Iran-Arabie Saoudite : L’apparence du religieux (Confluences Méditerranée 2016/2 N° 97)
Par Olivier Da Lage*
La cause est entendue : le royaume d’Arabie Saoudite et l’Iran sont en concurrence pour asseoir leur influence au sein du monde musulman et leur hégémonie dans la région du Golfe. Influence et hégémonie religieuses, naturellement. On en trouve la manifestation dans le fait que depuis 1986, le souverain saoudien se fait appeler « Serviteur des deux Lieux Saints » (Khadim al-haramayn al-sharifayn), ce que conteste vigoureusement l’Iran qui demande que les lieux saints de l’islam soient placés sous tutelle d’une instance islamique internationale indépendante. Pour sa part, depuis Khomeiny, le Guide de la révolution iranienne justifie son rôle suprême dans le système politique iranien par le concept de velayat-e-faqih, qui, pour simplifier, confère au détenteur de la charge le pouvoir d’interprétation juridique de la volonté divine et s’impose par conséquent à toutes les institutions politiques du pays. En somme, deux théocraties musulmanes, l’une sunnite, l’autre chiite, qui diffèrent fondamentalement sur des points de doctrine essentiels, se font face de part et d’autre des eaux du golfe Persique et cette tension n’est pas confinée à la sphère théologique : elle déborde sur des conflits meurtriers à la lisière de la faille qui divise le monde musulman depuis quatorze siècles entre sunnites et chiites.
Voici cinq ans, le 14 mars 2011, un contingent saoudien a franchi le pont-digue séparant l’Arabie du petit royaume du Bahreïn où la dynastie sunnite des al-Khalifa était confrontée à une contestation émanant principalement de la communauté chiite (environ 70 % de la population). Pour les dirigeants du Bahreïn et d’Arabie, il ne fait guère de doute que cette agitation était entretenue par des agents iraniens. Pour d’autres, notamment le secrétaire américain à la Défense Robert Gates, qui se trouvait à Manama l’avant-veille de l’invasion, ce n’était pas le cas : « Je leur ai dit que nous n’avons aucune preuve suggérant que l’Iran ait initié l’une ou l’autre des révolutions populaires ou des manifestations dans la région, a-t-il dit en évoquant ses entretiens avec le roi Hamad et le prince héritier Salman. Mais il y a des preuves tangibles que si la crise se prolonge, et tout particulièrement à Bahreïn, les Iraniens cherchent des moyens de l’exploiter et de créer des problèmes. Alors je leur ai dit : dans ce cas, le temps n’est pas votre allié ». Et Robert Gates d’enfoncer le clou : « Je leur ai dit que je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir un retour à la situation d’avant dans la région (…) L’heure est au changement, et il peut être conduit, ou imposé. (…) Dans les circonstances présentes, (…) de petits pas ne seraient probablement pas suffisants (…). Une réforme réelle est nécessaire »[1]. Mais il n’a pas été entendu et depuis cinq ans, en dépit d’une répression sans états d’âmes, la tension subsiste dans l’archipel où, effectivement, l’influence iranienne a progressé en réaction aux arrestations et aux tortures.
Au Yémen, depuis le 26 mars 2015, les Saoudiens ont pris la tête d’une coalition d’une dizaine de pays arabes[2], tous sunnites, et bombardent sans relâche les positions conquises par les rebelles zaydites Houthis, originaires du nord-ouest du pays, près de la ville de Saada, non loin de la frontière saoudienne. Ces derniers, appuyés par des éléments de l’armée restés fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, sont parvenus à entrer dans la capitale Sanaa en septembre 2014, à s’emparer de l’ensemble de la ville et à en chasser le président par intérim Hadi en janvier 2015, et à s’emparer dans le sud des localités de Taëz, et même d’Aden, l’ancienne capitale sud yéménite. De longue date, les Saoudiens dénoncent le soutien iranien dont bénéficient les Houthis et à la fin 2009, l’aviation saoudienne était intervenue à la demande des autorités yéménites pour bombarder la rébellion des Houthis, sans résultat notable. L’ironie est que cette intervention avait été demandée par le président Ali Abdallah Saleh, désormais allié des Houthis. Vu de Riyadh, les succès des Houthis sont ceux de Téhéran qui les soutient. Les Houthis, tenants d’un renouveau zaydite, agissent en réaction contre la progression au Yémen du sunnisme salafi, fortement aidé par l’Arabie Saoudite. Ils se réfèrent au règne des imams zaydites qui ont gouverné la plus grande partie du territoire yéménite pendant près d’un millénaire avant d’être détrônés par la révolution républicaine de 1962. Le zaydisme[3] est une branche du chiisme, quoique bien différente du chiisme duodécimain auquel se réfèrent les chiites d’Iran, du Bahreïn, d’Arabie saoudite, d’Irak et du Liban et son corps de doctrine est souvent plus proche du sunnisme que du chiisme duodécimain, de même que la pratique religieuse. Quoi qu’il en soit, c’est au nom du combat contre la menace d’un encerclement chiite soutenu par l’Iran que l’Arabie a convaincu une dizaine de pays de l’aider à écraser la rébellion Houthie.
