Le Blog d'Olivier Da Lage

Realpolitik à temps partiel

Posted in Moyen-Orient by odalage on 1 août 2022

Par Olivier Da Lage

Cet article est paru initialement le 31 juillet 2022 sur le site Paroles d’actu.

Et si, en fin de compte, Donald Trump avait raison  ? Il m’en coûte de l’écrire, mais il y a du vrai dans ce qu’il dit de l’émotion provoquée par le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018. Se confiant au Wall Street Journal dans un entretien publié le 26  juillet dernier, l’ancien président américain affirme  : «  Personne ne m’en a parlé depuis des mois. Je peux dire qu’en ce qui concerne Khashoggi, ça s’est vraiment calmé  ».

Difficile de lui donner tort lorsqu’on voit les puissants de ce monde reprendre le chemin de l’Arabie pour rencontrer celui que la CIA a présenté comme l’instigateur de l’assassinat de Khashoggi  : Emmanuel Macron, premier dirigeant occidental à se rendre en Arabie depuis 2018, a été reçu par Mohammed ben Salman (MbS), prince héritier et homme fort du royaume, en décembre dernier. Il y a été suivi par Recep Tayyip Erdogan en avril dernier et voici deux semaines par le président américain Biden, qui le considérait comme un paria naguère encore.

Et voilà qu’à l’invitation du président Macron, MbS, tout droit arrivé d’Athènes, était à son tour reçu à l’Élysée en cette fin juillet, pour une visite de travail que la France a tenté de garder discrète, mais révélée par les Saoudiens. Visite de travail et non pas d’État, assuraient alors les conseillers élyséens pour tenter d’atténuer les inévitables commentaires critiques. Ce qui n’a pas empêché, en fin de compte, de dérouler le tapis rouge pour MbS et d’assumer tardivement, mais crânement une visite destinée à garantir l’approvisionnement en énergie des Français dans le contexte de la guerre en Ukraine imposée par la Russie.

Emmanuel Macron est donc le premier dirigeant du G7 à être allé en Arabie rencontrer Mohammed ben Salman et le premier à l’avoir reçu officiellement depuis le meurtre de Khashoggi il y a moins de quatre ans. La réinsertion du prince héritier saoudien est en marche et la France y contribue fortement.

Lors du «  dîner de travail  », les médias n’étaient pas conviés et aucune photo n’a été diffusée par la partie française. Il a fallu attendre le milieu de matinée le lendemain pour que l’Élysée publie un long communiqué (trois pages) sur la rencontre Macron-MbS. Une longue nuit de réflexion a manifestement été nécessaire pour se mettre d’accord sur ce que l’on pouvait, ce que l’on devait dire sur cette rencontre. Pendant que phosphoraient les conseillers élyséens, Mohammed ben Salman était retourné dormir dans sa demeure de Louveciennes, un château de quelque 7  000  m2 sis au milieu d’un parc de 23 hectares et restauré à son goût par un architecte qui se trouve être le cousin de Jamal Khashoggi.

Dans ce communiqué, on trouve un passage éloquent sur «  la guerre d’agression (…), son impact désastreux sur les populations civiles et ses répercussions sur la sécurité alimentaire  ». En lisant attentivement, on prend conscience qu’il ne s’agit pas de la guerre que l’Arabie mène au Yémen depuis mars  2015 et qui a fait près de 400  000 morts et infiniment plus de blessés, mais de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Soit. De la guerre au Yémen, il est pourtant question quelques paragraphes plus loin, mais sur un tout autre ton  : «  Au sujet de la guerre au Yémen, le Président de la République a salué les efforts de l’Arabie saoudite en faveur d’une solution politique, globale et inclusive sous l’égide des Nations Unies et marqué son souhait que la trêve soit prolongée.  ». Il aurait été du plus mauvais goût de froisser son hôte, que l’on sait susceptible, en rappelant les causes et les effets de cette guerre, comme on venait de le faire à propos de la Russie.

Et pour qu’il ne soit pas dit que le sujet des droits de l’Homme a été omis, le dernier paragraphe vient remettre les choses à leur juste place  : «  Dans le cadre du dialogue de confiance entre la France et l’Arabie saoudite, le Président de la République a abordé la question des droits de l’Homme en Arabie  ».

La lecture de ces trois pages achevée, on doit se pincer pour se convaincre que ce texte émane bien de l’Élysée et non du Gorafi.

Le président français fait ce qu’il faut pour défendre les intérêts de la France, soulignent ses partisans qui font valoir que l’Europe étant privée d’une grande partie, et peut-être bientôt de la totalité du pétrole et du gaz russes, il faut bien trouver des sources d’énergie alternatives et si cela passe par l’invitation de MbS, quels que soient les griefs que l’on puisse éprouver à son encontre, ainsi soit-il.

Cela peut s’entendre. Il est vrai que les hydrocarbures ne gisent pas nécessairement dans le sous-sol de démocraties à notre image et que l’on doit savoir faire preuve de pragmatisme, sauf à opter pour la pénurie d’essence, l’arrêt des industries et le froid pendant l’hiver. Résoudre ce genre de contradictions est même au cœur de l’action diplomatique. Certains appellent cela la Realpolitik, le terme allemand venant de la politique froide et efficace appliquée par Bismarck à la fin du XIXe  siècle. Plusieurs adages viennent l’illustrer  : «  les États n’ont ni amis permanents, ni ennemis permanents, seulement des intérêts permanents  » (Lord Palmerston) que traduit également le mantra de la République française depuis de Gaulle  : «  La France ne reconnaît pas les gouvernements, seulement les États  ». Cette école réaliste a de fameux adeptes dans le monde contemporain, l’Américain Henry Kissinger en est le plus illustre. En France, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine semble également se rattacher à ce courant de pensée.

Au fond, la Realpolitik, pourquoi pas  ? La France ne s’est pas toujours montrée si regardante dans ses relations passées avec les pays du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie. C’est dans une très large mesure ce qui a garanti son rôle international et sa (relative) indépendance énergétique.

Mais ça, c’était avant. Du temps de De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, de Mitterrand. L’État, monstre froid, était assumé sans état d’âme. Avant l’apparition du «  droit d’ingérence  » qui a conduit la diplomatie française à participer ou même entreprendre des interventions militaires au nom de la défense des droits humains, invoquant régulièrement son statut de «  patrie des droits de l’Homme  ». Certains juristes relativisaient ces proclamations morales en faisant remarquer que la France était surtout la patrie de la «  Déclaration des droits de l’Homme  », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Évidemment, d’autres s’en étaient aussi rendu compte et interpellaient régulièrement Paris sur sa propension à donner des leçons à certains (Iran, Venezuela, Birmanie, divers pays africains et autres) tout en détournant le regard lorsqu’il s’agissait de pays fournissant des hydrocarbures ou clients de ses industries d’armement (Emirats arabes unis, Qatar, Arabie saoudite, Égypte, Inde, entre d’autres) et parfois les deux, comme dans le cas de l’Arabie.

Ce grand écart nourrit l’accusation de pratiquer une politique de «  deux poids deux mesures  » (double standard en anglais). Pour échapper à ce reproche, il n’existe qu’une alternative  : fonder la diplomatie sur les droits humains, en acceptant les conséquences adverses notamment sur le plan économique, ou y renoncer et pratiquer une politique réaliste (ou cynique, selon le point de vue adopté) et récupérer ainsi en efficacité ce que l’on perd en posture morale. Les deux points de vue sont également défendables, mais séparément. En ce domaine, le «  en même temps  » ne produit que des inconvénients.

Opter pour une démarche réaliste ne manquerait pas de susciter de nombreuses critiques (au surplus généralement justifiées). Mais cela permettrait de mettre fin à l’accusation parfaitement fondée de pratiquer une morale à géométrie variable qui permet à un ministre des Affaires étrangères de délivrer des brevets de démocratie à l’Égyptien Sissi «  parce qu’il y a des élections  ». Or, tout observateur du déclin de l’influence française, en Afrique et ailleurs, ne peut manquer de relever que cette «  hypocrisie  » reprochée aux Occidentaux en général et aux Français en particulier est au cœur du sentiment antifrançais qui s’est développé ces dernières années, au profit des Chinois et plus récemment des Russes.

Assumer une politique réaliste est un choix à la fois légitime et respectable.  Mais en ce cas, la Realpolitik doit se pratiquer en bloc, pas à temps partiel. N’est pas Metternich qui veut.

Réflexions sur un scoop inutile

Posted in Journalisme, Moyen-Orient by odalage on 13 avril 2022

Par Olivier Da Lage

Depuis plus de quarante ans que je pratique le journalisme, j’ai fait toutes sortes de choses : très intéressantes, moyennement intéressantes et pas intéressantes du tout. Il m’est arrivé – parfois, pas très souvent – de publier des informations exclusives, ce qu’on appelle des scoops. La vérité oblige à dire que dans la plupart du temps, ce n’est un scoop que parce que l’on grille la concurrence de quelques heures, voire de quelques dizaines de minutes. C’est toujours satisfaisant pour l’amour-propre mais si l’on y réfléchit bien, dans la plupart des cas, cela n’a pratiquement aucune importance. Je n’en ai donc pas gardé le souvenir, à une exception près.

