Le Blog d'Olivier Da Lage

Réflexions sur un scoop inutile

Posted in Journalisme, Moyen-Orient by odalage on 13 avril 2022

Par Olivier Da Lage

Depuis plus de quarante ans que je pratique le journalisme, j’ai fait toutes sortes de choses : très intéressantes, moyennement intéressantes et pas intéressantes du tout. Il m’est arrivé – parfois, pas très souvent – de publier des informations exclusives, ce qu’on appelle des scoops. La vérité oblige à dire que dans la plupart du temps, ce n’est un scoop que parce que l’on grille la concurrence de quelques heures, voire de quelques dizaines de minutes. C’est toujours satisfaisant pour l’amour-propre mais si l’on y réfléchit bien, dans la plupart des cas, cela n’a pratiquement aucune importance. Je n’en ai donc pas gardé le souvenir, à une exception près.

Je n’exagère pas en affirmant que ce scoop est ce dont je suis le plus fier à l’échelle de ma carrière journalistique. Son autre caractéristique est qu’à part moi, personne ne s’en souvient plus alors qu’il aurait pu changer la face du monde. J’exagère ? Voire ! Le 20 juillet 1990, dans deux papiers différents diffusés sur l’antenne de RFI, j’ai indiqué qu’il y avait une probabilité élevée d’une intervention militaire irakienne au Koweït. Le 20 juillet, autrement dit treize jours avant l’invasion, mais également cinq jours avant la fameuse rencontre entre Saddam Hussein et l’ambassadrice américaine April Glaspie que les tenants de la théorie du piège (الفخ) considèrent comme le moment où les États-Unis ont sournoisement fait croire au président irakien qu’ils ne bougeraient pas en cas d’invasion, afin de mieux casser le seul régime arabe qui leur tenait tête. Cinq jours avant.

Je ne suis pas voyant et je ne disposais pas d’accès aux documents secrets de la CIA ni d’un quelconque autre service de renseignements. Mais des informations, il y en avait. Il suffisait de les réunir et de les analyser.

Pour moi, tout commence le 17 juillet 1990, à la lecture d’une dépêche de l’Agence France Presse (AFP), qui cite quelques extraits d’un discours prononcé par le chef de l’État irakien à l’occasion du onzième anniversaire de son arrivée au pouvoir. Dans cette intervention radiodiffusée, Saddam Hussein s’en prend violemment à la politique pétrolière de « certains dirigeants arabes dont les politiques sont américaines. […] Ils nous ont poignardés dans le dos avec une lame empoisonnée ». Le président irakien ajoute : « Oh ! Dieu tout-puissant ! Sois témoin que nous les avons avertis [… ] Si les mots ne suffisent pas à nous protéger, nous n’aurons d’autre choix que de recourir à une action efficace pour remettre les choses en ordre et recouvrer nos droits. ».

L’après-midi même, à la garden-party qu’organise chaque année l’ambassadeur d’Irak dans sa résidence, où se presse le tout-Paris politique, diplomatique et journalistique, je demande à tous ceux que je rencontre quel sens, à leur avis, il faut donner à ces propos tout-à-fait inhabituels. Personne n’en sait rien.

Mais le lendemain, sans doute afin de lever toute ambiguïté sur les destinataires de ce message, les médias irakiens publient le texte d’une lettre du ministre irakien des Affaires étrangères Tarek Aziz au secrétaire général de la Ligue arabe. Cette missive, datée du 16 juillet, met directement en cause les émirats arabes unis, et surtout le Koweït. Ce dernier est accusé de voler depuis 1980 le pétrole irakien en pompant dans le gisement de Roumaïla qui se trouve dans la zone frontalière ; l’Irak demande à être remboursé par le Koweït de 2,4 milliards de dollars, soit la valeur du pétrole « volé ». L’Irak accuse ensuite le Koweït et les EAU d’avoir délibérément inondé le marché pétrolier pour faire baisser les cours dans le cadre d’une politique « anti-irakienne et antiarabe ». Tarek Aziz reproche enfin au Koweït de refuser l’annulation de la dette irakienne à son égard. Bref, pour toutes ces raisons, « le comportement du gouvernement koweïtien équivaut à une agression militaire ».