En Syrie, l’Arabie Saoudite se déclare désormais prête à envoyer des troupes au sol si on le lui demande[4] et a dépêché à la mi-février 2016 des chasseurs bombardiers sur la base turque d’Incirlik. En août 2011, le royaume a rappelé son ambassadeur à Damas pour protester contre la répression d’une contestation qui avait commencé… en mars et le 12 novembre, l’Arabie Saoudite vote avec la majorité de la Ligue arabe la suspension de la Syrie de l’appartenance à l’organisation. Entre-temps, l’Arabie saoudite, à l’instar d’autres monarchies du Golfe, a directement ou indirectement financé et appuyé politiquement des groupes jihadistes combattant le régime syrien. Les oulémas saoudiens se chargent de donner un contenu doctrinal à ce combat en appelant à lutter contre les Alaouites, assimilés aux chiites. Comme le souligne Madawi al-Rasheed[5], dans la pétition des oulémas, le conflit syrien est présenté exclusivement selon une grille confessionnelle : « c’est la lutte éternelle des musulmans sunnites contre les « Noussayris » (Alaouites), les « Rafidhites » (chiites) les « Safavides » (Iraniens), recourant aux termes péjoratifs en usage chez les religieux et leurs partisans (…) La Syrie est supposée être le lieu d’une guerre confessionnelle éternelle dans laquelle les jihadistes défendent non seulement le peuple syrien mais plus généralement la communauté sunnite dans son ensemble ».
De leur côté, les Iraniens et leurs alliés ne sont pas en reste. Le Hezbollah[6] libanais a dépêché des unités pour se battre aux côtés de l’armée de Bachar al-Assad qui est par ailleurs conseillée par des experts militaires appartenant aux Gardiens de la Révolution iraniens. Plusieurs officiers supérieurs des Pasdarans ayant été tués en Syrie[7], il est permis de douter des affirmations de Téhéran selon lesquelles ces « experts » ne prennent pas part aux combats. Dans la rhétorique iranienne, il s’agit là de repousser le terrorisme wahhabite qu’exporte et soutient l’Arabie.
Reste enfin l’Arabie Saoudite elle-même, dans laquelle vit une minorité chiite représentant entre 10 et 15 % de la population totale, mais presque entièrement concentrée dans la Province Orientale, dans les localités de Qatif, Hofouf, Awwamiya et les villages environnants. Faisant depuis l’origine l’objet d’une discrimination fondée sur les préceptes wahhabites, les chiites saoudiens sont tolérés comme des sujets de seconde zone par le pouvoir. À la suite des émeutes de l’automne 1979, le pouvoir a combiné leur répression avec des investissements dans cette région aux infrastructures arriérées, bien que paradoxalement, elle soit la source de presque toute la richesse du royaume puisque ses sous-sols recèlent l’essentiel des hydrocarbures d’Arabie. Un dialogue s’est noué au début des années 2000 avec certains opposants chiites menés par le cheikh Hassan al-Saffar, rentré d’exil dans les années 90 à l’appel du pouvoir saoudien pour nouer un dialogue. Le fait est que, même s’ils restent ultra-minoritaires au sein de cette instance de 150 membres chargée de conseiller le roi, quatre chiites, dont une femme, y ont été nommés pour siéger au Conseil consultatif (majlis ach-choura). Il y a d’ailleurs quelque chose de paradoxal à voir d’un côté les dirigeants saoudiens proclamer que les chiites sont des Saoudiens comme les autres[8] et à entendre ou lire simultanément des oulémas dénoncer les « rafidhites », autrement dit « ceux qui rejettent », considérés au mieux comme d’hérétiques, au pire comme des faux musulmans.