Je n’exagère pas en affirmant que ce scoop est ce dont je suis le plus fier à l’échelle de ma carrière journalistique. Son autre caractéristique est qu’à part moi, personne ne s’en souvient plus alors qu’il aurait pu changer la face du monde. J’exagère ? Voire ! Le 20 juillet 1990, dans deux papiers différents diffusés sur l’antenne de RFI, j’ai indiqué qu’il y avait une probabilité élevée d’une intervention militaire irakienne au Koweït. Le 20 juillet, autrement dit treize jours avant l’invasion, mais également cinq jours avant la fameuse rencontre entre Saddam Hussein et l’ambassadrice américaine April Glaspie que les tenants de la théorie du piège (الفخ) considèrent comme le moment où les États-Unis ont sournoisement fait croire au président irakien qu’ils ne bougeraient pas en cas d’invasion, afin de mieux casser le seul régime arabe qui leur tenait tête. Cinq jours avant.

Je ne suis pas voyant et je ne disposais pas d’accès aux documents secrets de la CIA ni d’un quelconque autre service de renseignements. Mais des informations, il y en avait. Il suffisait de les réunir et de les analyser.

Pour moi, tout commence le 17 juillet 1990, à la lecture d’une dépêche de l’Agence France Presse (AFP), qui cite quelques extraits d’un discours prononcé par le chef de l’État irakien à l’occasion du onzième anniversaire de son arrivée au pouvoir. Dans cette intervention radiodiffusée, Saddam Hussein s’en prend violemment à la politique pétrolière de « certains dirigeants arabes dont les politiques sont américaines. […] Ils nous ont poignardés dans le dos avec une lame empoisonnée ». Le président irakien ajoute : « Oh ! Dieu tout-puissant ! Sois témoin que nous les avons avertis [… ] Si les mots ne suffisent pas à nous protéger, nous n’aurons d’autre choix que de recourir à une action efficace pour remettre les choses en ordre et recouvrer nos droits. ».

L’après-midi même, à la garden-party qu’organise chaque année l’ambassadeur d’Irak dans sa résidence, où se presse le tout-Paris politique, diplomatique et journalistique, je demande à tous ceux que je rencontre quel sens, à leur avis, il faut donner à ces propos tout-à-fait inhabituels. Personne n’en sait rien.

Mais le lendemain, sans doute afin de lever toute ambiguïté sur les destinataires de ce message, les médias irakiens publient le texte d’une lettre du ministre irakien des Affaires étrangères Tarek Aziz au secrétaire général de la Ligue arabe. Cette missive, datée du 16 juillet, met directement en cause les émirats arabes unis, et surtout le Koweït. Ce dernier est accusé de voler depuis 1980 le pétrole irakien en pompant dans le gisement de Roumaïla qui se trouve dans la zone frontalière ; l’Irak demande à être remboursé par le Koweït de 2,4 milliards de dollars, soit la valeur du pétrole « volé ». L’Irak accuse ensuite le Koweït et les EAU d’avoir délibérément inondé le marché pétrolier pour faire baisser les cours dans le cadre d’une politique « anti-irakienne et antiarabe ». Tarek Aziz reproche enfin au Koweït de refuser l’annulation de la dette irakienne à son égard. Bref, pour toutes ces raisons, « le comportement du gouvernement koweïtien équivaut à une agression militaire ».

Là, les choses deviennent tout de suite plus claires. Au Koweït même, le premier ministre, Cheikh Saad, prédit une intervention militaire dans la zone de Roumaïla et sur les îles de Warba et Boubiyan. Seul, le ministre de la Justice, Dhari Al Othman, estime que le mémorandum irakien n’est qu’un début et que, libéré de sa guerre avec l’Iran, l’Irak pourrait réactiver ses prétentions territoriales sur l’émirat.

Un retour en arrière s’impose.

La Grande-Bretagne accorda son indépendance à l’émirat le 19 juin 1961. Six jours plus tard, le général Qassem, qui dirigeait alors l’Irak, revendiqua la principauté comme « partie intégrante de l’Irak ». Devant la menace qui pesait sur le nouvel état, l’émir fit appel à l’assistance des troupes britanniques qui débarquèrent le 1er juillet pour dissuader l’Irak d’intervenir. La Ligue arabe apporta son soutien au Koweït et des soldats arabes relevèrent les soldats britanniques. Mais ce n’est qu’en 1963, après le renversement de Qassem, que l’Irak reconnut formellement « l’indépendance et la souveraineté totale » du Koweït. La question des frontières n’était cependant pas réglée et, en mars 1973, les soldats irakiens firent une incursion au Koweït. Une médiation arabe permit d’éviter que l’incident ne dégénère en conflit armé.

Le texte signé en 1963 par le président irakien Hassan el Bakr et l’émir du Koweït, Cheikh Abdallah Al Salem Al Sabah, ne fut cependant jamais ratifié par l’Irak qui continuait de contester les frontières. L’accord fait en effet référence à un échange de lettres datant de 1932, lorsque l’Irak accéda à l’indépendance, entre le Premier ministre irakien Nouri Saïd et l’émir du Koweït, Cheikh Ahmed Al Sabah, dans lesquelles il est fait référence à un autre échange de correspondance en 1923, cette fois entre le haut-commissaire britannique en Irak sir Percy Cox et Cheikh Ahmed. Or, cet échange de 1923 auquel se réfèrent tous les textes successifs indiquent clairement la souveraineté koweïtienne sur les îles de Warba et Boubiyan.

Même après avoir reconnu du bout des lèvres l’indépendance de l’émirat, aucun dirigeant de l’Irak post-monarchique n’a jamais renoncé aux prétentions irakiennes sur ces deux îles. Durant toute la guerre irako-iranienne, Bagdad n’eut de cesse de demander au Koweït la cession de ces îles. Depuis le blocage du Chatt el-Arab, c’est-à-dire depuis le début du conflit, le seul débouché maritime de l’Irak était le chenal de Khor Abdallah qui, passant entre la péninsule de Fao et les îles de Warba et Boubiyan, menait à la seule base navale irakienne, Oum Qasr. Or, l’Irak, qui se considère comme un pays du Golfe, a toujours durement ressenti le fait de ne disposer que d’une étroite bande de terre côtière d’une soixantaine de kilomètres pour toute façade maritime. Bagdad, qui avait besoin de l’aide financière du Koweït et des facilités de transit pour acheminer vivres et armements par la route via l’émirat, n’exigeait plus la cession des deux îles, mais en demanda le prêt, puis à partir de 1984 leur location pour un bail de vingt ans. Ayant des doutes quant aux intentions à long terme d’un aussi puissant locataire, les dirigeants koweïtiens refusèrent avec constance, d’autant que l’Iran les avait avertis que la cession de Boubiyan à l’Irak serait pour Téhéran un casus belli. De surcroît, Bagdad refusait toujours de régler définitivement le litige frontalier. Afin de réaffirmer la souveraineté koweïtienne sur Boubiyan, le gouvernement koweïtien fit ériger à grands frais en 1983 un pont rattachant l’île inhabitée à la terre ferme. Un tel projet existait pour Warba. La fin de la guerre ne mit pas un terme à la dispute, bien au contraire. En février 1989, moins de six mois après le cessez-le-feu, le Premier ministre et prince héritier Cheikh Saad Abdallah se rendit à Bagdad avec l’espoir de parvenir à un accord définitif sur le tracé des frontières. La visite se passa fort mal. Les dirigeants irakiens reprochèrent à l’émir du Koweït de ne pas s’être précipité en Irak pour féliciter Saddam Hussein de sa « victoire », ils exigèrent du Koweït l’annulation de la dette irakienne à son égard et ne montrèrent aucun empressement à résoudre le différend frontalier.

Lorsque l’on met bout-à-bout les perles que constituent le discours du 17 juillet, la lettre de Tarek Aziz du 16 juillet, les différents pendants depuis la fin de la guerre Iran-Irak, et le contexte des deux tentatives d’invasion ratées de 1961 et 1973, le collier commence à prendre forme : l’Irak ne bluffe pas, il n’est pas en train de faire de la gonflette pour tendre artificiellement les prix du pétrole à l’approche de la réunion de l’OPEP à Genève du 25 juillet : il se prépare réellement à attaquer militairement son petit voisin méridional. C’est sur la base de ces éléments, tous dans le domaine public, que je me suis mis à rédiger ces deux articles diffusés dans les heures qui ont suivi sur les antennes de Radio France Internationale. Sans aucun résultat.

Les gouvernements occidentaux et la plupart des éditorialistes se sont laissés convaincre par les dirigeants arabes (Hussein de Jordanie, Yasser Arafat, Hosni Moubarak, notamment) qu’il ne s’agissait que d’un nuage d’été et d’une brouille passagère comme il en existe tant entre les pays arabes et qu’ils se faisaient fort de réconcilier Koweïtiens et Irakiens. L’invasion du 2 août 1990 a montré qu’il n’en a rien été et le reste appartient désormais à l’histoire.