Là, les choses deviennent tout de suite plus claires. Au Koweït même, le premier ministre, Cheikh Saad, prédit une intervention militaire dans la zone de Roumaïla et sur les îles de Warba et Boubiyan. Seul, le ministre de la Justice, Dhari Al Othman, estime que le mémorandum irakien n’est qu’un début et que, libéré de sa guerre avec l’Iran, l’Irak pourrait réactiver ses prétentions territoriales sur l’émirat.

Un retour en arrière s’impose.

La Grande-Bretagne accorda son indépendance à l’émirat le 19 juin 1961. Six jours plus tard, le général Qassem, qui dirigeait alors l’Irak, revendiqua la principauté comme « partie intégrante de l’Irak ». Devant la menace qui pesait sur le nouvel état, l’émir fit appel à l’assistance des troupes britanniques qui débarquèrent le 1er juillet pour dissuader l’Irak d’intervenir. La Ligue arabe apporta son soutien au Koweït et des soldats arabes relevèrent les soldats britanniques. Mais ce n’est qu’en 1963, après le renversement de Qassem, que l’Irak reconnut formellement « l’indépendance et la souveraineté totale » du Koweït. La question des frontières n’était cependant pas réglée et, en mars 1973, les soldats irakiens firent une incursion au Koweït. Une médiation arabe permit d’éviter que l’incident ne dégénère en conflit armé.

Le texte signé en 1963 par le président irakien Hassan el Bakr et l’émir du Koweït, Cheikh Abdallah Al Salem Al Sabah, ne fut cependant jamais ratifié par l’Irak qui continuait de contester les frontières. L’accord fait en effet référence à un échange de lettres datant de 1932, lorsque l’Irak accéda à l’indépendance, entre le Premier ministre irakien Nouri Saïd et l’émir du Koweït, Cheikh Ahmed Al Sabah, dans lesquelles il est fait référence à un autre échange de correspondance en 1923, cette fois entre le haut-commissaire britannique en Irak sir Percy Cox et Cheikh Ahmed. Or, cet échange de 1923 auquel se réfèrent tous les textes successifs indiquent clairement la souveraineté koweïtienne sur les îles de Warba et Boubiyan.

Même après avoir reconnu du bout des lèvres l’indépendance de l’émirat, aucun dirigeant de l’Irak post-monarchique n’a jamais renoncé aux prétentions irakiennes sur ces deux îles. Durant toute la guerre irako-iranienne, Bagdad n’eut de cesse de demander au Koweït la cession de ces îles. Depuis le blocage du Chatt el-Arab, c’est-à-dire depuis le début du conflit, le seul débouché maritime de l’Irak était le chenal de Khor Abdallah qui, passant entre la péninsule de Fao et les îles de Warba et Boubiyan, menait à la seule base navale irakienne, Oum Qasr. Or, l’Irak, qui se considère comme un pays du Golfe, a toujours durement ressenti le fait de ne disposer que d’une étroite bande de terre côtière d’une soixantaine de kilomètres pour toute façade maritime. Bagdad, qui avait besoin de l’aide financière du Koweït et des facilités de transit pour acheminer vivres et armements par la route via l’émirat, n’exigeait plus la cession des deux îles, mais en demanda le prêt, puis à partir de 1984 leur location pour un bail de vingt ans. Ayant des doutes quant aux intentions à long terme d’un aussi puissant locataire, les dirigeants koweïtiens refusèrent avec constance, d’autant que l’Iran les avait avertis que la cession de Boubiyan à l’Irak serait pour Téhéran un casus belli. De surcroît, Bagdad refusait toujours de régler définitivement le litige frontalier. Afin de réaffirmer la souveraineté koweïtienne sur Boubiyan, le gouvernement koweïtien fit ériger à grands frais en 1983 un pont rattachant l’île inhabitée à la terre ferme. Un tel projet existait pour Warba. La fin de la guerre ne mit pas un terme à la dispute, bien au contraire. En février 1989, moins de six mois après le cessez-le-feu, le Premier ministre et prince héritier Cheikh Saad Abdallah se rendit à Bagdad avec l’espoir de parvenir à un accord définitif sur le tracé des frontières. La visite se passa fort mal. Les dirigeants irakiens reprochèrent à l’émir du Koweït de ne pas s’être précipité en Irak pour féliciter Saddam Hussein de sa « victoire », ils exigèrent du Koweït l’annulation de la dette irakienne à son égard et ne montrèrent aucun empressement à résoudre le différend frontalier.

