire des Émirats arabes unis, Abdulkhaleq Abdulla qui a mis son talent et son influence au service du discours anti-iranien de son gouvernement ces dernières années, déclare à présent que le message à Trump des dirigeants du Golfe peut se résumer ainsi : « Épargnez-nous s’il vous plaît une autre guerre qui serait destructrice pour la région. Nous serons les premiers à payer le prix d’une confrontation militaire. Il en va donc de notre intérêt vital que les choses restent sous contrôle ».

Enfin, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, dépêche aux États-Unis son frère cadet Khaled ben Salman, vice-ministre de la Défense, ancien ambassadeur à Washington et homme de confiance de MBS avec un message simple à l’attention de l’administration américaine : « faites preuve de retenue ».

L’attaque de juin 2019 contre les pétroliers et celle du 14 septembre contre les installations pétrolières d’Arabie a tiré certaines monarchies pétrolières de leur rêve éveillé dans lequel les Américains pouvaient frapper l’Iran sans conséquences pour eux-mêmes. Cette inconscience était d’autant plus incompréhensible que les Iraniens, depuis plus de trente ans, ont toujours été très clairs : en cas d’attaque américaine ou israélienne, ce sont les monarchies situées de l’autre côté du Golfe qui en paieront le prix. Leurs installations pétrolières et pétrochimiques sont des cibles faciles et aisément à la portée des missiles de la République islamique, tout comme, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus grave, les usines de dessalement de l’eau de mer qui assurent l’essentiel du ravitaillement en eau potable des pétromonarchies.

Il ne faudra pas longtemps aux souverains du Golfe, qui ont si longtemps plaidé pour une attaque contre l’Iran auprès des dirigeants américains, pour voir si leur influence est suffisante afin de persuader désormais Donald Trump du contraire.

A reversal of Globalisation?

Posted in Divers, Inde by odalage on 13 février 2017

By Olivier Da Lage

Commenting on both Trump’s victory and the vote in favour of Brexit in the UK, the ILO director general Guy Ryder said: “It is the people who feel they haven’t benefited from globalisation and from the EU, from the way things are organised. This is the revolt of the dispossessed in that regard”[1].

Worldwide, free-trade agreements (FTA) are threatened. Donald Trump has steadily promised to scrap both NAFTA, the free trade agreement concluded between Mexico, Canada and the USA more than 20 years ago as well as the Transpacific agreement signed just one year ago. Public opinion (and therefore, politicians alike) in the US and Europe have an increasingly negative view of the TTIP, the free trade agreement being negotiated between The United States and the European union, while the Canada-UE FTA was on the brink of failure when a Belgian provincial parliament refused to ratify it unless it received reassurances on some key issues (such as private arbitration courts) which eventually were given, thereby enabling its signature[2].

Even in countries where free-marketeers used to call the shots, such as the UK, the Netherlands and – to a much lesser extent – the USA, “globalisation” has become a spectre for voters across the political spectrum, sounding more like “loss of jobs” than “booster of growth”. True, the “alter-globalisation” movement is losing momentum. However, the fear of globalisation is no longer confined to it: during the last US presidential election, all the main candidates, Trump, Clinton and Sanders campaigned against globalisation. In the Brexit referendum vote, the resentment towards European immigrants was more of a factor than a rejection of the EU as such.

Next in line now is France, where free market was never a popular theme. Even though, as the fifth world economic power, France has vastly benefited from globalisation, most candidates in the run-up to the April 2017 presidential election, including “pro-business” ones insist on their duty to protect citizens against the fallout of globalisation. Such trends can indeed be seen all across Europe.

The reason why the anti-globalisation trend is picking up in the West is that very different forces are merging in a de facto coalition.

On the one hand, one finds old opponents of globalisation who always considered it a bad thing: blue collar workers and the political parties representing them who fear it is all about transferring jobs from their countries to emerging countries where salaries and labour laws are less protective and therefore perceived as unfair competition. They include many workers’ unions, communist parties and other left and far left parties in Europe as well as a good deal of the popular vote in the US among the Democratic electorate and the trade union movement. But increasingly, the popular vote goes to far right or popular parties who blame the loss of jobs not only on foreigners abroad but also on foreign immigrants “stealing” the job of local citizens: UKIP in the UK, Front National in France, “True Finns” in Finland, Party of Freedom in the Netherlands, etc.

Other long-standing opponents include many left-leaning intellectuals, especially in France, who consider globalisation as a threat to cultural diversity, i.e. the “americanisation” of other cultures.

But what really changed the paradigm is that these opponents have now been joined by mainstream figures and parties as was obvious in the Brexit vote, the US presidential election and the ongoing French presidential election campaign. These newcomers have added their voices to the anti-globalisation choir for opportunistic reasons because they have sensed which the wind is blowing and are desperately trying to retain their voters. But there is more to it than this: the feeling is that the Reagan-Thatcher drive towards deregulation has gone too far, has been damaging the social fabric and created widening poverty pockets. In the past 30 years, the difference of salaries between the bottom and the top of the ladder has increased from 1:10 to 1:400 or more and the social acceptance of this widening gap at a time when the economy is barely recovering from the 2008 crisis is just not there.

By contrast, in India, where globalisation has for two decades been synonymous with outsourcing from Western companies and massive inflow of FDI (foreign direct investments), the word does not carry a negative connotation, far from it. But appearances can be deceptive. In 1998, the financial crisis which severely hit the global financial markets hardly affected the Indian economy. Ten years later, India had to face a sudden massive outflow of capital in the wake of the subprime financial crisis. Back in 1998, India was still largely insulated from the world financial markets by the many rules on foreign exchange which were subsequently relaxed. This was no longer the case in 2008. As a result, huge amounts of FDI were hastily repatriated from India to the US or to Europe, not because of the economic situation in India but because these investors desperately needed the cash back home.

The narrative in India is generally that this country supports globalisation and criticises the protectionist practices of Western governments but on the issue of globalisation, India now sits on both sides of the fence. On the one hand, as an “emerging” country, India still offers more for less in many areas and needs globalisation. On the other hand, as an already “emerged” country, India requires regulations to protect its intellectual property. For decades, it was not a priority but as a major exporter of cultural goods and services, India now has an increasing stake in ensuring its artistic works are not stolen.