Livrons-nous, quelques instants, à un exercice futile : que se serait-il passé si mes papiers étaient tombés dans l’oreille de quelque décideur gouvernemental français qui, à son tour, aurait alerté ses alliés en Europe et aux États-Unis afin d’empêcher Saddam Hussein de mettre en œuvre ses funestes projets ?

Des centaines de milliers, probablement des millions de vies, auraient été épargnées ; des centaines de milliards de dollars n’auraient pas été dissipés en fumée dans les dépenses de la guerre (des guerres, en fait) et dans le manque à gagner de l’économie irakienne dévastée pour des décennies, tandis que les puits de pétrole koweïtiens étaient à rebâtir ; peut-être même l’État islamique (Daesh), né de la frustration d’anciens officiers baathistes alliés aux jihadistes, n’aurait-il jamais vu le jour, pas davantage qu’Al Qaïda, dont le développement s’est nourri de la présence militaire américaine sur le sol saoudien après l’invasion du Koweït par l’Irak.

Arrêtons-là : cette réalité alternative, comme dans les romans de science-fiction, n’a jamais existé et n’existera jamais. Mais il n’est pas complètement absurde d’imaginer qu’elle aurait pu prendre corps, si ce scoop avait été pris au sérieux par ceux qui auraient dû le faire, mais qui ne l’ont pas fait, le laissant à l’état de scoop inutile, complètement inutile.

En première ligne dans l’affrontement États-Unis-Iran, les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre.

Posted in Divers, Moyen-Orient by odalage on 8 janvier 2020

Article publié initialement sur Paroles d’actu le 7 janvier 2020

“Be careful what you wish for, you may just get it”.

Depuis plus d’une dizaine d’années, plusieurs monarques du Golfe pressent les États-Unis d’attaquer l’Iran et de renverser son régime. Feu le roi Abdallah d’Arabie saoudite, recevant en 2008 le général américain David Petraeus, avait imploré les Américains de « couper la tête du serpent », autrement dit l’Iran. Le même message, plus direct et employant des expressions moins imagées, était relayé par les souverains de Bahreïn et d’Abou Dhabi, à la grande satisfaction du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou qui se félicitait publiquement de la convergence entre Israël et les monarchies du Golfe.


Mais l’administration Obama ne partage pas cette vision extrême de la façon de traiter avec l’Iran. De toute façon, les États du Golfe, ou en tout cas certains d’entre eux, sont ulcérés par la façon dont Obama réagit aux « printemps arabes » qu’ils voient comme une menace existentielle alors que les États-Unis voient une opportunité pour les peuples de la région de se faire entendre. Le comble est atteint lorsqu’ils apprennent en 2015 qu’Américains et Iraniens négocient secrètement depuis un an et demi sous l’égide du sultanat d’Oman qui ne leur a rien dit, bien qu’il soit membre du Conseil de coopération du Golfe, comme les cinq autres monarchies de la Péninsule arabique. Ces négociations aboutiront à l’accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015.

Avec Obama, la rupture est totale et l’Arabie saoudite, comme les Émirats arabes unis et Bahreïn, misent sur son successeur à venir. En fait, ils font davantage que miser : comme on le sait désormais, Abou Dhabi et Riyadh ont travaillé en sous-main pour faire élire Donald Trump. Ce dernier l’ayant emporté, ils attendent la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. De fait, les principaux responsables de l’administration Trump sont connus pour leur hostilité à la République islamique et leurs critiques passées de la passivité supposée d’Obama. Enhardi, le tout nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, annonce même en 2017 qu’il va porter la guerre sur le sol iranien. Les premiers gestes de Trump comblent d’aise ces émirs va-t-en guerre : retrait de l’accord de Vienne, renforcement des sanctions pour infliger une « pression maximale » sur l’Iran menaces à l’encontre des Européens qui se risqueraient à ne pas respecter les sanctions… américaines, etc.

Mais au fil du temps, un doute affreux les saisit : et si Trump, en fin de compte, n’était qu’un faux dur, répugnant au conflit ? Après tout, il s’est fait élire sur la promesse de rapatrier les troupes américaines, dont plusieurs dizaines de milliers stationnent au Moyen-Orient et alentour. Ils voient la confirmation de leurs soupçons lorsqu’en juin 2019, un drone américain est abattu par l’Iran au-dessus du golfe Persique sans que cela provoque la moindre réaction. Pis : Donald Trump révèle que les militaires avaient préparé une action de représailles et qu’il y a renoncé en apprenant que le bombardement risquait de provoquer la mort de 250 Iraniens.

Quarante ans après Carter, et trois ans seulement après Obama, les monarques du Golfe se sentent à nouveau abandonnés par l’allié américain.

Dans ce contexte, deux événements vont les conduire à réviser en profondeur leur stratégie.

En juin 2019, deux pétroliers croisant en mer d’Oman, à l’orée du fameux détroit d’Ormuz qui commande l’accès au Golfe, font l’objet d’attaques non revendiquées mais attribuées à l’Iran sans que les démentis de ce dernier ne parviennent à convaincre. Les deux pétroliers sont évacués mais ne coulent pas et tout laisse à penser que ces attaques n’en étaient pas véritablement et constituaient plutôt un avertissement. C’est en tout cas ce que croient comprendre les Émirats arabes unis qui, dans la foulée, annoncent le retrait de leur contingent militaire du Yémen, où ils combattent les Houthis, soutenus par l’Iran. Et en juillet, de hauts responsables émiriens se rendent à Téhéran pour y discuter sécurité maritime. C’est le premier contact de ce niveau depuis six ans entre les deux pays.

De même, le 14 septembre, des installations pétrolières saoudiennes situées à Abqaiq dans la province orientale sont attaquées par les airs avec une précision diabolique. Les Houthis revendiquent une attaque par drones, ce qui est immédiatement mis en doute, à la fois en raison de la sophistication de l’attaque et de la distance de la frontière yéménite. Les regards se tournent naturellement vers Téhéran dont les démentis ne convainquent pas plus qu’en juin. Les Iraniens ne cherchent d’ailleurs pas vraiment à dissiper l’impression qu’ils sont derrière une attaque qui, analyse faite, viendrait plutôt du nord que du sud et parvient à endommager, sans détruire complètement, ces installations vitales pour les exportations saoudiennes. La production de pétrole est temporairement réduite de moitié mais peut progressivement reprendre son rythme de croisière dans les mois qui suivent. Quoi qu’il en soit, à Riyadh aussi, le message a été parfaitement reçu.

Puisque les États-Unis ne semblent pas prêts à venir au secours de leurs alliés arabes, ces derniers doivent s’adapter à la situation nouvelle et, pour la première fois depuis 2015, les Saoudiens paraissent sérieux en affirmant qu’ils veulent mettre fin à la guerre au Yémen. De même, la tonalité des discours saoudiens à l’égard de l’Iran s’est considérablement assouplie. Riyadh et Téhéran échangent directement, ainsi que par l’intérmédiaire de pays tiers naguère encore marginalisés par l’Arabie, comme Oman, le Koweït et le Pakistan.

C’est alors que, prenant tout le monde par surprise, Donald Trump ordonne fin décembre le bombardement de cinq sites des Kataëb Hezbollah irakiennes, une milice chiite liée à l’Iran, en représailles après la mort d’un « sous-traitant » américain en Irak (autrement dit un mercenaire employé par l’armée américaine) tué lors de l’attaque d’une base militaire américaine près de Kirkouk quelques jours auparavant. Moins d’une semaine plus tard, le 3 janvier, le général iranien Qassem Soleimani était pulvérisé par un missile tiré d’un drone américain alors qu’il venait de quitter l’aéroport de Bagdad. Soleimani, l’architecte de l’expansion politico-militaire de l’Iran au Moyen-Orient, était un très proche du guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei au point que nombre d’observateurs le qualifiaient de numéro deux du régime, avant même le président Rohani.

Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du guide à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak, qui agissait en tant que médiateur. L’Arabie saoudite a donc doublement été pris de court, à la fois par une réaction américaine violente qu’elle n’attendait plus, et par le fait que celle-ci intervient alors que Riyadh est engagé dans un processus diplomatique de rapprochement avec la République islamique. Mais à Washington, l’heure est désormais à la rhétorique guerrière, dans la bouche du président Trump que de son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo, sans considération pour les alliés des Américains, qu’il s’agisse des Européens, ouvertement méprisés par Pompeo, ou des alliés arabes du Golfe. Quand ces derniers affirment qu’ils n’ont pas été consultés ni même informés préalablement, leurs déclarations semblent crédibles, tant ils apparaissent désemparés.

À Abou Dhabi, le ministre des Affaires étrangères Anouar Gargarsh que l’on a connu plus belliqueux, plaide désormais pour un « engagement rationnel » et souligne que « la sagesse et l’équilibre » doivent prévaloir. Son homologue saoudien, Adel Jubeir, qui n’était pas le dernier à dénoncer l’Iran dans les termes les moins diplomatiques, insiste désormais sur « l’importance de la désescalade pour épargner les pays de la région et leurs peuples des risques d’une escalade ».