Lorsque l’on met bout-à-bout les perles que constituent le discours du 17 juillet, la lettre de Tarek Aziz du 16 juillet, les différents pendants depuis la fin de la guerre Iran-Irak, et le contexte des deux tentatives d’invasion ratées de 1961 et 1973, le collier commence à prendre forme : l’Irak ne bluffe pas, il n’est pas en train de faire de la gonflette pour tendre artificiellement les prix du pétrole à l’approche de la réunion de l’OPEP à Genève du 25 juillet : il se prépare réellement à attaquer militairement son petit voisin méridional. C’est sur la base de ces éléments, tous dans le domaine public, que je me suis mis à rédiger ces deux articles diffusés dans les heures qui ont suivi sur les antennes de Radio France Internationale. Sans aucun résultat.

Les gouvernements occidentaux et la plupart des éditorialistes se sont laissés convaincre par les dirigeants arabes (Hussein de Jordanie, Yasser Arafat, Hosni Moubarak, notamment) qu’il ne s’agissait que d’un nuage d’été et d’une brouille passagère comme il en existe tant entre les pays arabes et qu’ils se faisaient fort de réconcilier Koweïtiens et Irakiens. L’invasion du 2 août 1990 a montré qu’il n’en a rien été et le reste appartient désormais à l’histoire.

Livrons-nous, quelques instants, à un exercice futile : que se serait-il passé si mes papiers étaient tombés dans l’oreille de quelque décideur gouvernemental français qui, à son tour, aurait alerté ses alliés en Europe et aux États-Unis afin d’empêcher Saddam Hussein de mettre en œuvre ses funestes projets ?

Des centaines de milliers, probablement des millions de vies, auraient été épargnées ; des centaines de milliards de dollars n’auraient pas été dissipés en fumée dans les dépenses de la guerre (des guerres, en fait) et dans le manque à gagner de l’économie irakienne dévastée pour des décennies, tandis que les puits de pétrole koweïtiens étaient à rebâtir ; peut-être même l’État islamique (Daesh), né de la frustration d’anciens officiers baathistes alliés aux jihadistes, n’aurait-il jamais vu le jour, pas davantage qu’Al Qaïda, dont le développement s’est nourri de la présence militaire américaine sur le sol saoudien après l’invasion du Koweït par l’Irak.

Arrêtons-là : cette réalité alternative, comme dans les romans de science-fiction, n’a jamais existé et n’existera jamais. Mais il n’est pas complètement absurde d’imaginer qu’elle aurait pu prendre corps, si ce scoop avait été pris au sérieux par ceux qui auraient dû le faire, mais qui ne l’ont pas fait, le laissant à l’état de scoop inutile, complètement inutile.

Les monarchies du Golfe se déchirent en public

Posted in Divers by odalage on 21 mars 2014

Par Olivier Da Lage, journaliste à RFI et chercheur associé à l’institut MEDEA.

Cet article est initialement paru le 17 mars 2014 sur le site de l’institut MEDEA

Le rappel le 5 mars dernier par l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn de leurs ambassadeurs en poste à Doha ferait presque oublier qu’il y a à peine plus de trois mois, l’Arabie saoudite avait en vain tenté de faire adopter par ses partenaires du Conseil de coopération du Golfe (CCG) un projet d’Union du Golfe. Chaudement soutenu par le Bahreïn et plus mollement par les Émirats arabes unis, ce projet était en revanche combattu par le Koweït et davantage encore par le sultanat d’Oman. Le ministre des Affaires étrangères d’Oman avait même publiquement déclaré que dans le cas où ce projet serait mis en œuvre, le sultanat se retirerait du CCG dont il est depuis 1981 membre fondateur. Quant au Qatar, il n’a pas eu besoin de s’opposer publiquement au projet, Oman s’en étant chargé, mais sa position ne faisait guère de doute.

En décembre, Ryad proclamait vouloir une union renforcée du Golfe, approfondissant (sous sa domination) un CCG ayant passé le cap de la trentaine et voici qu’en mars, le royaume prend l’initiative d’afficher sa rupture avec le Qatar, entraînant à sa suite deux autres membres de ceclub très fermé des monarchies de la Péninsule arabique. Trois contre trois, ou trois contre un plus deux,, quelle que soit la lecture que l’on donne de cette querelle, le fait est que le CCG est profondément divisé. En soi, ce n’est pas une nouveauté. Il y a eu dans le passé plusieurs crises, dont certaines très sérieuses, notamment celle qui a près de deux décennies durant, opposé le Qatar au Bahreïn sur la souveraineté des îles Hawar. L’affaire s’est finalement résolue à l’amiable après un jugement rendu en 2001 par la Cour internationale de justice de la Haye (CIJ). Mais quelques années auparavant, ce différent territorial entre le Bahreïn et Qatar avait failli provoquer l’implosion du CCG. A l’époque, l’Arabie Saoudite avait refusé de prendre parti entre ses deux petits voisins.