In the field of agriculture, all Indian governments have always taken a protectionist stance for fear of the brutal consequences of free trade in a sector still employing 60 percent of the active population with generally low productivity and many farmers poverty-stricken.

Globalisation does not divide the West and the rest of the world. The actual oppositions lie within each country and every government has to grapple with the contradictions between the benefits and the negative consequences of the very same phenomenon. As going back on globalisation is not an option even for those hostile to it, the challenge for governments and international institutions is to find how to reign in its excesses, manage it politically, and make it acceptable to their public[3].

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[1] “Economic frustration has spawned Trump and Brexit, warns UN labour chief”, The Guardian, 14 November 2016.

[2] “La contestation contre le libre-échange gagne du terrain”, Le Monde, 25 October 2016.

[3] Lawrence H. Summers, “It’s time for a reset”, The New York Times, 5 December 2016.

Islamic State and France: mortal enemies

Posted in Divers, Moyen-Orient by odalage on 21 juillet 2016

France’s state policy of ‘laïcité’ (secularism) and its military interventions in Islamic countries has made it the prime target of IS in the West. The hardline French response to step up bombing campaigns against jihadis in Syria, Iraq, and Mali will likely continue, but conversely feeds IS strategy, which is to foment anti-Muslim sentiment among the non-Muslim French population.

By Olivier Da Lage

Read the full text on Gateway House’s website

Modi en visite en Iran : QUEL RÔLE POUR L’INDE AU PROCHE-ORIENT ?

Posted in Divers, Inde, Moyen-Orient by odalage on 20 mai 2016

Par Olivier Da Lage

Cet article est paru initialement sur Orient XXI le 20 mai 2016

Après les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, le premier ministre indien Narendra Modi est attendu à Téhéran le 22 mai pour son troisième voyage au Proche-Orient.

Le président chinois Xi Jinping et le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif avaient chacun choisi d’enchaîner les étapes de Riyad et Téhéran lors de leur tournée respective du Proche-Orient en janvier dernier. Narendra Modi qui, contrairement à Barack Obama a reçu un traitement royal lors de sa visite en Arabie saoudite en avril 2016 a choisi de visiter les États du Proche-Orient séparément, comme pour bien marquer qu’il n’y a pas de lien entre ces visites. On peut y voir des raisons de calendrier, mais plus vraisemblablement, il s’agit là de bien marquer que les relations que New Delhi entretient avec l’un des pays de la région ne sauraient avoir de conséquences sur celles qu’elle a avec un autre — surtout lorsque, comme c’est le cas ici, les deux pays en question nourrissent mutuellement une hostilité notoire.

Pétrole et lutte antiterroriste

Indépendamment de la configuration régionale, les sujets bilatéraux ne manquent pas entre New Delhi et Téhéran. Si l’Inde importe massivement ses hydrocarbures des États arabes de la péninsule Arabique, il est essentiel de diversifier ses approvisionnements pour d’évidentes raisons de sécurité des approvisionnements, mais aussi parce que la croissance indienne est extrêmement vorace en énergie. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), en 2040, la dépendance de l’Inde au pétrole importé atteindra 90 % de sa consommation totale1. Or, l’Iran est non seulement un producteur de pétrole, mais ses réserves en gaz naturel sont les deuxièmes au monde après la Russie. C’est avant tout ce besoin vital de sécuriser ses approvisionnements qui explique que l’Inde ait constamment résisté aux pressions américaines visant à prendre ses distances avec la République islamique d’Iran. C’est dire combien la signature de l’accord nucléaire conclu à Vienne le 14 juillet de l’année dernière a été bien accueillie à New Delhi, suscitant l’espoir d’une levée progressive des sanctions.

À l’heure où dans toute l’Asie, le maître mot est la «  connectivité  », l’Inde place également de grands espoirs dans le port iranien de Chabahar, sur la mer d’Arabie dans la province du Sistan Baloutchistan, comme point d’entrée d’une route lui permettant d’accéder à l’Afghanistan et à l’Asie centrale sans avoir à traverser le Pakistan. En janvier, le gouvernement indien a accordé un prêt de 150 millions de dollars au projet de développement du port. Aux termes d’un accord conclu en mai 2015, l’Inde doit équiper et avoir la responsabilité opérationnelle de deux quais de Chabahar pendant une période de dix ans au terme de laquelle la responsabilité sera rétrocédée aux Iraniens.

Enfin, l’Inde et l’Iran partagent en grande partie une même préoccupation face au terrorisme des groupes djihadistes sunnites (organisation de l’État islamique, Al-Qaida et les groupes qui évoluent dans leur mouvance). Le fait que ces groupes aient souvent des liens, pour ne pas dire davantage, avec les services secrets pakistanais rapproche encore davantage New Delhi et Téhéran. Lors de ses déplacements à Abou Dhabi en août 2015 et à Riyad en avril dernier], Modi avait obtenu le soutien des autorités de ces pays dans la lutte contre le terrorisme. S’il se confirme que les relations indo-iraniennes comprennent bien un volet antiterrorisme, ce ne sera pas un mince succès pour le chef du gouvernement indien, jusqu’alors connu pour son nationalisme hindou et peu apprécié des musulmans indiens, d’avoir gagné à sa cause les dirigeants de trois pays musulmans d’importance et qui, dans le cas de l’Iran et de l’Arabie, s’accusent mutuellement de soutenir le terrorisme  !

Collaboration discrète avec Israël

Narendra Modi devrait ensuite effectuer son voyage tant attendu (et retardé) en Israël et en Palestine. Compte tenu de son admiration pour Israël et pour Benyamin Nétanyahou, ses faits et gestes seront scrutés avec attention lors de ce voyage. Lorsqu’elle s’est rendue sur place pour préparer le terrain, la ministre des affaires étrangères Sushma Swaraj a pris soin de réitérer le soutien de l’Inde à la cause palestinienne. Mais pour les Palestiniens, qui ne se font plus guère d’illusions, ce ne sont que de bonnes paroles sans effet pratique.