Un universitaire des Émirats arabes unis, Abdulkhaleq Abdulla qui a mis son talent et son influence au service du discours anti-iranien de son gouvernement ces dernières années, déclare à présent que le message à Trump des dirigeants du Golfe peut se résumer ainsi : « Épargnez-nous s’il vous plaît une autre guerre qui serait destructrice pour la région. Nous serons les premiers à payer le prix d’une confrontation militaire. Il en va donc de notre intérêt vital que les choses restent sous contrôle ».

Enfin, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, dépêche aux États-Unis son frère cadet Khaled ben Salman, vice-ministre de la Défense, ancien ambassadeur à Washington et homme de confiance de MBS avec un message simple à l’attention de l’administration américaine : « faites preuve de retenue ».

L’attaque de juin 2019 contre les pétroliers et celle du 14 septembre contre les installations pétrolières d’Arabie a tiré certaines monarchies pétrolières de leur rêve éveillé dans lequel les Américains pouvaient frapper l’Iran sans conséquences pour eux-mêmes. Cette inconscience était d’autant plus incompréhensible que les Iraniens, depuis plus de trente ans, ont toujours été très clairs : en cas d’attaque américaine ou israélienne, ce sont les monarchies situées de l’autre côté du Golfe qui en paieront le prix. Leurs installations pétrolières et pétrochimiques sont des cibles faciles et aisément à la portée des missiles de la République islamique, tout comme, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus grave, les usines de dessalement de l’eau de mer qui assurent l’essentiel du ravitaillement en eau potable des pétromonarchies.

Il ne faudra pas longtemps aux souverains du Golfe, qui ont si longtemps plaidé pour une attaque contre l’Iran auprès des dirigeants américains, pour voir si leur influence est suffisante afin de persuader désormais Donald Trump du contraire.

Le jour où l’ambassadeur saoudien m’a menacé

Posted in Journalisme, Moyen-Orient by odalage on 14 octobre 2018

Par Olivier Da Lage

Depuis l’annonce de la disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul, des souvenirs que j’avais enfouis au plus profond de ma mémoire remontent à la surface et ils sont plutôt désagréables. Ils remontent au 27 juin 1990, le jour où l’ambassadeur d’Arabie Saoudite en France m’a menacé.

Deux jours auparavant, l’attachée de presse de l’ambassade m’avait appelé pour me dire que l’ambassadeur voulait me voir. Jamil al-Hujailan était une personnalité impressionnante. Doyen du corps diplomatique arabe, cet ancien ministre du royaume, parfaitement francophone, était l’une des personnalités les plus influentes du Tout-Paris politico-diplomatique. Je me demandais bien ce qu’il pouvait me vouloir, mais j’étais, pour tout dire, flatté et rendez-vous fut pris pour mercredi 27 juin à 10h30.

Jamil al-Hujailan m’accueille chaleureusement, m’offre du café, me demande si j’ai récemment voyagé au Moyen-Orient et si je compte retourner m’y établir comme correspondant (j’ai été en poste à Bahreïn entre 1979 et 1982). Puis il me félicite pour la qualité de mon travail de journaliste, faisant plus particulièrement référence à un article historique que Le Monde a publié quelques mois auparavant sur la prise de la Grande Mosquée de La Mecque en 1979 ou à un entretien que j’ai récemment accordé à France Culture, opposant mon « honnêteté » à celle d’autres intervenants, ce qu’il a souligné auprès du PDG de Radio France lorsqu’il est intervenu pour se plaindre de l’émission. Il se lance ensuite dans des digressions sur RFI, me faisant bien comprendre qu’il connaît très bien les dirigeants de l’entreprise qui m’emploie.

L’ambassadeur se tait soudain et me regarde avec intensité. Je suis de plus en plus perplexe sur les raisons de ma présence dans son bureau. Puis il se lance et me demande si je suis au courant de l’existence d’un documentaire sur l’Arabie Saoudite dans lequel je suis interviewé. Bien entendu, je le suis. Un documentariste tunisien m’a contacté quelques mois plus tôt pour le film qu’il est en train de préparer sur les droits de l’Homme en Arabie. Ayant obtenu l’autorisation de mon rédacteur en chef, j’ai donc enregistré cet entretien le 10 avril 1990. La tonalité du documentaire n’étant pas très favorable au royaume, je commence à comprendre où mon interlocuteur veut en venir. Je réponds « oui » à sa question. Son regard se durcit soudain :

─ Je vais vous faire une surprise très désagréable. Venez avec moi, vous allez voir cette émission.

Il se lève et m’accompagne sur le palier, vers un ascenseur, et se lâche :

─ Que penseriez-vous si l’on disait que M. Da Lage, journaliste honnête et réputé, avait été utilisé par l’Iran pour un chantage et une campagne de diffamation contre mon pays ?

Interloqué, je réponds que c’est hors de question. Un sourire ironique s’affiche sur le visage de l’ambassadeur.

─ Vous allez voir par vous-même.

Hujailan me mène au deuxième étage, dans la salle vidéo de l’ambassade où me rejoint son chargé de presse, un nommé Omar.

─ Je vous laisse regarder. Si vous le souhaitez, vous pouvez revenir me voir après avoir visionné la cassette.

Je lui réponds sèchement que je n’ai pas l’intention de partir comme un voleur. Il hoche la tête comme pour dire « on verra bien » et quitte la pièce.

Omar s’assied à mes côtés, souriant, et, sans mot dire, met en marche le magnétoscope. J’ai sorti un carnet et un stylo pour noter d’éventuelles phrases qui m’auraient échappé et qui justifieraient l’ire de l’ambassadeur. Cinquante-deux minutes plus tard, rassuré, je range l’un et l’autre. Rien dans mes propos que je puisse renier. Il s’agit en fait de banalités que pourraient proférer tous ceux qui s’intéressent à l’Arabie Saoudite. D’autres intervenants, en revanche, sont plus tranchants, mais je n’en suis pas responsable.

C’est donc confiant que, à 11h45, je retrouve l’ambassadeur dans son bureau. Il me propose à nouveau un café que je décline. L’heure n’est plus aux salamalecs. Je lui dis d’emblée que je comprends qu’il n’ait pas aimé ce qu’il a vu, mais que j’assume l’entière responsabilité de ce que j’ai dit dans ce film, mais pas du documentaire dans son ensemble.

─ Mais vous m’aviez bien dit que vous saviez que ce film était en préparation… objecte-t-il.

Je lui réponds que lorsque l’on donne une interview, c’est forcément pour une émission. Cela ne veut pas dire que l’on sait ce qu’il y aura dedans. Il s’obstine et affirme que je ne pouvais pas ignorer le contenu du documentaire. Je rétorque que de toute évidence, nous ne nous comprenons pas.

─ N’insultez pas mon intelligence ! s’exclame Jamil al-Hujailan qui ne cache plus sa fureur. Je ne peux pas croire qu’un grand journaliste comme vous donne des interviews sans savoir à qui. D’autant que si j’ai la cassette, c’est qu’il est venu me la proposer en demandant trois millions de francs suisses pour qu’elle ne soit pas diffusée. C’est du chantage ! Il nous a bien dit que les trois millions de francs suisses étaient pour dédommager M. Da Lage et XXX (un autre journaliste, également interviewé dans le documentaire).

Estomaqué, je lui réponds que je n’ai pas touché un demi-centime et que je ne permets à personne, pas même à lui, de m’accuser de vénalité et de chantage.

Hujailan se fait silencieux, s’affale dans son fauteuil et me regarde désormais avec commisération. A l’évidence, en affirmant que je pouvais donner une interview gratuitement, sans contrepartie, j’ai perdu à ses yeux toute crédibilité. Ce n’est tout simplement pas imaginable.

─ Alors donnez-moi les noms de ceux qui ont fait cette émission.

Je refuse et lui dis que de toute façon, ils sont au générique du film. L’ambassadeur reprend et m’affirme qu’il a des yeux et des oreilles partout et qu’il finira bien par le savoir. Je hausse les épaules, mais cela me donne un indice sur l’origine de cette copie de travail en noir et blanc qu’il m’a fait visionner. Hujailan prétend que le documentariste lui-même la lui a proposée contre de l’argent en échange d’une non-diffusion. C’est possible, ce genre de pratiques existe, mais cela ne correspond pas au profil du réalisateur sur lequel je me suis quand même un peu renseigné. En revanche, ce dernier m’avait confié qu’il enquêtait sur les liens entre l’ambassade et un célèbre mercenaire français travaillant notoirement pour des monarchies du Golfe. Il ne m’est pas difficile d’imaginer qu’ayant été informé de ce projet, celui-ci ait cambriolé les locaux de la société de production pour mettre la main sur une copie du documentaire, en l’occurrence, une copie de travail, mal dégrossie. Quoi qu’il en soit, cela ne me concerne pas directement, mais ce n’est pas l’avis de l’ambassadeur :

─ Vous n’êtes peut-être pas complice de ce chantage, M. Da Lage, mais en ce cas, vous êtes irresponsable. Malheureusement, vous n’irez plus jamais dans mon pays. Et si vous allez ailleurs dans le monde arabe… Enfin, je n’en dis pas plus. C’est dommage pour la carrière d’un grand journaliste spécialiste du Moyen-Orient comme vous. Je vous conseille fortement de recontacter ce producteur et de vous opposer à la diffusion du documentaire. Vous pourrez alors me recontacter, si vous le souhaitez. Je vous souhaite bon courage, M. Da Lage…

Quelques minutes plus tard, je me retrouve sur le trottoir de la rue de Courcelles, devant l’ambassade, les jambes flageolantes. Je m’assieds sur un banc pour rassembler mes esprit et coucher par écrit tout ce que je viens de vivre. De retour à la radio, je passe plusieurs appels à des amis haut placés : le conseiller pour le Moyen-Orient de Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, le conseiller politique d’Edgar Pisani, président de l’Institut du Monde arabe à qui il me présentera dès le lendemain avec une référence explicite à ce qui m’est arrivé.