Mais si, malgré les déceptions accumulées, cheikh Hassan al-Saffar et ses partisans veulent croire aux vertus du dialogue avec le pouvoir, telle n’était pas du tout le point de vue, intransigeant, de cheikh Nimr Baqr al-Nimr, pour qui aucun compromis ne pouvait être trouvé avec la famille al-Saoud. Arrêté en juillet 2012 à la suite des manifestations chiites hostiles au régime ayant lieu de façon récurrente à Awamiyya, cheikh al-Nimr a été condamné à mort en octobre 2014 et décapité, puis crucifié le 3 janvier 2016. Devant le tollé suscité par cette exécution, l’Arabie Saoudite a rappelé qu’il avait été condamné pour huit « crimes » incluant la sédition, incitation à la violence, dénonciation du gouvernement et « allégeance aux douze imams de la foi chiite »[9]. Par ailleurs, la presse saoudienne a rappelé qu’il avait dix ans durant étudié en Iran, suggérant fortement un lien de causalité entre ses études iraniennes et sa foi chiite d’un côté et ses appels à la subversion de l’autre. Comme il était prévisible, l’annonce de son exécution, avec 46 autres condamnés dont trois chiites, a aussitôt provoqué de vives réactions dans le monde chiite et le jour même, le consulat saoudien de Meched et l’ambassade saoudienne à Téhéran étaient mis à sac. Un porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères menaçait l’Arabie Saoudite d’une « vengeance divine » et le guide suprême, l’ayatollah Khamenei, qualifiait al-Nimr de « martyr ». Dès le lendemain, Riyadh prenait l’initiative de rompre ses relations diplomatiques avec Téhéran, imité en cela par le Bahreïn, le Soudan, Djibouti et la Somalie, tandis que le Koweït, le Qatar et les Emirats arabes unis rappelaient leur ambassadeur à Téhéran.
L’exécution de Nimr al-Nimr était en quelque sorte, à la fois la cause et la quintessence de la rupture entre l’Iran chiite et le monde sunnite conduit par l’Arabie Saoudite, l’aboutissement de l’inexorable approfondissement de la faille irrémédiable entre les deux mondes. Dans une tribune[10] publiée par le Washington Post le jour même du début de l’Opération Tempête décisive (le bombardement du Yémen), Nawaf Obaid, analyste très proche des cercles dirigeants du royaume définissait ainsi la nouvelle doctrine saoudienne : « Cette doctrine est fondée sur la légitimité de la monarchie saoudienne et sur la centralité du royaume pour le monde musulman. En tant que gardienne des saintes mosquées de La Mecque et Médine, l’Arabie Saoudite jouit d’une position unique pour se hisser au-dessus de la mêlée de cette dernière décennie et commencer à combler les fossés considérables qui séparent les principales nations sunnites. Alors que près de 90 % des musulmans se définissent comme sunnites et que l’Arabie Saoudite se trouve à l’épicentre du monde sunnite, les Saoudiens croient qu’ils peuvent répondre au besoin pressant d’un front sunnite uni contre l’Iran chiite, de même que contre les mouvements terroristes qui déchirent le monde arabe ». En face, on trouve des propos tout aussi belliqueux : en septembre 2014, après l’entrée des Houthis dans la capitale yéménite, le député de Téhéran Ali Reza Zakani avait ainsi déclaré qu’avec Sanaa, quatre capitales arabes[11] étaient désormais aux mains de l’Iran et de la révolution islamique iranienne. Cette déclaration d’un responsable iranien de rang secondaire a pesé lourd dans la crainte obsidionale que ressentent les dirigeants sunnites du Moyen-Orient face à une menace irano-chiite.