La discrétion avec laquelle l’Inde et Israël collaborent de très longue date dans le domaine de la défense et de la sécurité ne trompe pas davantage. L’ancrage est profond et remonte aux années 1960, lorsque le pays était fermement dirigé par le parti du Congrès. Longtemps, Israël a été pour l’Inde comme une maîtresse que l’on fréquente sans la montrer en public. Il s’agissait alors principalement de ne pas heurter les pays arabes. Cette façon de faire a perduré pratiquement jusqu’à ce jour. Pourtant, non seulement les secrets entourant cette relation n’en sont plus, mais de surcroît, il n’y a plus aucun risque de fâcher les États arabes en se rapprochant ouvertement d’Israël avec lequel certains d’entre eux — notamment les monarchies du Golfe — affichent sans complexe une convergence stratégique face à l’Iran.

Non-interventionnisme systématique

Les dirigeants indiens partagent avec leurs homologues arabes une vive méfiance à l’égard des «  printemps arabes  », envisagés dès le début 2011 comme une source de déstabilisation nuisible aux intérêts indiens et aux communautés indiennes expatriées au Proche-Orient. L’évacuation massive organisée par la marine indienne en 2015 de 1 783 Indiens et 1 291 étrangers de 35 pays (y compris des Pakistanais) coincés au Yémen n’a fait que renforcer ce sentiment. La préférence pour le statu quo et l’aversion du changement ressortent clairement du témoignage ultérieur de l’ambassadeur indien en poste à Damas de 2009 à 2012, V. P. Haran, qui justifie après coup son soutien au régime de Bachar Al-Assad par l’implication supposée de groupes djihadistes soutenus par les pays du Golfe dans les premières manifestations contre le pouvoir syrien2.

La marque de fabrique de la diplomatie indienne au Proche-Orient est l’amitié professée à l’égard de tous et le refus obstiné de prendre position dans les querelles pouvant opposer ses différents amis. Cette politique est ouvertement assumée par de nombreux diplomates, responsables politiques ou observateurs au motif que, même si elle est critiquée, cette «  non-politique  » a jusqu’à présent donné de bons résultats. C’est ce qu’illustre parfaitement ce texte écrit par un vétéran de la diplomatie indienne, l’ambassadeur Ranjit Gupta :

La réticence ou la prétendue politique de passivité dans un environnement particulièrement imprévisible et volatile dans les zones de guerre ne reflète pas une absence d’esprit de décision, un renoncement au “leadership”, ni un comportement de “pique-assiette”. C’est simplement faire preuve d’une sage prudence. L’approche discrète, profil bas pragmatique de l’Inde, non intrusif, non interventionniste, qui ne juge pas, qui n’ordonne pas, qui ne prend pas parti dans les différends régionaux, fondée sur les avantages et bénéfices mutuels a produit des résultats très satisfaisants et il n’y a absolument aucune raison de changer les orientations générales de cette politique3.

Un grand pays sans influence

Le fait est que, d’un point de vue indien, marqué par des décennies de non-alignement, non-ingérence et d’«  autonomie stratégique  », le réflexe interventionniste qui caractérise au Proche-Orient la politique américaine et plus récemment, celle de la France n’a pas nécessairement produit des résultats satisfaisants. En tout cas, certainement pas au point de convaincre l’Inde du caractère erroné de sa diplomatie régionale fondée sur le bilatéralisme exclusif, au risque que son influence politique soit marginalisée. Car c’est bien là que se situe la limite de la politique suivie jusqu’à présent. Pour ses partenaires du Proche-Orient, l’Inde est un grand pays, représentant un marché important (pour les producteurs d’hydrocarbures), un fournisseur de main-d’œuvre abondante (qualifiée et non qualifiée), et désormais un partenaire dans la lutte antiterroriste, tandis que sa marine joue un rôle croissant dans la sécurité des lignes maritimes dans les eaux de l’océan Indien. Mais l’Inde n’offre (pas encore) une spécificité qui la situe à leurs yeux au-delà du partenaire utile et fiable.

Absente à dessein du marché de la médiation, dans lequel il y a surtout des coups à prendre, l’Inde doit désormais trouver ce qui fera d’elle le pays non seulement utile, mais indispensable dans cette région voisine et qui soit à la mesure du rôle qu’elle entend jouer sur la scène mondiale en ce début de XXIe siècle. La préservation du statu quo à tout prix et l’absence de toute prise de position sur les questions régionales au Proche-Orient ne lui permettront pas d’y parvenir.

1India Energy Outlook, AIE, 2015.

3Ranjit Gupta, India and the Middle East Crises, National Institute of Advanced Studies (NIAS), Strategic Forecast n° 2, février 2016.

France-Arabie saoudite : « Il y a de nombreuses choses à discuter »

Posted in Divers by odalage on 12 octobre 2015

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Les contradictions de la politique indienne au Proche-Orient

Posted in Divers by odalage on 17 août 2015

Par Olivier Da Lage

Cet article est paru initialement le 17 août 2015 dans Orient XXI

Le premier ministre indien Narendra Modi se rend aux Émirats arabes unis les 16 et 17 août. La région du Golfe, où travaillent de nombreux ressortissants indiens, est cruciale pour l’approvisionnement énergétique de l’Inde. Et il se prépare, à la fin de l’année, à se rendre en Israël.

Cela faisait 34 ans, lorsque Indira Gandhi avait visité le pays en 1981, qu’un chef du gouvernement indien n’avait pas foulé le sol des Émirats arabes unis. Cette négligence apparente est surprenante quand on aligne quelques chiffres : les pétromonarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) fournissent près de 45 % du pétrole importé par l’Inde, les expatriés indiens sont environ 7 millions dans la péninsule Arabique, 2,6 millions rien qu’aux Émirats arabes unis. Les transferts d’argent en provenance de ses ressortissants dans le Golfe rapportent annuellement à l’Inde six milliards de dollars.

Il aura donc fallu attendre plus d’un an après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en mai 2014 pour que celui-ci effectue son premier voyage au Proche-Orient. Sa première année a été consacrée à renforcer sa position dans son environnement proche (sous-continent et océan Indien), aux relations avec l’Extrême-Orient, l’Europe et les États-Unis.