J’appelle également XXX, l’autre journaliste présent dans le film, qui a, lui aussi, eu droit au même traitement quelques heures plus tard avec une nuance que me rapporte mon confrère, d’origine maghrébine. L’ambassadeur lui a lâché : « Da Lage, c’est un chrétien, on comprend encore, mais toi, tu es des nôtres alors que pour eux, tu seras toujours un bicot ! ».

Le lendemain, j’appelle l’attachée de presse de l’ambassade en lui répétant mot pour mot ce qui s’est passé dans le bureau de l’ambassadeur et je la mets en garde : si quelqu’un s’avise de répéter les insinuations de Hujailan, je ferai un procès en diffamation au cours duquel tout sera révélé et à toutes fins utiles, j’ai informé les autorités françaises. Affolée, l’attachée de presse me demande de me calmer (il est vrai que j’étais passablement énervé) et de toute évidence, elle ne savait pas comment elle pourrait répéter ce que je venais de dire à l’ambassadeur.

Epilogue n° 1 :

L’invasion du Koweït intervient moins de deux mois plus tard, le 2 août. L’Arabie s’ouvre aux journalistes. RFI veut m’y envoyer alors que je me trouve au Qatar en décembre. Mais l’ambassadeur lui-même téléphone à la radio pour dire que j’étais persona non grata dans le royaume. Dans les mois qui suivent, mon histoire commence à se savoir dans le petit milieu des journalistes spécialisés sur le Golfe. Entre-temps, je me fais un devoir de multiplier les écrits sur l’Arabie pour montrer que leur stratégie d’intimidation n’a pas fonctionné. Le numéro deux de l’ambassade, que je croise à plusieurs réceptions, a l’air très ennuyé et m’assure que l’ambassadeur lui a souvent répété son admiration pour moi et qu’il faudrait que nous trouvions le moyen de nous réconcilier.

Finalement, près de deux ans plus tard, alors que Hujailan s’apprête à quitter la France après plus de vingt ans passés à paris comme ambassadeur, son attachée de presse m’appelle pour me dire qu’il veut me voir. Une fois suffit, je ne vais pas tomber deux fois dans le même piège, est en substance ma réponse. Mais patiemment, elle m’assure que ce n’est pas comme la première fois et qu’il veut sincèrement renouer. Je finis par accepter et je me retrouve dans ce même bureau où il m’a tour à tour humilié et menacé. Ce jour-là, le ton est bien différent.

─ M. Da Lage. On me dit que vous voulez vous rendre dans mon pays. Bienvenue ! Je vais vous aider. Que voulez-vous y faire ?

J’invente sur le champ des sujets de reportage et je donne des noms de personnalités officielles que je souhaite rencontrer. Il note scrupuleusement toutes mes demandes en hochant la tête d’un air approbateur et me dit :

─ Dès cet après-midi, je fais partir un télex avec vos demandes et je prépare votre visa.

Puis, comme traversé par une pensée soudaine, il ajoute :

─ Mais avant d’émettre le visa, je vais sans doute attendre que vos rendez-vous soient confirmés. Cela vous évitera d’attendre pour rien dans votre chambre d’hôtel à Ryad.

Je fais mine d’approuver, sachant parfaitement que je n’aurai pas de nouvelles de sa part, ce qui sera effectivement le cas, mais nous venons ainsi en quelque sorte de rétablir nos relations diplomatiques.

 

Epilogue n° 2

Bien des années plus tard, un ami diplomate me glisse :

─ Au fait, ton histoire avec Hujailan…

Je le coupe :

─ Tu es au courant ?

Il prend un air entendu.

─ Naturellement ! Après votre rendez-vous, l’ambassadeur a été convoqué au Quai d’Orsay pour une mise en garde et on lui a fait très clairement comprendre qu’il n’avait pas à menacer un journaliste français.

 

«Les princes disparus d’Arabie saoudite» Un documentaire de la BBC

Posted in Moyen-Orient by odalage on 29 août 2017
Par Olivier Da Lage
 

Cet article est initialement paru sur Orient XXI le 28 août 2017.

Un documentaire de la BBC diffusé le 14 août offre une vision crue de l’action des services secrets saoudiens contre des membres de la famille royale ayant exprimé des divergences.

Depuis son remplacement comme prince héritier d’Arabie saoudite le 21 juin 2017, le prince Mohammed Ben Nayef n’a plus reparu en public. Cet homme, naguère encore chef des forces de sécurité du royaume et promis à la couronne, serait en résidence surveillée. La rumeur de sa mort court également sur les réseaux sociaux.

Il n’est que le dernier en date et le plus en vue des « princes disparus d’Arabie saoudite » (Saudi Arabia’s Missing Princes) auxquels la BBC vient de consacrer un documentaire stupéfiant, diffusé en anglais et sur son service arabe. Cette version moderne du cachot qui aurait davantage sa place dans un épisode de la série Les Tudor a concerné avant lui plusieurs membres de moindre importance de la maison des Saoud qui avaient en commun de s’être exprimés en public contre le régime saoudien.

Khaled Ben Farhan Al-Saoud, dont la lignée est tombée en disgrâce il y a déjà longtemps, a commencé à remettre en question le système politique imposé par sa famille depuis le début du XXe siècle. Craignant pour sa sécurité, il s’est réfugié en 2013 en Allemagne où il a demandé l’asile politique. « Nous étions quatre membres de la famille en Europe. Nous avons critiqué la famille et le régime. Trois d’entre nous ont été kidnappés », a-t-il confié à la BBC.

C’est par exemple le cas de Sultan Ben Turki Al-Saoud, petit-fils du fondateur du royaume. Enlevé une première fois à Genève et placé en résidence surveillée, il est relâché pour raisons de santé et part se faire soigner aux États-Unis. Aussitôt, il porte plainte contre plusieurs responsables saoudiens. En janvier 2016, il s’apprête à se rendre en Égypte à bord d’un appareil mis à sa disposition par l’ambassade d’Arabie saoudite à Paris. Mais au lieu d’atterrir au Caire, l’avion se pose à Riyad où il est encerclé par des hommes armés. Les assistants du prince, européens et américains, sont confinés pendant trois jours avant d’être autorisés à quitter le pays.

Turki Ben Bandar Al-Saoud, pour sa part, est un ancien haut responsable des forces de sécurité du pays. Une querelle d’héritage se termine mal pour lui et il atterrit en prison. À sa libération, il part s’installer à Paris. À partir de juin 2012, il commence à poster sur YouTube des vidéos demandant des réformes politiques en Arabie saoudite. Il est arrêté au Maroc alors qu’il s’apprêtait à regagner Paris et extradé vers l’Arabie saoudite avec l’accord d’un tribunal marocain.

Quant à Saoud Ben Saif Al-Nasr, c’est un prince de rang modeste parmi les quelque dix mille princes saoudiens. On le dit playboy, aimant les casinos et les hôtels de luxe. Mais pour une raison ou une autre, à partir de 2012, il se met à tweeter contre la monarchie et en 2015, il soutient publiquement un appel à renverser le régime. Peu après, il disparaît. Il aurait été attiré dans un piège des services saoudiens qui, sous la couverture d’une société italo-russe, lui auraient proposé une commission pour pouvoir installer une succursale dans le royaume. L’avion de la compagnie venu le chercher à Milan ne s’est pas posé à Rome mais à Riyad et depuis, on n’a plus de nouvelles du jeune prince.

Comme l’explique Khaled Ben Farhan Al-Saoud dans le documentaire de la BBC, toutes les décisions concernant les membres de la famille Al-Saoud sont prises au plus haut niveau, celui du roi. Dans un premier temps, lorsque des signes de dissidence sont détectés, on empêche l’intéressé de voyager, ses revenus sont réduits, et, dans les cas les plus graves, il peut être placé en résidence surveillée, voire en prison. Cela en dit long sur la dépendance des membres de la famille royale, incapables pour la plupart d’avoir une activité rémunératrice en dehors du système d’allocations interne.

Ce que montre l’exemple d’au moins deux des quatre princes évoqués dans ce documentaire, c’est qu’à l’origine de la dissidence, on trouve rarement un désaccord politique comme ce fut le cas du prince Talal Ben Abdelaziz Al-Saoud1 à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Il s’agit de façon plus prosaïque d’une réaction de dépit suite à une frustration d’ordre financier, engendrant en représailles une prise de position politique hostile. On reste néanmoins confondu devant la naïveté de plusieurs de ces princes qui, après avoir publiquement critiqué le régime, voyagent sans prendre de précaution particulière, voire empruntent un avion mis à leur disposition par le régime honni.