La nouveauté de cette crise n’est donc pas qu’elle puisse avoir lieu. Les précédents l’attestent. C’est sa médiatisation. Dans le passé, seul le Qatar a joué la publicité de ses différends avec l’Arabie saoudite (et quelques autres. Lors de la très grave crise frontalière qui l’a opposé à l’Arabie saoudite autour du poste frontière de Khafous en 1992, dans lequel plusieurs garde-frontière ont perdu la vie, l’Arabie saoudite était ulcérée de la façon dont le Qatar l’avait rendue publique. Mais cette fois-ci, c’est Ryad qui, de bout en bout, a joué la dramatisation d’une crise dont le déclenchement a été entièrement décidé par les dirigeants saoudiens. Par contraste, la réponse du Qatar a été étonnamment mesurée, comparé à ses habitudes de l’époque du règne de l’ancien émir cheikh Hamad qui était coutumier des « montées aux extrêmes ». Il est vrai que, du point de vue des trois pays du CCG qui ont retiré leurs ambassadeurs, la faute en revient entièrement à l’émir Tamim qui n’aurait pas respecté des engagements pris en novembre à l’issue d’une médiation koweïtienne, à savoir restreindre l’influence des Frères musulmans basés au Qatar et le soutien à ces derniers de la télévision satellitaire qatarienne Aljazeera.

Dans la foulée du rappel des ambassadeurs, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont interdit à leurs ressortissants de collaborer aux médias du Qatar et diverses déclarations en provenance de Ryad préparent les esprits aux sanctions à venir : fermeture de la frontière terrestre (isolant de fait le Qatar de son arrière-pays), fermeture de l’espace aérien aux aéronefs en provenance ou à destination de l’émirat, boycottage commercial, etc.

A lire et entendre les responsables et leaders d’opinion saoudiens ou émiriens, ce n’est qu’un début et le Qatar doit s’attendre à bien d’autres mesures jusqu’à ce qu’il vienne à résipiscence et que cheikh Tamim vienne a Canossa, renonçant à tout ce qui a fait la force de la diplomatie du Qatar depuis les débuts du règne de son père Hamad en 1995 qui s’est avant tout définie en opposition au royaume saoudien. Autant dire que le ressentiment accumulé vient de loin.

Pour autant, on est frappé par le côté épidermique de la rédaction de l’Arabie saoudite et de ses alliés et on peine à discerner la stratégie qui soutient cette batterie de mesures contre le Qatar. A supposer en effet que l’émirat ne cède pas à la pression, ce qui n’est pas une simple hypothèse, de quelle alternative dispose Ryad à des sanctions qui se seraient avérées inefficaces ? L’Arabie saoudite peut-elle durablement prendre le risque d’être vue comme la principale responsable de la division du Conseil de coopération du Golfe, division dont le principal bénéficiaire serait à l’évidence son adversaire principal, à savoir l’Iran ?

Plus vraisemblablement, la crise actuelle connaîtra l’issue de la plupart de celles qui ont traversé le monde arabe depuis des décennies. Au bout d’un certain temps, probablement quelques mois, une baisse significative du niveau des invectives échangées, suivie ou accompagnée d’une normalisation diplomatique et d’une réconciliation plus ou moins spectaculaire, et aussi peu sincère que toutes celles qui l’ont précédées, mais indispensable, car dans le long terme, les monarchies du Golfe n’ont d’autre choix que de serrer les coudes, quels que soient leurs désaccords et les inimitiés entre leurs dirigeants. La pérennité de leurs régimes, qui est la seule chose qui compte véritablement à leurs yeux, est à ce prix.