Le calendrier de ce second semestre 2015 montre cependant que le Proche-Orient figure en bonne place dans l’agenda diplomatique du gouvernement indien. C’est ainsi que le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif était à New Delhi les 13 et 14 août : comme tant d’autres, l’Inde attendait avec impatience la conclusion de l’accord nucléaire devant entraîner la levée de toutes les sanctions contre l’Iran, à la fois marché potentiel pour l’économie indienne et fournisseur d’énergie (pétrole et gaz).

Rapprochement avec Israël

Mais le voyage le plus significatif est celui que Narendra Modi devrait effectuer à la fin de l’année en Israël : ce sera la première fois qu’un premier ministre indien se rendra dans l’État hébreu, alors même qu’Ariel Sharon, chef du gouvernement israélien à l’époque, avait visité l’Inde en septembre 2003. Un pays avec lequel le Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir en Inde se sent de nombreuses affinités. L’histoire des relations indo-israéliennes est compliquée : l’Inde avait voté contre le partage de la Palestine à l’Assemblée générale de l’ONU en 1947, et si elle a reconnu Israël de jure en 1950, il faudra attendre 1992 pour que cette reconnaissance donne lieu à des échanges d’ambassades. Dans la tradition de Jawaharlal Nehru, le parti du Congrès — au pouvoir pratiquement sans interruption depuis 1947 — se veut à la fois non-aligné et soutenant les mouvements de libération comme l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

C’est l’arrivée au pouvoir du BJP en 1998 qui donne un coup d’accélérateur au rapprochement avec Israël. La grille de lecture est alors : nous avons les mêmes adversaires (les musulmans), les mêmes amis (les États-Unis), et une coopération militaire discrète remontant aux années 1960. De fait, le retour au pouvoir du parti du Congrès en 2004 ne remet pas en question ce rapprochement israélo-indien qui se manifeste principalement dans le domaine militaire et celui de la haute technologie. Les nationalistes hindous du BJP et de la myriade d’organisations qui gravitent autour de lui ne font pas mystère de leur sympathie pour Israël au nom d’une communauté d’intérêts supposée contre les pays musulmans tandis que le gouvernement actuel, contre toute évidence, soutient que la politique indienne vis-à-vis des Palestiniens n’a pas changé.

L’«  Asie occidentale  »

Cette visite à venir de Narendra Modi aura en tout état de cause l’avantage de mettre fin à l’ambiguïté et à l’hypocrisie qui marquaient ces relations depuis plus d’une vingtaine d’années. Peut-être amènera-t-elle aussi l’Inde à clarifier sa politique au Proche-Orient. Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, New Delhi n’a pas de politique proche-orientale, et encore moins de stratégie dans la région. Elle a, en fait, autant de politiques que d’interlocuteurs et essaie de se contredire le moins possible, mais cela ne fait pas une stratégie. Pour un pays qui ambitionne à raison une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est un sérieux problème.

Pour commencer, les Indiens ont un problème avec le concept même de Proche-Orient. Ce terme européocentriste hérité de l’époque coloniale est rejeté par les analystes et politiques indiens qui lui préfèrent celui d’Asie occidentale. Peu importe d’ailleurs que l’Égypte, la Libye ou le Soudan — pays africains — soient inclus dans cette région. Cela explique peut-être en partie, mais pas seulement, pourquoi les gouvernements indiens n’ont jamais jusqu’à ce jour envisagé la région dans son ensemble ni formulé de stratégie globale.

En effet, l’Inde se voit à juste titre comme la puissance centrale du sous-continent indien et attend des puissances étrangères qu’elles la considèrent comme telle. Elle a défini des politiques séparées selon qu’elle traite avec l’Iran, les pays arabes du Golfe, Israël ou les Palestiniens. Pays anciennement colonisé, l’Inde tire sa fierté depuis l’indépendance en 1947 de son refus de toute ingérence (même si sa pratique est quelque peu différente chez ses voisins du Sri Lanka, du Bhoutan ou du Népal). C’est pourquoi, par principe, elle refuse de prendre position dans les différends entre pays tiers.

Non ingérence diplomatique

Tout récemment, dans la guerre du Yémen, l’Inde s’est illustrée en mettant sa marine au service de l’évacuation de ressortissants indiens et asiatiques du Yémen, mais a refusé de prendre position sur le bien-fondé des attaques de la coalition menée par l’Arabie saoudite. De même, l’Inde fait de son mieux pour traiter ses relations bilatérales avec l’Iran d’un côté, les pays arabes du Golfe de l’autre, comme si l’on pouvait faire abstraction des tensions entre ces derniers.

D’ailleurs, les relations diplomatiques de l’Inde avec les pays arabes sont aussi dépolitisées que possible. Cela tient en grande partie à la crainte, déjà évoquée, de retombées négatives sur les relations de New Delhi avec des pays tiers, mais aussi à la perception durable que les pays arabes du Golfe sont par principe favorables au Pakistan. Mais ce qui a été une réalité pendant des décennies l’est beaucoup moins aujourd’hui : d’une part, les pays du CCG reconnaissent le potentiel de l’Inde après l’avoir durablement sous-estimé  ; la longue visite effectuée en Inde en janvier 2006 par le roi Abdallah d’Arabie saoudite marque cette évolution. De l’autre, les pays du CCG prennent leurs distances avec le Pakistan, et le refus de ce dernier de soutenir l’opération saoudienne au Yémen au printemps 2015 n’a fait qu’accentuer ce refroidissement.

D’un point de vue de politique intérieure, régulièrement accusé de négliger les musulmans indiens, le gouvernement nationaliste hindou de Modi n’est pas fâché d’afficher de bonnes relations avec les États arabes musulmans du Golfe. D’un point de vue économique, ces mêmes bonnes relations sont une nécessité pour la croissance du pays et les investissements étrangers dont Modi a fait une priorité.

Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi s’est efforcé de redonner une cohérence à une diplomatie qui avait perdu en lisibilité depuis une trentaine d’années et l’essoufflement du Mouvement des non-alignés. En abordant ses relations avec les entités qui composent le Proche-Orient (Iran, pays arabes du Golfe, autres pays arabes, Israël et Palestine), la logique voudrait que le gouvernement que dirige Narendra Modi lui donne un cadre global et lisible. Son penchant personnel le porterait sans aucun doute vers un soutien franc à Israël. La prudence dont il a témoigné depuis son arrivée aux affaires et les traditions d’un appareil diplomatique indien rétif à l’idée de se mêler des conflits des autres laissent penser au contraire qu’il avancera sur cette voie avec circonspection.