Contre-narration
D’une certaine manière, les propagandistes saoudiens et iraniens semblent d’accord sur l’essentiel et se renforcent mutuellement : le cœur de l’affrontement est entre chiites et sunnites. Il est évidemment utile et même essentiel d’entendre ces messages de la part des acteurs du conflit en ce qu’il permet de comprendre en partie ce qu’ils ressentent et davantage encore ce qu’ils veulent dire au monde extérieur autant qu’à leurs propres partisans. Pour autant, il serait malavisé de les prendre au mot sans tenter d’analyser et même de déconstruire ce récit (le terme anglais « narrative » est en l’occurrence plus adapté) qui comporte une bonne part d’omissions et de contre-vérités. Comme l’a démontré Toby Matthiesen[12], le repli communautaire a été encouragé par les monarchies du Golfe, confrontées pour certaines d’entre elles lors des « printemps arabes » de 2011 à une contestation qui voyait, notamment au Bahreïn, la jonction des oppositions chiites et sunnites. La polarisation communautaire mise en œuvre par ceux qu’il appelle les « entrepreneurs de l’identité communautaire » a efficacement permis de faire avorter ces tentatives embryonnaires, la peur de l’autre communauté servant désormais de boussole aux populations. S’ils s’en sont indignés, les dirigeants iraniens y voyaient aussi leur intérêt, les populations chiites du Bahreïn, d’Arabie Saoudite, et même du Koweït ou de Dubaï étant encouragées à voir en Téhéran leur protecteur naturel.
Le royaume du Bahreïn est le laboratoire de la déchirure communautaire/confessionnelle qui affecte la région dans son ensemble. Malgré sa taille réduite, l’archipel joue à cet égard un rôle disproportionné dans les tensions régionales, à la fois comme révélateur et prototype de l’affrontement entre chiites et sunnites, entre pays sunnites se plaçant sous l’égide de l’Arabie Saoudite et le monde chiite dirigé par l’Iran. À première vue, la dynastie des al-Khalifa au pouvoir à Manama et leurs alliés parmi les grandes familles sunnites du Bahreïn ont gagné leur pari et la contestation a été écrasée avant d’avoir pu prendre son essor. Comme le fait remarquer Justin Gengler[13], l’Arabie Saoudite ne pouvait se permettre de laisser se développer un « soulèvement d’inspiration iranienne » qui n’aurait pas manqué d’avoir des répercussions ailleurs dans la région, à commencer par la Province orientale du royaume qui n’est séparée du Bahreïn que par un bras de mer de 25 kilomètres, traversé par le pont qu’empruntent les blindés de la garde nationale saoudienne le 14 mars 2011 afin de prêter main-forte au régime de Manama. Cette répression, spectaculairement encouragée et appuyée par Riyadh, contribue efficacement à exporter dans le voisinage cette problématique d’une opposition irréconciliable entre chiites et sunnites. Le pari des dirigeants saoudiens et bahreïniens semble donc avoir été gagné, à ceci près que les troubles n’ont jamais cessé depuis cinq ans, qu’ils rappellent ceux qui ont prévalu durant l’« intifada chiite bahreïnienne » entre 1994 et 1999 ou l’agitation qui a prévalu entre la fin 1979 et la fin 1980, pour ne pas remonter aux grandes grèves des travailleurs chiites des années 50 et 60. En 1999, un geste politique de participation au pouvoir de la part du nouveau souverain cheikh Hamad avait mis fin aux troubles. La reprise progressive de ce qui avait été donné a tendu la situation jusqu’à ce rassemblement du 14 février 2011, qualifié par le pouvoir de subversif. L’équation n’a pas changé au Bahreïn : elle demeure entièrement politique et sociale.
Au Yémen, là où les Saoudiens et leurs partisans voient des chiites soutenus par l’Iran en fonction d’affinités communautaires et religieuses, on peut formuler deux types d’objections, l’une religieuse, l’autre historique. Formellement, il est exact que les Zaydites, qui représentent près de 35 % de la population du pays, principalement dans sa partie septentrionale, se rattachent à la branche chiite de l’islam, mais, ainsi qu’on l’a vu, ils ne reconnaissent que cinq imams. Ils tirent leur nom de la révolte de Zayd Ibn Ali as-Sajjad et réservent l’imamat aux descendants de Fatima qui le revendiqueront par la da‘awa (l’appel islamique) et le jihad (guerre sainte). En pratique, le régime de l’imamat a duré près d’un millénaire jusqu’à la révolution de 1962 par les Républicains, conduits par le général Sallal soutenu par l’Égypte de Nasser. Les royalistes, partisans de l’imam, étaient soutenus par le royaume d’Arabie Saoudite. À l’époque, Riyadh se battait aux côtés des Zaydites pour lutter contre une révolution antimonarchique appuyée par Nasser. Il ne leur serait pas venu à l’idée de dépeindre les Zaydites comme des chiites alors même qu’à la même période, les chiites de la Province orientale étaient en butte à d’impitoyables discriminations de la part du gouverneur Djilouwi, allié de toujours des al-Saoud. La dimension religieuse, introduite depuis une dizaine d’années par les Saoudiens pour justifier leurs interventions contre les Houthis est donc une innovation toute récente. La guerre du Yémen de 2015-2016 se fait donc à front renversé puisque non seulement l’Arabie se bat désormais contre ces mêmes Zaydites qu’elle soutenait dans les années 60, mais elle le fait avec le soutien de l’Égypte qui combattait alors dans le camp opposé. Par ailleurs, tout zaydite qu’il soit, le président Ali Abdallah Saleh au pouvoir à Sanaa de 1978 à 2011 a été l’un des alliés les plus proches de l’Irak baathiste de Saddam Hussein, en particulier durant les années de guerre contre l’Iran (1980-1988). La proximité religieuse supposée entre chiites iraniens et Zaydites yéménites ne semble pas avoir pesé lourd dans ses choix politiques.