Enfin, les exemples présentés par la BBC montrent que cette façon de faire n’a pas débuté avec le règne du roi Salman, marqué par une approche beaucoup plus brutale que celle de ses prédécesseurs, mais avait commencé bien avant, sous les règnes de Fahd et d’Abdallah.

 


1Mathilde Rouxel, «  Le mouvement des ‟Princes rouges” en Arabie saoudite (1958-1964)  », Les clés du Moyen-Orient, 2 août 2017.

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Modi d’Arabie: Visite du premier ministre indien à Riyad

Posted in Inde, Moyen-Orient by odalage on 31 mars 2016

Par Olivier Da Lage

Cet article est paru initialement le 31 mars 2016 dans Orient XXI

Huit mois après sa visite aux Émirats arabes unis, le premier ministre indien Narendra Modi se rendra les 2 et 3 avril en Arabie saoudite. On aurait tort cependant de ne voir dans cette visite que ses aspects protocolaires ou économiques : pour l’Inde, le Proche-Orient est devenu un enjeu stratégique.

Les raisons objectives d’une telle visite ne manquent pas : l’Arabie saoudite est le principal fournisseur de pétrole de l’Inde, près de 2,8 millions de ressortissants indiens résident dans le royaume et l’Inde, à la recherche d’investisseurs étrangers pour alimenter ses projets de make in India pourrait difficilement frapper à meilleure porte — malgré les difficultés budgétaires actuelles du royaume. Par ailleurs, au fil des décennies, les dirigeants indiens et saoudiens ont régulièrement échangé des visites officielles, même si celles-ci sont plutôt espacées.

Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi a consacré une énergie inattendue à la révision complète de la politique étrangère de l’Inde. Ce n’est pas à proprement parler une remise en cause de la diplomatie suivie jusqu’alors, mais plutôt une rationalisation, faite de nombreux ajustements et de redéfinition des priorités, de ses orientations fondamentales. Concernant le Proche-Orient, on s’attendait plutôt à voir Modi réserver à Israël son premier voyage dans la région. Ce fut Abou Dhabi et Dubaï. Il était cependant question qu’il se rende en Israël à la fin de l’année 2015. Aucune date n’avait été fixée et, à la place, la ministre indienne des affaires étrangères Sushma Swaraj s’est rendue à Jérusalem et Ramallah en janvier pour poser les jalons d’une telle visite, en se gardant soigneusement de proférer la moindre parole controversée. À présent, il se dit que Benyamin Nétanyahou pourrait venir à New Delhi avant que Modi ne se déplace en Israël, mais aucune date n’a encore été annoncée, ni pour l’un, ni pour l’autre. C’est donc en Arabie saoudite que Modi foule donc pour la seconde fois la terre proche-orientale en tant que chef du gouvernement indien.

Des intérêts bien compris

Modi est réputé hostile aux musulmans en raison de l’idéologie du parti nationaliste hindou (Parti du peuple indien, BJP) qu’il représente, mais surtout à cause des émeutes de 2002 entre hindous et musulmans au Gujarat qu’il dirigeait alors et au cours desquelles près de 2 000 personnes, principalement des musulmans, ont été tuées. Il a donc été accueilli assez fraîchement par les dirigeants arabes, notamment saoudiens, lors de son succès électoral. Pourtant à la mort du roi Abdallah en janvier 2015, ce même Modi a déclaré une journée de deuil national. Entre-temps, les deux hommes qui s’étaient rencontrés fin 2014 en marge du G20 de Brisbane avaient commencé à se connaître, et surtout, à comprendre l’intérêt qu’ils pouvaient présenter l’un pour l’autre. Bref, l’approche stratégique prenait le pas sur l’idéologie.

Entre les deux pays, les relations sont anciennes et bien ancrées à défaut d’être étroites et profondes. Le tournant — car il y en a un — est intervenu en janvier 2006, lors de la visite en Inde du roi Abdallah qui était l’invité d’honneur du défilé militaire de la «  journée de la République  ». Le royaume wahhabite est pleinement conscient que son avenir s’inscrit de façon croissante à l’Est. À l’époque, le pétrole et le gaz de schiste américains ne permettaient pas encore aux États-Unis de se passer de l’or noir saoudien, mais l’Arabie saoudite était à la recherche de clients intéressés dans le long terme par ses hydrocarbures. Or, l’Inde et la Chine répondaient parfaitement à cette définition : voilà deux pays dont le développement économique est impressionnant, la population gigantesque et dont, par conséquent, les besoins énergétiques s’envolent. Ajoutons, ce qui ne gâte rien, que contrairement aux États-Unis, ni la Chine ni l’Inde n’ont l’habitude de sermonner leurs partenaires sur les droits humains. Ce sont donc bien des partenaires stables et fiables, intéressants pour Riyad qui ne cherche aucunement à remplacer les États-Unis en tant que protecteur du royaume. Quel que soit l’état — déplorable à l’heure actuelle — des relations entre les deux pays, elles ont survécu à tant d’épreuves depuis des décennies que personne n’imagine sérieusement qu’une rupture soit possible dans un avenir prévisible. Cela tombe bien : ni l’Inde ni la Chine n’aspirent à remplacer les États-Unis dans le Golfe, il n’y a donc aucun malentendu à ce sujet.

Iran et Pakistan, les sujets qui fâchent

Outre les sujets de discussions incontournables évoqués plus haut (pétrole, investissements, communauté indienne d’Arabie saoudite), Modi et ses hôtes saoudiens vont évidemment avoir des discussions politiques. Deux sujets, en particuliers, sont plus délicats que les autres : le Pakistan et l’Iran.

Dans un entretien au Times of India en date du 10 mars 2016, le ministre saoudien des affaires étrangères Adel al-Jubeir a insisté sur le fait que «  les relations [de l’Arabie saoudite] avec le Pakistan ne seraient pas au détriment de [ses] relations avec l’Inde  ». Le non-dit (mais fortement suggéré) est que réciproquement, le renforcement des liens de l’Arabie saoudite avec l’Inde ne se traduirait pas par une prise de distance vis-à-vis d’un pays qualifié dans la même interview d’«  allié historique [qui] le restera  ». On mesure l’importance du Pakistan pour l’Arabie saoudite par les deux visites à Islamabad quelque peu précipitées et à quelques jours d’écart seulement au mois de janvier d’al-Jubeir puis du ministre de la défense et vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman. Les visites intervenaient quelques semaines après le refus du Pakistan de rejoindre la «  coalition contre le terrorisme  » annoncée à la mi-décembre par ce dernier. Malgré une irritation mal dissimulée, le royaume ne veut en aucun cas que le Pakistan prenne ses distances. Il a pourtant par deux fois décliné l’invitation à suivre Riyad : d’abord en avril 2015 lorsque son Parlement a refusé d’envoyer des troupes au Yémen contre les houthis, puis en étant absent de la coalitiondes trente-quatre nations musulmanes menée par l’Arabie saoudite.

Cela représente une opportunité pour le premier ministre indien qui va sans doute tenter de rééditer à Riyad le coup de maître joué à Abou Dhabi huit mois auparavant, lorsqu’il a obtenu des Émirats arabes unis la publication d’un communiqué commun dénonçant les États qui se servent de la religion pour parrainer le terrorisme, une expression qui visait clairement le Pakistan.

Mais le véritable test des relations saoudo-indiennes sera l’Iran. New Delhi a de bonnes relations avec Téhéran. Or les Saoudiens ont actuellement tendance à évaluer la fiabilité de leurs partenaires à l’aune de la position qu’ils prennent vis-à-vis de la République islamique (à l’instar de la façon dont l’Inde se comporte, s’agissant du Pakistan). Il est peu probable, cependant, que l’Arabie saoudite fasse ouvertement pression sur l’Inde pour qu’elle prenne ses distances avec l’Iran. Le ferait-elle que ce serait mettre New Delhi dans une position impossible. D’un point de vue stratégique, l’Inde a besoin de l’Iran pour assurer une partie de ses approvisionnements en gaz et en pétrole afin de contribuer à la stabilisation de l’Afghanistan dans la perspective du départ des Américains. Et comme route lui permettant l’accès à l’Asie centrale grâce au port iranien de Chabahar en mer d’Oman qui permettrait, entre autres, de réduire la dépendance de Kaboul à l’égard du Pakistan.

L’antiterrorisme, terrain d’entente

Outre la politique traditionnelle de l’Inde consistant à ne pas prendre parti dans les querelles opposant des pays tiers, l’autre raison qui devrait en toute logique conduire Narendra Modi à refuser de prendre position dans le conflit mettant aux prises l’Iran et l’Arabie saoudite est que parmi les quelque 180 millions de musulmans indiens, près d’un quart sont des chiites. Une médiation, parfois évoquée par la presse indienne, est tout autant exclue : ni le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif, ni le président chinois Xi Jinping qui se sont rendus en janvier successivement dans les deux capitales du Golfe ne s’y sont risqués. Pour l’heure, l’hostilité entre les deux pays est si profonde que nulle médiation n’est envisageable.