Voir aussi :

L’Inde de Narendra Modi : quelle stratégie ?

La Modi-fication de l’Inde

« Game of Thrones » à Riyad

Posted in Divers by odalage on 15 avril 2014

Par Olivier Da Lage

Cet article est initialement paru le 15 avril 2014 sur le site d’Orient XXI

Pour la première fois de l’histoire de l’Arabie saoudite, le roi a décidé de façon formelle qui sera l’héritier de son successeur. En nommant vice-prince héritier le plus jeune des fils vivants du fondateur du royaume, il accélère le passage du pouvoir à la deuxième génération des enfants d’Abdelaziz. Indépendamment des luttes pour le pouvoir qui devraient s’exacerber entre les petits-fils, cette transition prochaine ne rajeunira pas l’âge des monarques saoudiens.

La publication jeudi 27 mars 2014 d’un décret royal nommant le prince Mouqrin Ben Abdelaziz — le plus jeune des fils encore vivants du fondateur du royaume Abdelaziz Ibn Saoud — à la fonction de vice-prince héritier a surpris à plus d’un titre. Non par le choix de son titulaire mais par la nature inédite de cette fonction. Début février, Mouqrin avait en effet déjà été nommé second vice-premier ministre. Le roi gardant pour lui le titre de premier ministre et le prince héritier étant traditionnellement premier vice-premier ministre, le second vice-premier ministre est, tout aussi traditionnellement et de façon présomptive, le futur prince héritier. Il paraissait alors déjà explicite aux yeux de tous que Mouqrin serait prince héritier à la suite de Salman lorsque ce dernier succéderait à Abdallah. Que cela n’ait pas été assez clair, ou au contraire que cela l’était tellement que de nombreux princes d’importance s’étaient mis à intriguer pour saper l’avenir de Mouqrin, toujours est-il qu’Abdallah a jugé nécessaire de verrouiller cet ordre de succession en créant un « vice-prince héritier », une première dans l’histoire du royaume.

Un lignage impardonnable pour certains

La conséquence de l’irrévocabilité du décret est que Salman se voit privé à l’avance du choix de son propre héritier, tant il paraît impossible, lorsqu’il accédera au trône, qu’il puisse le remettre en cause. Quelques jours avant sa publication, Abdallah a en effet fait valider son choix par le Conseil d’allégeance, conseil de famille qu’il a créé en 2006 pour trancher les questions de succession alors que les intrigues de palais se développaient sur la question. Au passage, on note que cette ratification a obtenu les suffrages de plus des trois quarts de ses membres. Ce qui, autrement présenté, signifie qu’une forte minorité de ses membres s’y est ouvertement opposée. Cette opposition ne tient pas aux compétences du plus jeune des fils d’Abdelaziz, né en 1945. Ancien pilote de F-15 formé au Royaume Uni, ancien chef des services de renseignements (de 2005 à 2012 ), il a été gouverneur des provinces de Hail et de Médine. Bref, il a toutes les compétences communément requises pour un futur souverain d’Arabie saoudite. Cependant, ce que ne lui pardonneraient pas nombre de ses demi-frères et leurs héritiers, c’est son lignage : la mère de Mouqrin, Baraka — une Yéménite, aurait été une esclave ou une concubine et non l’une des véritables épouses légitimes d’Abdelaziz.

Abdication imminente du roi Abdallah ?

L’autre surprise tient à la date choisie pour publier ce décret : la veille de l’arrivée en visite officielle du président américain Barack Obama. Certains ont cru y lire un geste de défiance à l’endroit des États-Unis, leur signifiant que l’on ne tenait pas compte de leur avis dans la succession. C’est un double contresens : d’une part, les Américains savent très bien qu’en ce qui concerne les affaires internes à la famille royale leur influence est nulle et que tout avis exprimé, même en privé, serait contre-productif. De plus, dans le passé, Washington a eu du mal à gérer sa relation avec le roi Fahd, réputé pro-américain, tandis que les choses ont été beaucoup plus carrées avec son successeur Abdallah, pourtant régulièrement présenté depuis les années 1970 comme anti-américain par la presse d’outre-Atlantique. Bien au contraire, c’était pour le roi une façon de présenter directement aux dirigeants américains celui à qui ils auraient affaire dans les années à venir.

Il est également intéressant de noter qu’avant même la publication du décret, les réseaux sociaux, dont la jeunesse saoudienne est fort friande – c’est le pays du monde où le pourcentage d’usages de Twitter est le plus élevé, il est proche des 50 % –, bruissaient de la nouvelle de la nomination de Mouqrin au poste de prince héritier et de l’abdication imminente du roi Abdallah. D’où la rumeur insistante selon laquelle le scénario le plus vraisemblable serait la convocation par le Conseil d’allégeance d’un comité de médecins qui déclarerait inapte à gouverner le prince Salman, l’actuel prince héritier, laissant ainsi le champ libre à Mouqrin. De fait, la délégation américaine a pu constater que le roi Abdallah, âgé de plus de 90 ans (il serait né en 1923) portait en permanence une aide respiratoire et, toujours de source américaine, un cancer ne lui laisserait que quelques mois à vivre. Salman, âgé de 78 ans, passe quant à lui pour avoir une santé fragile. On a parlé à son propos de leucémie et d’Alzheimer. Son règne, s’il advenait, aurait toutes les chances d’être bref. S’il meurt avant d’accéder au trône, ce serait, après Sultan et Nayef, le troisième prince héritier que le roi Abdallah enterrerait de son vivant, comme par hasard trois membres de la puissante branche Soudayri de la famille royale. C’est sans doute pour faire mentir ce scénario qu’au début de l’année le prince Salman a enchaîné les voyages, avec une tournée asiatique l’emmenant tour à tour au Pakistan, en Inde, en Chine, au Japon et aux Maldives, avant de représenter le roi au Koweït pour un sommet de la Ligue arabe.