Le brutal retour des clivages identitaires dans les monarchies du Golfe

Posted in Moyen-Orient by odalage on 23 décembre 2012

L’expression « printemps arabe(s) », au singulier ou au pluriel, était certes bien commode pour les commentateurs. Auréolée d’un esprit réformateur, voire révolutionnaire, elle faisait référence soit au Printemps de Prague (1968) soit au printemps des peuples (1848). Quoi qu’il en soit, elle était inexacte puisqu’elle se référait à des événements ayant commencé à l’automne 2010 et s’étant développés entre janvier et mars 2011. Mais après deux années de crise ininterrompue, elle n’a tout simplement plus aucun sens. Quatre saisons se sont déjà succédé, à deux reprises. Plutôt que de « printemps arabe », il est plus juste de parler de la crise de 2011-2012, faute d’en connaître les développements en 2013. Ce qui est certain, c’est que les monarchies du Golfe, loin d’avoir été épargnées par la contestation qui a traversé le monde arabe, sont au contraire toujours confrontées à celle-ci et que la crise a durement mis à mal l’identité de ses populations.

L’identité khalijienne

La moitié des États du Golfe a obtenu son indépendance en 1971 seulement. Le Koweït dix années plus tôt. L’Arabie saoudite s’est constituée en pays en 1932 et le sultanat d’Oman, bien que jamais formellement colonisé, est longtemps resté sous influence britannique et n’est entré dans l’ère moderne qu’avec le coup d’État par lequel Qabous a renversé son père en 1970. Collectivement, les monarchies arabes de la Péninsule arabique (Arabie Saoudite exceptée) font leur entrée sur la scène internationale dans les années 70.

Depuis trois-quatre décennies, on assiste ainsi à la formation d’une identité collective des monarchies du Golfe, que j’ai appelée « l’identité khalijienne » (khalij = Golfe, en arabe). Cette identité comprend aussi bien les liens familiaux ou tribaux qui traversent les frontières héritées de la décolonisation, la façon de s’habiller (port de la disdasha et de la ghutra), le type de régime (monarchie arabe traditionnelle), le rôle de la religion, la langue, les différences avec les autres Arabes (Syro-Libanais, Jordano-Palestiniens, Yéménites, Égyptiens, Maghrébins, etc.)

Elle est distincte de l’identité arabe, mais elle en est un sous-ensemble. Elle coexiste naturellement avec toutes les autres identités qui traversent la Péninsule : identité nationale, chiite/sunnite, commerçant/bédouin, habitants des côtes ou du désert, etc. Le contexte historique et l’environnement déterminent dans l’instant celle de ces identités qui prend le pas à un moment donné. Mais ce qui est incontestable est qu’au cours des trente dernières années, on a assisté dans les six pays du Conseil de coopération du Golfe (fondé en 1981) à un renforcement de cette identité khalijienne, prolongement de l’identité nationale autour des souverains censés incarner la nation dans son unité.

Ce processus d’intégration collective sublimant les différences au sein d’une identité partagée a assez bien fonctionné. J’en prendrai pour exemple deux slogans révélateurs de cette tendance, pris dans deux pays différents à deux époques différentes. En février 1986, lors de la célébration du jubilé célébrant les vingt-cinq ans d’indépendance du Koweït, le slogan officiel était « kulluna li-l-kuwait wa-l-kuwait lana » (nous sommes tous pour le Koweït et le Koweït est à nous). On en trouvera l’écho vingt-cinq ans plus tard exactement, lors du rassemblement des opposants bahreïniens place de la Perle en février 2011 dont le signe de ralliement était : « ni sunnites, ni chiites, rien que Bahreïniens »

La monarchie, incarnation de l’unité nationale et régionale

Dans le système khalijien, tel qu’il s’est affirmé depuis les années 70, les familles régnantes sont au cœur de l’appareil proto-étatique. Le roi, l’émir, le sultan représentent le père de la nation, à l’écoute de ses sujets grâce au majlis hebdomadaire au cours desquels il reçoit ses sujets venus lui présenter des pétitions. Ce système est présenté comme beaucoup plus authentiquement démocratique que les institutions calquées sur les régimes européens. Dans ce système, la famille du souverain a toute sa place dans les administrations. Ils garantissent la loyauté de celles-ci vis-à-vis du monarque et permettent de lui faire efficacement remonter les doléances de ses sujets. Au niveau régional, l’intégration des monarchies se fait au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG), une organisation régionale fondée en 1981 sur le modèle européen du Marché Commun. Dans les aéroports des pays du CCG, des files d’attente sont réservées aux ressortissants du CCG pour le contrôle des passeports de façon à renforcer le sentiment d’appartenance commune.