S’agissant de la Syrie, même si tout pouvait opposer la théocratie saoudienne au baathisme de Hafez al-Assad, c’est le pragmatisme qui a guidé leurs relations et les oppositions entre Riyadh et Damas étaient de nature exclusivement politiques, la Syrie faisant partie de ce qu’on appelait le « Front du refus » et l’Arabie se rangeant dans le groupe des « pays arabes modérés ». Durant la guerre Iran-Irak, Hafez al-Assad avait choisi d’appuyer Téhéran, faisant de la Syrie le seul allié arabe de la République islamique. Le calcul était essentiellement géopolitique puisque l’Iran était en guerre contre l’Irak auquel un différend irréconciliable l’opposait, fait tout à la fois de conflit politique sur la domination du Baath, de lutte d’influence pour le leadership arabe et de rivalité personnelle entre Hafez al-Assad et Saddam Hussein. À la mort du président syrien en juin 2000, l’Arabie a fait de son mieux pour prendre sous son aile le jeune Bachar en l’invitant en octobre de la même année : c’était son deuxième voyage à l’étranger après l’Égypte. La vraie raison de la brutale détérioration des relations entre les deux pays est l’assassinat le 14 février 2005 du Premier ministre libanais Rafik Hariri, très proche allié de la famille régnante d’Arabie Saoudite dont il possédait par ailleurs la nationalité. Comme beaucoup d’autres – notamment les Français et les Américains – les Saoudiens ont imputé à Bachar al-Assad lui-même la décision de faire assassiner Hariri. Dès lors, les relations n’ont cessé de se dégrader. Pourtant, alors même que les soulèvements en Syrie ont commencé en mars 2011, il faut attendre le mois d’août pour que Riyadh rappelle son ambassadeur et que le roi Abdallah condamne la façon dont Assad traitait les manifestants syriens. À l’époque, on chercherait en vain dans ces condamnations des références au « chiisme » des Alaouites au pouvoir à Damas. Du côté iranien, Téhéran a été prompt à saisir la main tendue par Damas dès 1979 car à l’époque, l’Iran, isolé sur la scène internationale du fait notamment de la prise d’otages à l’ambassade américaine, ne comptait guère d’alliés, a fortiori parmi les pays arabes. Certains ont pu tenter de rationaliser cette alliance par le fait que les Alaouites se rattachent au chiisme. En réalité, l’alliance était exclusivement politique ; il ne pouvait y avoir de terrain commun sur le plan religieux entre la République islamique d’Iran et la Syrie laïque de Hafez al-Assad. Certes, ce dernier s’appuyait sur sa communauté, les Alaouites. Mais il faut y voir une dimension clanique et non religieuse.
Quant à l’Arabie Saoudite, l’argument selon lequel cheikh Nimr al-Nimr serait un agent de la subversion iranienne, il omet deux éléments essentiels : cheikh Nimr rejetait le concept de velayat-e-faqih, dogme de la République islamique d’Iran depuis l’origine et pierre de touche de l’allégeance au régime iranien. Par ailleurs, Nimr al-Nimr, qui davantage que bien d’autres, incarnait le chiisme politique, affirmait dans une vidéo postée sur YouTube en juillet 2012[14] : « les al-Khalifa [du Bahreïn] sont des oppresseurs et les sunnites sont innocents de ce qu’ils font. Ce ne sont pas sunnites, ce sont des tyrans ». dans la même vidéo, il s’en prenait aussi très vivement aux membres de la famille Assad, pareillement qualifiés d’« oppresseurs ». L’Iran soutenant sans réserve le pouvoir d’Assad, ces déclarations publiques de cheikh Nimr cadrent mal avec l’image d’un agent de Téhéran qu’ont voulu donner les médias saoudiens avant comme après son exécution[15].