Luttes d’influence à l’horizon

Il ne s’agit pas ici de s’engager dans des spéculations sur les luttes d’influences et les successeurs probables du roi. Il ne fait guère de doute (le vote au sein du Conseil d’allégeance l’atteste, ainsi que l’inhabituelle transparence qui a permis d’en prendre connaissance) que ces luttes d’influence font et feront rage pour savoir qui viendra après lui. Après Mouqrin, lorsque arrivera le temps de passer à la génération suivante, le roi Abdallah espèrerait que soit placé son fils Mitab, chef de la Garde nationale. Mais Mohammed Ben Nayef, petit-fils de la branche Soudayri et ministre de l’intérieur est aussi considéré comme un prétendant sérieux. Néammoins, dans ce domaine, les favoris tombent fréquemment en disgrâce et, s’agissant de Mitab, les fils de rois perdent en faveur lorsque leur père n’est plus de ce monde. Le choix de Mouqrin par Abdallah fait-il partie d’une stratégie anticipatrice qui favoriserait Mitab ? En réalité, ces supputations s’apparentent à ce que fut la « kremlinologie » : les observateurs en sont réduits à pronostiquer à partir d’indices apparents très ténus, tandis que ceux qui savent vraiment sont à la fois fort peu nombreux et restent mutiques.

Des octogénaires aux affaires

Quoi qu’il en soit, Mouqrin étant le plus jeune des fils d’Abdelaziz, son successeur sera pour la première fois un petit-fils du fondateur du royaume. Toutes les interrogations subsistent quant à la lignée qui reprendra le flambeau et le Conseil d’allégeance a justement été créé pour arbitrer les conflits. Cependant, il ne faudrait pas s’imaginer que le changement de génération va rajeunir la monarchie dans ce pays dont l’écrasante majorité a moins de trente ans. C’est même tout le contraire. Depuis la mort d’Ibn Saoud en 1953, les rois qui se sont succédé appartenaient tous à la génération de ses fils. Plus de soixante ans après, on n’a toujours pas épuisé la seconde génération qui s’éteindra avec le règne de Mouqrin. Or, ce dernier est plus jeune que le plus âgé de ses neveux ! Et les petits-fils d’Abdelaziz sont par définition beaucoup plus nombreux que la génération précédente. Par conséquent, à moins que la famille Al-Saoud ne change en profondeur le mécanisme de succession – et rien ne l’indique – l’Arabie saoudite se prépare à être dirigée pour encore de très nombreuses années au mieux par des septuagénaires, si ce n’est par des octogénaires voire des nonagénaires.

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Les monarchies du Golfe se déchirent en public

Posted in Divers by odalage on 21 mars 2014

Par Olivier Da Lage, journaliste à RFI et chercheur associé à l’institut MEDEA.

Cet article est initialement paru le 17 mars 2014 sur le site de l’institut MEDEA

Le rappel le 5 mars dernier par l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn de leurs ambassadeurs en poste à Doha ferait presque oublier qu’il y a à peine plus de trois mois, l’Arabie saoudite avait en vain tenté de faire adopter par ses partenaires du Conseil de coopération du Golfe (CCG) un projet d’Union du Golfe. Chaudement soutenu par le Bahreïn et plus mollement par les Émirats arabes unis, ce projet était en revanche combattu par le Koweït et davantage encore par le sultanat d’Oman. Le ministre des Affaires étrangères d’Oman avait même publiquement déclaré que dans le cas où ce projet serait mis en œuvre, le sultanat se retirerait du CCG dont il est depuis 1981 membre fondateur. Quant au Qatar, il n’a pas eu besoin de s’opposer publiquement au projet, Oman s’en étant chargé, mais sa position ne faisait guère de doute.

En décembre, Ryad proclamait vouloir une union renforcée du Golfe, approfondissant (sous sa domination) un CCG ayant passé le cap de la trentaine et voici qu’en mars, le royaume prend l’initiative d’afficher sa rupture avec le Qatar, entraînant à sa suite deux autres membres de ceclub très fermé des monarchies de la Péninsule arabique. Trois contre trois, ou trois contre un plus deux,, quelle que soit la lecture que l’on donne de cette querelle, le fait est que le CCG est profondément divisé. En soi, ce n’est pas une nouveauté. Il y a eu dans le passé plusieurs crises, dont certaines très sérieuses, notamment celle qui a près de deux décennies durant, opposé le Qatar au Bahreïn sur la souveraineté des îles Hawar. L’affaire s’est finalement résolue à l’amiable après un jugement rendu en 2001 par la Cour internationale de justice de la Haye (CIJ). Mais quelques années auparavant, ce différent territorial entre le Bahreïn et Qatar avait failli provoquer l’implosion du CCG. A l’époque, l’Arabie Saoudite avait refusé de prendre parti entre ses deux petits voisins.

La nouveauté de cette crise n’est donc pas qu’elle puisse avoir lieu. Les précédents l’attestent. C’est sa médiatisation. Dans le passé, seul le Qatar a joué la publicité de ses différends avec l’Arabie saoudite (et quelques autres. Lors de la très grave crise frontalière qui l’a opposé à l’Arabie saoudite autour du poste frontière de Khafous en 1992, dans lequel plusieurs garde-frontière ont perdu la vie, l’Arabie saoudite était ulcérée de la façon dont le Qatar l’avait rendue publique. Mais cette fois-ci, c’est Ryad qui, de bout en bout, a joué la dramatisation d’une crise dont le déclenchement a été entièrement décidé par les dirigeants saoudiens. Par contraste, la réponse du Qatar a été étonnamment mesurée, comparé à ses habitudes de l’époque du règne de l’ancien émir cheikh Hamad qui était coutumier des « montées aux extrêmes ». Il est vrai que, du point de vue des trois pays du CCG qui ont retiré leurs ambassadeurs, la faute en revient entièrement à l’émir Tamim qui n’aurait pas respecté des engagements pris en novembre à l’issue d’une médiation koweïtienne, à savoir restreindre l’influence des Frères musulmans basés au Qatar et le soutien à ces derniers de la télévision satellitaire qatarienne Aljazeera.