C’est donc très probablement sur le terrain de la coopération antiterroriste contre les mouvements djihadistes que le nationaliste hindou et le monarque wahhabite devraient paradoxalement trouver un terrain d’entente. On le sait peu, mais une telle coopération est déjà en place. Elle a permis l’extradition vers l’Inde de plusieurs suspects, dont Abou Jandal, un Indien lié aux attaques de novembre 2008 à Bombay renvoyé dans son pays en 2012, ou encore Mohammed Assadullah Khan (alias Abou Soufyan), militant du Lashkar-e-Taiba1, expulsé en décembre 2015 d’Arabie où il avait été arrêté à la suite d’un partage de renseignements entre l’Inde et le royaume saoudien. Car si l’Inde s’alarme du risque que représente l’infiltration de militants djihadistes, le royaume sait pertinemment que le régime des Saoud figure en bonne place dans les objectifs de l’organisation de l’État islamique.

Réputé pro-israélien et antimusulman, Narendra Modi est en train de faire la preuve d’un savoir-faire diplomatique et d’un pragmatisme dont peu le créditaient en s’appuyant en premier lieu sur les pays musulmans conservateurs de la péninsule Arabique pour avancer ses pions. Il ne fait en cela qu’appliquer les préceptes de Kautilya2, l’auteur de l’Arthashastra, un manuel destiné aux rois sur la façon de gouverner : «  ton voisin est ton ennemi naturel, mais le voisin de ton voisin est ton ami  ».

India and the Syrian quagmire

Posted in Inde, Moyen-Orient by odalage on 9 mars 2016

With a cessation of hostilities been brokered by Russia and the United States, the conflict in Syria has entered a tense pause. India has had a bystander attitude to the conflict in Syria. However, with the truce expected to be short, does India have the incentive or the option to depart from its current position, and deepen its engagement in Syria?

By Olivier Da Lage

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En Arabie saoudite, des exécutions de masse qui aggravent les tensions confessionnelles

Posted in Moyen-Orient by odalage on 3 janvier 2016

Par Olivier Da Lage

Cet article est paru initialement le 3 janvier 2016 dans Orient XXI

Dimanche 3 janvier à midi, la France n’a toujours pas réagi à l’exécution de l’opposant chiite saoudien Nimr Baqer Al-Nimr, alors que l’Union européenne et les États-Unis ont chacun exprimé leur inquiétude. L’ambassade saoudienne à Téhéran a été prise d’assaut et la tension avec Riyad est au plus fort. Ces assassinats vont encore aggraver les tensions dans la région et aviver encore plus les tensions confessionnelles entre sunnites et chiites, de la Syrie au Yémen en passant par l’Irak et le Liban.

Les huit bourreaux saoudiens recrutés en mai 2015 par petites annonces ne sont pas restés longtemps inactifs. Il fallait bien ces renforts pour organiser samedi 2 janvier l’exécution simultanée de 47 condamnés dans douze villes différentes du royaume. Il n’y a qu’un seul précédent à ces exécutions de masse : le 9 janvier 1980, moins de deux mois après la prise de la Grande Mosquée de La Mecque (elle durera deux semaines et fera plusieurs centaines de morts), 63 insurgés, parmi lesquels leur leader, Jouhaymane Al-Oteïbi, étaient décapités en public dans huit villes d’Arabie. Le fait d’avoir dispersé le lieu des exécutions indiquait que pour le régime, celles-ci avaient moins valeur de châtiment que d’exemple pour ceux de ses sujets qui seraient tentés de suivre la voie des suppliciés. Il en va de même avec les exécutions du 2 janvier, censées illustrer le caractère implacable de «  la guerre contre le terrorisme  » endossé publiquement par Riyad depuis plusieurs mois. D’après l’agence de presse officielle, elles se sont déroulées dans douze prisons  ; dans quatre d’entre elles, les condamnés ont été fusillés et, dans les huit autres, ils ont été décapités.

Ce n’est pas davantage une surprise : le 23 novembre 2015, le quotidien Okaz, proche du ministère de l’intérieur et dirigé d’une main de fer par le prince héritier Mohammed Ben Nayef, annonçait l’exécution imminente d’une cinquantaine de «  terroristes  ».

Il est vrai que la définition légale du terrorisme par l’Arabie saoudite répond à une acception très large. Il ne s’agit pas seulement des djihadistes d’Al-Qaida ou de l’organisation de l’État islamique (OEI), mais plus largement de tout opposant à la monarchie saoudienne. En février 2014, feu le roi Abdallah promulguait une nouvelle loi1 qualifiant pénalement de «  terrorisme  » toute activité «  visant à affaiblir le système politique  », à «  nuire à la réputation du royaume  » ou relevant de la propagande en faveur de l’athéisme. C’est à ce titre qu’en octobre 2014, un tribunal saoudien a condamné à mort Cheikh Nimr Baqer Al-Nimr, influent religieux chiite qui a joué un rôle important dans la mobilisation des chiites saoudiens lors du «  printemps arabe  » avorté de 2011.

C’est principalement dans la province orientale, où est concentrée la très grande majorité de la population chiite du royaume (près de 10 % de l’ensemble de la population), que les soulèvements contre le régime se sont fait sentir. En fait, dès la fin de 2010, des troubles récurrents se sont produits dans la région de Qatif, et notamment dans la localité d’Awamiyya. Depuis, dans l’indifférence quasi générale des médias étrangers, où un soulèvement latent secoue Awamiyya, avec une alternance de manifestations, d’emprisonnements, d’attaques contre les policiers, de tirs à balles réelles. Le bilan précis de cette intifada chiite rampante et très localisée n’est pas connu, mais elle a probablement causé plusieurs dizaines de morts depuis cinq ans.

Des opposants discriminés depuis longtemps

Depuis la création du royaume en 1932 par le roi Abdelaziz Ibn Saoud, les chiites se plaignent à juste titre des discriminations dont ils sont l’objet. Des mouvements de révolte ont eu lieu périodiquement dans la province orientale  ; ils ont culminé à l’automne 1979, en partie sous l’effet de la victoire en Iran de la révolution islamique. Le roi Fahd (1982-2005) a nommé son fils gouverneur de la province et si la discrimination n’a pas pris fin, d’importants investissements et travaux publics ont réduit le sous-développement de la région, comparativement aux autres provinces saoudiennes. Plus tard, dans les années 1990, un dialogue politique s’est esquissé, aboutissant à un accord avec certains leaders en exil en 1993. Ceux-ci, comme le cheikh Hassan Al-Saffar sont rentrés au pays et une poignée de chiites ont été nommés au majlis ach-choura(conseil consultatif). Plus tard, au début des années 2000, alors que les relations avec l’Iran se normalisaient, certaines ouvertures ont paru possibles. Une conférence de dialogue national s’est tenue en 2003, sous l’égide du prince héritier — mais dirigeant de fait — Abdallah, avec des responsables sunnites et chiites, une première dans l’histoire du royaume2. Mais cette ouverture a fait long feu, les promesses se sont dissipées et la dégradation des rapports avec l’Iran n’a fait que confirmer l’opinion de ceux qui, dans la communauté chiite, n’espéraient rien de ces ouvertures.

C’était le cas de Cheikh Nimr Baqer Al-Nimr qui, pour sa part, campait sur une position intransigeante et refusait de discuter avec le régime, d’où son aura au sein de la jeunesse chiite radicalisée par l’échec du processus politique lors de mouvement de contestation de 2010-2011. Pour autant, contrairement aux assertions du régime, aucune preuve n’a été apportée de son implication dans une action violente. Selon des diplomates en poste à Riyad, leurs gouvernements avaient reçu l’assurance3 que les chiites condamnés à mort après les manifestations ne seraient pas exécutés. Manifestement, c’est une autre logique qui a prévalu au sommet du pouvoir à Riyad.

Les porte-parole officieux du régime ont été prompts à assurer sur les réseaux sociaux qu’on ne pouvait pas interpréter ces exécutions à l’aune de la fracture chiites-sunnites puisqu’il y a davantage de sunnites que de chiites parmi les suppliciés.

Le «  gendarme  » du monde sunnite

On ne fera pas aux dirigeants saoudiens l’insulte de les croire incapables d’avoir mesuré les conséquences politiques de la mise à mort d’opposants politiques du calibre de Nimr Al-Nimr, qui bénéficie d’un puissant soutien chez les chiites saoudiens  ; ni d’avoir mésestimé les conséquences régionales de ces exécutions. Téhéran avait préventivement mis en garde l’Arabie saoudite à ce sujet. Sans surprise, l’Iran, l’Irak et le conseil suprême chiite libanais ont promptement réagi avec fureur à l’annonce saoudienne, le porte-parole du ministère iranien des affaires étrangères allant jusqu’à affirmer que l’Arabie «  paiera un prix élevé  » à la suite de l’exécution de Cheikh Nimr. La nouvelle a aussitôt suscité des manifestations anti-saoudiennes dans le petit royaume voisin de Bahreïn, où la population est majoritairement chiite mais qui est dirigé par une monarchie sunnite4. Une situation qui n’est pas sans rappeler les émeutes chiites qui avaient enflammé Bahreïn et la province orientale de l’Arabie en avril 1980, après la pendaison en Irak de l’ayatollah Mohammed Bakr Al-Sadr par le régime de Saddam Hussein.