Évidemment, dans la réalité, les choses sont quelque peu différentes. Il y a notamment l’exacerbation des tensions entre les familles marchandes et les familles régnantes. A l’origine, dans plusieurs émirats (Koweït, Abou Dhabi, Bahreïn, Qatar, Dubaï, notamment), il y avait un partage des rôles entre le cheikh, chef politique, et la communauté des marchands qui s’occupait de faire fructifier ses affaires. Mais au fil du temps, les membres des familles régnantes ont usé et abusé de leur pouvoir politique pour accaparer les affaires les plus rentables et évincer des concurrents. Cette remise en cause du pacte fondateur des monarchies du Golfe a épisodiquement provoqué des tensions, notamment au Bahreïn et au Koweït. En ce qui concerne la démocratie du majlis, il faut tempérer la propagande officielle par une réalité plus prosaïque, à savoir le désintérêt, voire l’ennui profond qui étreint nombre de dirigeants du Golfe à l’égard d’un rituel auquel certains ont désormais renoncé à se soumettre. Dès lors, il n’y a plus d’espace d’intermédiation politique, en l’absence d’instances démocratiques dignes de ce nom pouvant prendre le relais de cette forme traditionnelle de consultation du peuple.

Néanmoins, au milieu des années 2000, les monarchies du Golfe apparaissaient jeunes, modernes, relativement épargnées par la sclérose frappant les républiques arabes vermoulues. L’Égypte, l’Irak, la Syrie, la Libye, l’Algérie, étaient enfoncées dans la paralysie, la corruption, l’inefficacité (sauf en ce qui concernait les appareils répressifs), le népotisme. Dans tous ces pays, Algérie exceptée, une succession de type dynastique se mettait en place sous couvert d’institutions qui n’étaient plus républicaines que sur le papier. À la fin des années 90 et au début des années 2000, un vent de réforme soufflait sur les monarchies du Golfe, porté par de jeunes émirs et à l’instigation des Américains qui voulaient prouver la réalité de leur théorie des dominos vertueux, à savoir que la démocratie pro-occidentale se propagerait dans toute la région à la chute de Saddam Hussein. Dans le monde arabe, les républiques appartenaient déjà au passé, les monarchies étaient la jeunesse et l’avenir du monde arabe.

En 2011, on n’est plus en 1971, 1981, ou 1991

La crise de 2011-2012 intervient dans un contexte bien particulier : en dépit des apparences de continuité et bien au-delà des changements visibles, dans l’urbanisme par exemple, les pays du Golfe ont profondément évolué depuis plusieurs décennies. Le Golfe de 2011 n’est plus celui des indépendances (1971), de la création du Conseil de coopération du Golfe (1981) ou de la libération du Koweït (1991) :

Désormais, les jeunes du Golfe (toujours largement majoritaires dans la population) bénéficient, pour beaucoup d’entre eux, d’une formation supérieure dispensée sur place, ils sont connectés à l’Internet à travers leurs ordinateurs et leurs smartphones et sont entrés de plain-pied dans la mondialisation. Ils sont très présents sur Twitter et Facebook et les plus audacieux d’entre eux alimentent des blogs contestataires.

Surtout, ils n’ont pas oublié les promesses esquissées de démocratisation des années 2000. Les gouvernements ne peuvent d’ailleurs, jusqu’à un certain point, s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le terme de « citoyen » (mouwaten) est encouragé par les dirigeants alors même qu’ils sont en réalité considérés comme des sujets par les familles régnantes. Cela pose d’ailleurs la question de la nationalité, à laquelle s’attachent tant d’avantages. Par exemple, le gouvernement du Bahreïn, n’hésite pas à déchoir de leur nationalité des contestataires chiites alors même qu’ils naturalisent à tour de bras des étrangers sunnites pour tenter de compenser le déséquilibre démographique qui existe au détriment de ces derniers.

Parfaitement informés, par l’Internet et les télévisions satellitaires, les habitants du Golfe ne veulent pas que leurs pays restent à l’écart du courant global de démocratisation, d’autant qu’ils en ont eu un avant-goût avec les réformes institutionnelles introduites à partir de 1999 au Qatar et au Bahreïn, et, progressivement, ailleurs également. Cette émulation institutionnelle, ce cercle vertueux démocratique dans lequel semblaient s’être lancé les monarques du Golfe a été pris au sérieux par nombre de leurs sujets. Ils n’en sont que plus déçus aujourd’hui.

