Inde : Un géant politique en devenir ? (France Forum, n° 68 février 2018)
Olivier Da Lage
À l’exception de la Chine, il n’est pas de puissance qui compte actuellement qui ne courtise l’Inde. Son marché de plus d’un milliard de consommateurs suscite naturellement des convoitises, malgré les nombreux obstacles auxquels sont confrontés les hommes d’affaires en Inde mais la tendance est à l’ouverture et chacun veut en profiter. Mais l’Inde est aussi une puissance militaire (la troisième du monde, si l’on retient comme critère ses effectifs) et, face à une Chine perçue comme menaçante à Delhi (et ailleurs en Asie), l’Inde accroît ses achats d’armements, faute de pouvoir tout produire elle-même. L’Inde participe d’ailleurs annuellement à des manœuvres navales avec les États-Unis et le Japon (les manœuvres « Malabar » dans le Golfe du Bengale). Plus récemment, en juin 2017, elle a organisé pour la première fois des manœuvres conjointes avec la marine australienne.
Tous ces exercices se déroulent sous le regard méfiant des Chinois qui, à juste titre, se considèrent comme visés par ces exercices. C’est là, indirectement, un motif supplémentaire de satisfaction pour New Delhi : trop longtemps, en effet, la Chine a refusé de voir en l’Inde une grande puissance asiatique et encore moins mondiale. Depuis les essais nucléaires de 1998, la mise au point de missiles à longue portée de plus en plus performants, et le succès des missions spatiales indiennes, Pékin a dû réviser son approche et prendre au sérieux son voisin indien qui, aux alentours de 2025, va d’ailleurs dépasser la Chine par sa population.
Quant aux États-Unis, de Bill Clinton à Donald Trump en passant par George W. Bush et Barack Obama, ils sont ravis de l’évolution de l’Inde qui n’hésite plus à se rapprocher d’eux, y compris sur le plan militaire et ont hâte que l’Inde s’assume pleinement comme un allié de l’Amérique. Cela n’est pas le cas aujourd’hui et très vraisemblablement, cela n’arrivera pas dans un avenir prévisible. Certes, l’Inde ne voit plus les États-Unis comme une puissance impérialiste et n’a aucun problème afficher sa proximité de vue avec Washington sur un grand nombre de sujets. Mais la notion d’alliance demeure un sujet tabou en Inde, bien que celle-ci ait de facto pris acte de la mort du Mouvement des Non-Alignés lorsque le premier ministre Narendra Modi s’est dispensé d’assister au sommet de l’organisation à Caracas en septembre 2016. Pour l’Inde, le problème n’est pas seulement avec qui s’allier : c’est le concept même d’alliance qui est en cause.
Bien entendu, malgré les évolutions contemporaines entamées sous le gouvernement du Congrès dirigé par Manmohan Singh (2004-2014) et accentuée depuis l’arrivée au pouvoir en 2014 du nationaliste hindou Narendra Modi (BJP), sept décennies d’une diplomatie fortement marquée de l’empreinte neutraliste de Jawaharlal Nehru, premier ministre et ministre des affaires étrangères de 1947 à 1964, ne s’effacent pas comme cela. Mais en réalité, cette approche s’enracine beaucoup plus profondément dans la culture stratégique indienne. Ce n’est pas un hasard si nombre d’ouvrages et de colloques sont depuis quelques années consacrées à Kautilya (alias Chanakya). Ce conseiller et premier ministre de l’empereur Chandragupta Maurya (IVe siècle avant J-C) est réputé avoir rédigé l’Arthashastra, un traité de science politique qui aborde aussi bien la gestion de l’État que les rapports avec les autres pays. On lui doit notamment la « théorie de la Mandala » (cercles) qui postule que les rapports avec les pays étrangers sont déterminés par cercles concentriques, tous les pays limitrophes étant des ennemis potentiels et par conséquent, leurs voisins dont autant d’alliés de revers. Cette approche détermine clairement l’intérêt de l’Inde pour l’Afghanistan, dont elle est séparée par le Pakistan, et les liens tissés avec tous les pays d’Extrême-Orient qui ont des problèmes avec leur voisin chinois (l’Inde étant elle-même limitrophe de la Chine avec qui les différents frontaliers sont loin d’être réglés, comme on a pu le voir entre juin et août 2017 lors du face-à-face tendu de Doklam, dans l’Himalaya.