Il est vrai cependant que la détermination saoudienne à combattre les djihadistes semble connaître un regain de vigueur. Cela est davantage dû au fait que ces derniers, qu’il s’agisse d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) ou de l’OEI, ont ouvertement déclaré la guerre à la famille Saoud, ce qui ne lui laisse guère d’autre choix que de riposter. C’est ainsi qu’il faut comprendre, le 14 décembre 2015, l’annonce précipitée de la formation d’une «  coalition antiterroriste  » de 34 pays, parmi lesquels ne figurent ni l’Iran, ni l’Irak auxquels l’invitation n’a pas été adressée. Trois des pays cités par l’Arabie (le Pakistan, le Liban et la Malaisie ont d’ailleurs purement et simplement nié avoir été informés de leur appartenance à cette coalition dont la configuration et le mode de fonctionnement apparaissent particulièrement peu clairs5. De manière significative, les pays occidentaux, États-Unis en tête, qui faisaient depuis plusieurs mois pression pour que l’Arabie intensifie sa lutte contre les djihadistes de l’OEI, se sont montrés particulièrement discrets après la révélation par Riyad de la formation de cette coalition. D’autant qu’au Yémen, dans leur offensive contre les rebelles houthistes, les Saoudiens ferment les yeux, voire encouragent AQPA à étendre ses activités, les deux parties étant liées par une hostilité commune aux chiites.

Tout comme la guerre menée par l’Arabie au Yémen depuis le mois de mars 2015 qui a déjà causé près de 6 000 morts, les exécutions du 2 janvier paraissent obéir davantage à une logique punitive qu’à un projet politique mûrement réfléchi. Les autorités de Riyad veulent affirmer leur détermination face à l’Iran, se poser en leader du monde sunnite, s’émanciper de la tutelle stratégique américaine. La jeune génération, illustrée par le prince héritier et ministre de l’intérieur Mohammed Ben Nayef et le vice-prince héritier et ministre de la défense Mohammed Ben Salman, veut démontrer que son pays prend l’initiative et ne se contente plus d’être sur la défensive.

Sombres perspectives pour le royaume

Soit. Mais après  ? Rien ne montre à ce jour que l’Arabie saoudite a une approche politique de l’après-guerre au Yémen. De même, à quel objectif politique répond l’assassinat d’un dirigeant estimé au sein de l’opposition chiite  ? La famille Saoud offre-t-elle une porte de sortie pour la minorité chiite  ? Ou bien la stratégie saoudienne se limite-t-elle à mener une guerre sans fin au Yémen et une répression continue de la minorité chiite du royaume, au risque de donner raison à l’écrivain algérien Kamel Daoud pour qui «  l’Arabie saoudite est un Daesh qui a réussi  », The New York Times,20 novembre 2015]  ?

On notera que la guerre au Yémen est menée par Mohammed Ben Salman. La lutte contre les djihadistes, en revanche, est l’apanage du prince héritier Mohammed Ben Nayef, qui a mené le combat de façon déterminée contre l’insurrection islamiste du début des années 2000, au point d’échapper de justesse à la mort en 2009 lors d’un attentat-suicide d’un militant d’Al-Qaida qui avait réussi à l’approcher, et d’être, pour cela, très estimé par l’administration américaine. Se pourrait-il qu’une partie même infime de l’explication de la guerre au Yémen et des exécutions massives de ce début d’année soit à chercher dans la sourde rivalité entre les deux Mohammed, chacun cherchant à prouver qu’il est l’homme fort dont le pays a besoin, alors que la santé du roi Salman, âgé de plus de 80 ans, est fragile  ?

Le royaume, durement affecté par la chute importante et durable des cours du pétrole, auquel il a largement contribué par l’augmentation de sa production d’hydrocarbures, vient d’annoncer des mesures d’austérité draconiennes6 sans précédent, au risque de susciter un mécontentement social que le régime a toujours tenté d’éviter en achetant la paix sociale avec l’argent du pétrole.

Austérité et crise sociale, pauvreté, enlisement au Yémen, aliénation de la minorité chiite… : les perspectives pour l’Arabie saoudite en ce début d’année sont bien sombres. Et la politique menée par les dirigeants de Riyad pour répondre à ces défis donne le sentiment de relever de la fuite en avant bien davantage que d’une stratégie mûrement réfléchie.


 

[mise à jour : dimanche 3 janvier 2016 après-midi, le Quai d’Orsay a publié le communiqué suivant :
La France déplore profondément l’exécution samedi par l’Arabie saoudite de 47 personnes, dont un chef religieux chiite.
La France rappelle son opposition constante à la peine de mort, en tous lieux et en toutes circonstances.
Elle appelle les responsables de la région à tout faire pour éviter l’exacerbation des tensions sectaires et religieuses.
A noter que ce communiqué est daté de la veille du jour de sa diffusion]

France-Arabie saoudite : « Il y a de nombreuses choses à discuter »

Posted in Divers by odalage on 12 octobre 2015

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Coup de balai clanique à Riyad

Posted in Moyen-Orient by odalage on 29 avril 2015

Par Olivier Da Lage

On a donc appris nuitamment le remaniement d’ampleur auquel vient de procéder le roi Salman. Le plus important est que le prince héritier Mouqrin, nommé voici un an « vice-prince héritier » par le roi Abdallah a été relevé de sa charge « à sa demande » et remplacé par son suivant de liste, le prince Mohammed bin Nayef, tandis qu’apparaît dans la file d’attente le propre fils du roi, Mohammed bin Salman. Bien d’autres changements significatifs accompagnent celui-ci, notamment le remplacement du ministre des Affaires étrangères, le prince Saoud Al Fayçal, en poste depuis… 1975 par l’actuel ambassadeur du royaume aux États-Unis Adel Joubair.

Quelques réflexions, en vrac, sur ces décisions royales.

  • Le roi Salman s’assoit sur les institutions léguées par son prédécesseur Abdallah, et notamment le Conseil d’allégeance institué en 2006, représentant toutes les lignées de la descendance d’Abdelaziz. Les nominations des prince héritiers et vice-prince héritiers effectuées par Abdallah avaient été discutées et validées (non sans débat, d’ailleurs) par le Conseil d’allégeance. Salman n’en a cure et a décidé de se passer de l’avis de ce conseil. Incidemment, l’idée que le prince Mouqrin aurait demandé de lui-même à être relevé de ses fonctions est risible et évoque irrésistiblement le communiqué du Kremlin annonçant en 1964 le remplacement de Khrouchtchev par Brejnev à la tête du PCUS.
  • Les choix de Salman, quels qu’en soient les justifications, favorisent exclusivement la lignée des Soudayri (les fameux « Sept Soudayri », fils de Hassa bint Soudayri, parmi lesquels Fahd, Khaled, Nayef, Sultan et Salman lui-même) en écartant les proches du défunt Abdallah et notamment la lignée des fils du roi Fayçal.
  • Pour la première fois depuis 1953, un roi d’Arabie nomme comme successeur l’un de ses fils. Mouqrin était le plus jeune fils du fondateur du royaume. Désormais, on sait que le prochain roi d’Arabie sera, quoi qu’il arrive, un petit-fils d’Abdelaziz. Le saut de génération est là.
  • En nommant Adel Joubair à la tête de la diplomatie saoudienne, Salman nomme un jeune technicien extrêmement compétent et loyal (il avait été le conseiller diplomatique d’Abdallah avant d’être nommé par ce dernier ambassadeur à Washington). Mais, n’étant pas membre de la famille régnante, il sera un conseiller et un exécutant, mais pas un centre de pouvoir pouvant contester celui des princes.
  • Last, but not least, confirmant ses premières décisions du mois de janvier aussitôt après son accession au pouvoir, Salman s’affirme en monarque autoritaire, hardi et résolu, ne reculant pas devant la confrontation, que ce soit à l’intérieur du royaume ou en politique étrangère (l’exemple de la guerre du Yémen est parlante). Mais contrairement à tous ses prédécesseurs, sans exceptions, qui cherchaient le consensus au sein de la famille et préféraient privilégier l’unité de celle-ci, même si cela signifiait renoncer à faire prévaloir leurs vues (les exemples ne manquent pas), Salman mise tout sur un clan, celui des Soudayri, et de jeunes technocrates qui ne risquent pas de contester son autorité. Dans un premier temps, l’efficacité du système de décisions devrait en profiter. Mais à terme, quand les premières tensions sérieuses se feront jour, est-on vraiment assuré que Salman et ses affidés pourront compter sur une loyauté à toute épreuve du reste des Saoud ? Il est bien trop tôt pour y répondre, mais la question se pose déjà.Lire également :

    Arabie : le legs d’Abdallah
    « Game of thrones » à Riyad

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