Dans la foulée du rappel des ambassadeurs, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont interdit à leurs ressortissants de collaborer aux médias du Qatar et diverses déclarations en provenance de Ryad préparent les esprits aux sanctions à venir : fermeture de la frontière terrestre (isolant de fait le Qatar de son arrière-pays), fermeture de l’espace aérien aux aéronefs en provenance ou à destination de l’émirat, boycottage commercial, etc.

A lire et entendre les responsables et leaders d’opinion saoudiens ou émiriens, ce n’est qu’un début et le Qatar doit s’attendre à bien d’autres mesures jusqu’à ce qu’il vienne à résipiscence et que cheikh Tamim vienne a Canossa, renonçant à tout ce qui a fait la force de la diplomatie du Qatar depuis les débuts du règne de son père Hamad en 1995 qui s’est avant tout définie en opposition au royaume saoudien. Autant dire que le ressentiment accumulé vient de loin.

Pour autant, on est frappé par le côté épidermique de la rédaction de l’Arabie saoudite et de ses alliés et on peine à discerner la stratégie qui soutient cette batterie de mesures contre le Qatar. A supposer en effet que l’émirat ne cède pas à la pression, ce qui n’est pas une simple hypothèse, de quelle alternative dispose Ryad à des sanctions qui se seraient avérées inefficaces ? L’Arabie saoudite peut-elle durablement prendre le risque d’être vue comme la principale responsable de la division du Conseil de coopération du Golfe, division dont le principal bénéficiaire serait à l’évidence son adversaire principal, à savoir l’Iran ?

Plus vraisemblablement, la crise actuelle connaîtra l’issue de la plupart de celles qui ont traversé le monde arabe depuis des décennies. Au bout d’un certain temps, probablement quelques mois, une baisse significative du niveau des invectives échangées, suivie ou accompagnée d’une normalisation diplomatique et d’une réconciliation plus ou moins spectaculaire, et aussi peu sincère que toutes celles qui l’ont précédées, mais indispensable, car dans le long terme, les monarchies du Golfe n’ont d’autre choix que de serrer les coudes, quels que soient leurs désaccords et les inimitiés entre leurs dirigeants. La pérennité de leurs régimes, qui est la seule chose qui compte véritablement à leurs yeux, est à ce prix.

L’Arabie saoudite, alliée objective du Qatar ?

Posted in Divers by odalage on 20 mars 2014

Cet article est initialement paru dans Orient XXI  le 17 mars 2014

Par Olivier Da Lage

La décision de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de Bahreïn de retirer leurs ambassadeurs au Qatar a éclaté comme un coup de tonnerre et mis en évidence les contradictions au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Pourtant, l’offensive de Riyad contre le petit émirat, contre sa télévision Al-Jazira et contre les Frères musulmans risque au final de se retourner contre le royaume.

L’Arabie saoudite serait-elle en définitive la meilleure alliée du Qatar, son « alliée objective » ? La question n’est qu’un paradoxe apparent. L’ancien émir Hamad était passé maître dans la gestion des contradictions au bénéfice de l’émirat et de la dissuasion du faible (le Qatar) au fort (l’Arabie). Cette politique lui a permis d’engranger de nombreux succès diplomatiques, du moins jusqu’à l’été 2013, lorsque ses protégés en Égypte et en Tunisie ont été contraints de céder le pouvoir.

Anticipant certainement les difficultés à venir, le cheikh Hamad ben Khalifa Al-Thani s’est à temps volontairement retiré du pouvoir le 25 juin 2013 pour le transmettre à son fils Tamim, contrairement à l’usage parmi les potentats de la région qui ne se retirent généralement des affaires qu’à leur mort, ou par la grâce d’un coup d’État. Qui plus est, Al-Thani père s’est bien gardé depuis lors d’apparaître publiquement. Ce faisant, il ambitionnait sans aucun doute de protéger les premiers pas au pouvoir de son successeur afin de préserver l’héritage et de pérenniser sa politique mise en œuvre depuis 1995, lorsqu’il avait lui-même pris le pouvoir en déposant son père, Cheikh Khalifa, en voyage à l’étranger.

Dans un pays dans lequel la plupart des souverains ont été renversés par leur successeur à l’occasion d’un coup d’État familial, Cheikh Hamad, en choisissant de se retirer de son vivant, a certainement réduit le risque que la même mésaventure survienne à Tamim. Il a mis à l’écart celui qui pouvait apparaître comme le principal rival, Hamad ben Jassim, cousin de l’émir Hamad, ministre des affaires étrangères et premier ministre, inspirateur, architecte et exécuteur des initiatives les plus hardies du règne précédent. Les relations entre lui et Tamim étant notoirement marquées par la défiance, le nouvel émir a immédiatement privé Hamad ben Jassim de toutes ses fonctions étatiques et l’intéressé est aussitôt parti à l’étranger poursuivre ses florissantes affaires privées. Nul doute que les choses eussent été autrement difficiles pour Tamim si son accession au pouvoir s’était produite après la mort de son père.

Nouvelle ère

C’est dans ces conditions que Tamim, du seul fait du départ de son père, a pu remettre les compteurs à zéro dans les relations jusque là exécrables avec le puissant voisin saoudien à qui il a réservé son premier voyage en tant qu’émir. Bien accueilli par toutes les monarchies voisines qui accumulaient les griefs contre la politique et les façons de faire de son prédécesseur, Tamim a d’emblée imprimé un style très différent, beaucoup moins flamboyant que celui de son père. Un Qatar plus modeste, recentré sur ses affaires intérieures, voilà qui faisait les affaires de pratiquement tout le monde, à commencer par ses voisins de la Péninsule arabique. Les débuts sont rudes : à peine Tamim était-il au pouvoir que le président égyptien Mohamed Morsi, soutenu politiquement et financièrement à bout de bras par le Qatar, était renversé par un coup d’État militaire, initialement soutenu par de larges secteurs de la population égyptienne. Protestant de sa bonne foi, le Qatar prétend contre toute évidence n’avoir pas soutenu les Frères musulmans mais le peuple égyptien et pour prix de sa contrition, s’engage à livrer jusqu’au bout le gaz promis à l’Égypte du temps où elle était dirigée par Morsi. À peu près au même moment, en Tunisie, l’autre protégé de Cheikh Hamad, le mouvement Ennahda — qui s’inscrit également dans la mouvance des Frères musulmans — est contraint de céder la place à un gouvernement de technocrates. Là encore, le Qatar digère en silence ce revers de fortune.