Mais la clé de cette approche est qu’elle relève de la décision souveraine de New Delhi et ne saurait s’insérer dans un système d’alliances pluripartites dans lesquelles l’Inde perdrait son autonomie stratégique et sa liberté de décision. Le mot en vogue à Delhi pour éviter d’avoir à choisir entre alliances et non-alignement est « multi-alignement ». En réalité, il s’agirait plutôt de multi-alliances. Depuis le « traité de paix, d’amitié et de coopération » signé par Indira Gandhi, l’Inde est une quasi-alliée de l’URSS (puis de la Russie). Mais ce traité n’entraînera pas l’Inde où elle ne veut pas aller et ne l’empêche pas d’être depuis 2016 un « partenaire de défense majeur » des États-Unis. Pour New Delhi, les relations internationales ne sont pas un jeu à somme nulle et l’Inde peut se vanter à juste titre de parler avec tout le monde. Cela lui permet de ne pas être dépendante des conditions imposées par un partenaire/allié, car d’autres sont toujours là pour prendre le relais. Et, quelque important que soit le rapprochement en cours avec Washington, Delhi ne peut oublier que Moscou a toujours été présent à ses côtés et n’a jamais imposé de conditions politiques à son assistance.
Vu de l’Inde, les relations internationales ressemblent à la roue d’Ashok qui figure au centre de son drapeau : des rayons partant du centre de la roue et qui, par définition, ne se croisent jamais. C’est cette approche qui a permis à Narendra Modi de se rendre successivement en Arabie Saoudite, en Iran et en Israël sans qu’aucun des trois n’émette d’objection à l’encontre des bonnes relations de l’Inde avec les deux autres.
La limite de cette approche est que le souci de conserver quoi qu’il arrive de bonnes relations avec tous (Pakistan excepté) amène l’Inde à soigneusement éviter de se mêler de tous les différents qui pourraient opposer deux de ses partenaires. Il est frappant que malgré ses nombreux atouts, l’Inde soit remarquablement absente du marché de la médiation internationale, là où d’autres (Norvège, Qatar) ont enregistré d’impressionnants succès. En s’interdisant toute opinion sur les crises opposant des pays tiers tout en s’abstenant également de proposer des médiations discrètes, l’Inde se prive dans une large mesure d’une influence politique dans des régions qui sont essentielles pour elles comme le Moyen-Orient. Lorsqu’elle a siégé au Conseil de sécurité, elle s’est surtout fait remarquer par ses absentions sur les dossiers délicats. Cette attitude de spectateur surprend de la part d’un pays qui insiste en toute occasion pour revendiquer un siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Après avoir longtemps manifesté une certaine réticence, les actuels titulaires du poste ne manquent pas une occasion d’affirmer leur soutien à la demande indienne, à l’exception de la Chine qui n’hésite pas à dire publiquement que l’Inde ne remplit pas les conditions nécessaires. De fait, quel que soit le degré de sincérité ou d’insincérité des États-Unis, de la Russie, de la France ou du Royaume-Uni, le fait est que rien ne bouge sur ce dossier, ce qui irrite profondément les Indiens qui veulent que les puissances établies la voient enfin comme leur égale.
C’est pourquoi dans les cercles politiques et diplomatiques indiens, l’élection de Donald Trump, notoirement hostile au multilatéralisme et aux Nations Unies en particulier, a été vue comme l’occasion de chambouler le système actuel, permettant une renégociation dans laquelle l’Inde serait en bien meilleure position qu’actuellement.
Pour l’heure, ce n’est pas le cas et l’Inde, qui se voit déjà comme la grande puissance du XXIe siècle, admet difficilement que les autres puissances ne la perçoivent pas encore comme telle.