Les tensions actuelles sont particulièrement dangereuses. Elles ont déjà débordé chez les voisins, notamment au Yémen et en Syrie, avec un coût humain considérable. Un affrontement militaire direct entre Téhéran et Riyadh est pour l’heure une hypothèse écartée par tous les analystes et les intéressés eux-mêmes. Comme rien n’indique que les Iraniens et les Saoudiens soient prêts à changer leurs croyances religieuses et que la géographie les place durablement face-à-face de part et d’autre du Golfe, il faudra bien, tôt ou tard, qu’à Téhéran et Riyadh, on fasse redescendre la rhétorique confessionnelle et communautaire. Car pour l’heure, les seuls bénéficiaires visibles de cette tension sont les jihadistes de l’État islamique qui s’appuie sur la rhétorique traditionnelle des oulémas wahhabites pour s’en prendre d’une part aux chiites (qu’ils soient Iraniens, Irakiens ou Saoudiens) et retourner cette même rhétorique contre les dirigeants saoudiens, comme a commencé à le faire le « calife » de l’EI Abou Bakr al-Baghdadi dans un discours diffusé en novembre 2014. Ce défi direct au pouvoir des al-Saoud alors même que les thèses de l’État islamique entrent en résonance avec des propos régulièrement tenus à l’encontre des chiites par les représentants les plus autorisés de l’institution religieuse du royaume est infiniment plus dangereux pour la survie du régime que la rivalité d’influence de deux puissances régionales qui, même conflictuelle, peut se gérer politiquement car, in fine, cette rivalité est d’essence politique et non religieuse.
*Journaliste, auteur de Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Complexe, 2006.
[1] Golfe : en perte d’altitude, les altesses lâchent du lest, https://odalage.wordpress.com/2011/03/13/golfe-en-perte-d%E2%80%99altitude-les-altesses-lachent-du-lest/
[2] Emirats arabes unis, Qatar, Koweït, Bahreïn, Egypte, Soudan, Jordanie, Maroc.
[3] Ses adeptes reconnaissent Zayd Ibn Ali as-Sajjad comme cinquième et dernier imam.
[4] Déclaration du général Ahmed Al-Assiri, porte-parole de l’armée saoudienne le 4 février 2016.
[5] Madawi al-Rasheed, Saudi religious scholars enraged over Moscow’s recent Syria strikes, al-Monitor, 7 octobre 2015.
[6] À l’occasion des obsèques de Hassan Hussein al-Hage, un chef militaire du Hezbollah tué en Syrie, le secrétaire général du parti Hassan Nasrallah a officiellement confirmé que le Hezbollah se battait sur plusieurs fronts sur le territoire syrien.
[7] Parmi eux, le général de brigade Hossein Hamedani, adjoint pour la Syrie et le Liban du général Ghassem Soleymani, chef de la force al-Qods des Gardiens de la Révolution, tué près d’Alep en octobre 2015.
[8] Comme l’a redit le prince Turki al-Fayçal qui s’exprimait à Paris le 25 janvier 2016 à l’invitation de l’Académie diplomatique.
[9] Arab News, 17 octobre 2014.
[10] Nawaf Obaid, « A new generation of Saudi leaders – and a new foreign policy », Washington Post, 26 mars 2015.
[11] Les trois autres étant Bagdad, Damas et Beyrouth.
[12] Toby Matthiesen, Sectarian Gulf : Bahrain, Saudi Arabia, and the Arab Spring That Wasn’t, Stanford University Press, 2013
[13] Justin Gengler, « How Bahrain’s crushed uprising spawned the Middle East’s sectarianism », Monkey Cage, Washington Post, 13 février 2016.
[14] Dépêche Reuters 6 janvier 2016.
[15] Olivier Da Lage, « En Arabie Saoudite, des exécutions de masse qui aggravent les tensions confessionnelles », Orient XXI, 3 janvier 2003.