De fait, depuis l’été 2013, l’émirat faisait beaucoup moins parler de lui et nombre de « qatarologues » en étaient venus à se demander si le Qatar de Cheikh Tamim n’était pas rentré dans le rang. À tort. Car aucun revirement ne s’esquissait, la diplomatie de Doha s’était simplement faite plus discrète. En Syrie, le soutien aux djihadistes était toujours de mise et sur Al-Jazira, les prêches de Cheikh Qaradawi, prédicateur d’origine égyptienne et Frère musulman, continuaient d’enflammer le monde arabe à commencer par l’Égypte du général Abdel Fattah El-Sissi, le nouveau « meilleur ami » de l’Arabie saoudite. Alors même que des journalistes d’Al-Jazira emprisonnés au Caire étaient traduits en justice sous l’accusation de terrorisme, le gouvernement du Qatar refusait d’abjurer sa politique passée et présente de soutien aux Frères.

C’en était trop pour l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ces derniers étaient en effet engagés depuis plus de deux ans dans une impitoyable chasse aux Frères musulmans accusés de comploter contre les régimes de Dubaï et d’Abou Dhabi afin d’imposer une république islamique. Pour faire bonne mesure, le gouvernement de Bahreïn, qui a pourtant su recourir aux Frères musulmans dans son combat contre l’opposition chiite, s’est joint aux deux premiers, tous trois rappelant le 5 mars leurs ambassadeurs de Doha pour punir le Qatar de n’avoir pas respecté un accord, jusque-là tenu secret, conclu en novembre dernier à l’issue d’une médiation koweïtienne. Dans cet accord, qu’ils reprochent au Qatar de n’avoir pas respecté, Tamim se serait engagé à ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des pays voisins et à ne pas soutenir un « mouvement dont le but est de menacer la sécurité et la stabilité des États membres ». Traduit librement, ses voisins attendaient du Qatar qu’il musèle Cheikh Qaradawi, qu’Al-Jazira cesse de soutenir les Frères musulmans en Égypte et que ceux d’entre eux qui avaient trouvé refuge au Qatar soient au mieux expulsés, au pire réduits au silence. C’était beaucoup demander au Qatar dont le soutien aux Frères remonte aux années 1960 et à la répression des Frères par le président Gamal Abdel Nasser. Quant à Al-Jazira, s’il est indiscutable que son appui sans réserve à la mouvance frériste depuis 2011 lui a fait perdre beaucoup en audience et en crédibilité, elle s’est tellement identifiée au Qatar, placé sur la carte du monde par Cheikh Hamad au prix d’innombrables crises diplomatiques provoquées par ses émissions, qu’il était vain d’attendre des autorités de Doha qu’elles désavouent la télévision qui a fait la notoriété de l’émirat.

Vers une grave crise diplomatique ?

Pour faire bonne mesure, les ministères de l’information des Émirats arabes unis et d’Arabie Saoudite ont mis en demeure leurs ressortissants collaborant aux médias qatariens, y compris la chaîne sportive Beinsport, de mettre immédiatement fin à leur collaboration. Puis, des informations venues d’Arabie saoudite ont évoqué divers boycottages, la fermeture de la frontière terrestre avec le Qatar et d’autres mesures, aussi humiliantes qu’hostiles à l’encontre de leur petit voisin. À vouloir trop bien faire, on parvient souvent au résultat inverse de celui recherché et même un dirigeant au tempérament aussi modéré que Cheikh Tamim ne peut accepter de se faire rabrouer comme un écolier turbulent. Comme c’était prévisible, le Qatar s’est cabré et a fait savoir qu’il ne changerait pas de politique.

Si le rapport des forces semble lui être défavorable, l’émirat a toutes les raisons de penser que sa posture n’est pas si inconfortable. Tout d’abord, le Qatar n’est pas complètement isolé au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Si trois des six membres ont rappelé leurs ambassadeurs, il est tout aussi intéressant de noter que les deux autres ne l’ont pas fait : ni le sultanat d’Oman, qui répugne à tout geste spectaculaire et coercitif envers un autre membre du club des monarchies de la Péninsule, ni le Koweït qui s’est engagé dans une mission de médiation entre le Qatar et les autres pays du CCG. En fait, si l’on considère que, en décembre 2013, l’Arabie saoudite et Bahreïn ont dû in extremis renoncer à leur projet d’Union du Golfe devant la résistance ouverte d’Oman et du Koweït et tacite du Qatar, l’échec de la stratégie saoudienne est patent.

Du reste, de quelle stratégie parle-t-on ? Après le retrait des ambassadeurs, quelles sont les mesures que Riyad pourrait prendre à l’encontre du Qatar ? Le blocus et le boycottage annoncés ne sont certes pas une bonne nouvelle pour Doha, mais les moyens de le contourner existent. Un blocus maritime est impensable, à la fois parce qu’il s’agirait d’un acte de guerre et que les tensions internes au CCG n’ont tout de même pas atteint ce degré, et parce que le Qatar héberge sur son sol la plus importante des bases américaines à l’extérieur du territoire des États-Unis. Par ailleurs, la conséquence mécanique de l’hostilité saoudienne sera immanquablement un rapprochement du Qatar avec l’Iran. Un premier pas a-t-il été franchi avec la première réunion à Téhéran le 15 mars du comité politique conjoint des deux pays ?

Et si toutes ces sanctions ne sont pas prises, il ne reste comme option que la rupture des relations diplomatiques, hypothèse fort peu vraisemblable. À défaut, il ne reste donc à Cheikh Tamim qu’à patienter et à parier sur le nombre de mois qu’il faudra aux ambassadeurs saoudien, émirien et bahreïnien pour retrouver le chemin de Doha, lui-même ayant pris soin de ne pas retirer les ambassadeurs qatariens dans ces trois capitales et s’étant bien gardé de contribuer à l’escalade par des déclarations intempestives. Une dernière observation : Cheikh Hamad est resté silencieux et invisible depuis son retrait en juin 2013, mais il n’est pas interdit de penser qu’il prodigue en coulisses ses conseils stratégiques au successeur qu’il a mis en place.

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