C’est ce qui explique que le Golfe n’a pas été épargné par la vague de contestation partie qui secoue depuis la fin 2010 le monde arabe. Mais cette contestation se manifeste différemment d’une monarchie à l’autre car ses causes sont avant tout internes.

La réponse musclée des dirigeants

Les six monarchies de la Péninsules ne sont pas toutes dans la même situation vis-à-vis de leurs populations et il convient de les différencier selon au moins deux types de critères, la richesse et la participation politique :

C’est ainsi qu’en ce qui concerne les ressources, il faut distinguer d’un côté, ceux qui ont une rente à redistribuer de ceux qui n’en ont pas ou peu. Dans la première catégorie, on trouvera l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar et les Émirats arabes unis (EAU). Dans la seconde, le sultanat d’Oman et le Bahreïn.

Si l’on utilise comme discriminant le type d’institution et de participation politique des citoyens, le CCG se divise entre ceux de ces membres qui accordent constitutionnellement une forme de démocratie participative institutionnelle, même si elle n’est souvent que formelle (c’est le cas du Koweït, et, à un moindre degré, du Bahreïn et du Qatar) et ceux qui ne relève pas d’institutions démocratiques, même imparfaites, comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou le sultanat d’Oman.

Néanmoins, force est de constater que les attitudes des dirigeants des six monarchies du Golfe sont bien plus homogènes que les disparités patrimoniales et institutionnelles pourraient le laisser penser. A l’exception toutefois du Qatar, tous les dirigeants du Golfe ont opté, d’une façon ou d’une autre, pour la répression ou la résistance aux aspirations démocratiques de leurs population. En ce qui concerne le Qatar, l’émir n’a guère eu besoin de s’opposer à une population qui ne semble guère exigeante en matière de participation politique, d’autant que les institutions octroyées par l’émir et ratifiées par référendum à la quasi unanimité en avril 2003 sont, sur le papier du moins, parmi les plus progressistes de toute la région.

D’une façon générale, en cas de contestation, la réponse est toujours la même et repose sur le triptyque répression/achat/cooptation. On arrête les manifestants et on punit sévèrement les meneurs, on injecte de l’argent dans l’économie, le logement, l’éducation, l’emploi pour apaiser les mécontents et on promeut les repentis qui acceptent de dénoncer à la télévision leurs anciens compagnons de lutte.

Dès les mois de février-mars 2011, il est clair que la riposte menée notamment par l’Arabie saoudite est franchement réactionnaire et contre-révolutionnaire. Les objectifs sont clairs : il s’agit de conserver le pouvoir et même reprendre ce qui a été déjà été donné les années précédentes. Derrière cette contre-révolution, il y a l’idée que toute concession mène à la chute, comme cela a été le cas pour Ben Ali, Moubarak, voire le Shah d’Iran trente ans auparavant. Si l’Arabie a effectivement injecté massivement de l’argent en février-mars (plus de 130 milliards de dollars), si les pays du CCG ont apporté une aide financière significative au Bahreïn et au sultanat d’Oman, dès le printemps, la politique se durcit. Contrairement à ce qui s’était passé les premiers mois, les pouvoirs semblent avoir renoncé à l’achat et la cooptation. Du triptyque évoqué précédemment ne reste que la répression, brutale et assumée. Quant aux étiquettes réformatrices dont cherchaient à se parer les gouvernements des petits émirats dans les années 2000, elles ont presque disparu. La réforme n’est plus à l’ordre du jour et la pression occidentale pas davantage, tant les États-Unis, obnubilés par le péril iranien, se sont vite résignés à faire l’impasse sur les exigences démocratiques qu’ils brandissaient encore au mois de mars. La réaction de défi aux Occidentaux des Saoudiens, suivis par les autres, semble avoir payé et les monarques du Golfe ont avec succès instrumentalisé à leur profit la crise iranienne.

Mais la façon de procéder, visant à reprendre la main, pourrait à terme fragiliser davantage encore ces régimes. Il s’est agi avant tout de renforcer l’identité des soutiens dont ils bénéficiaient en dénonçant l’autre partie de la population. En opposant « eux » et « nous ». Nous, les loyaux sujets et citoyens, eux, les traitres, les ennemis de la nation, la cinquième colonne. En Arabie Saoudite et au Bahreïn, ceux qui étaient voués à la vindicte étaient les chiites. Au Koweït et aux Émirats arabes unis, les Frères musulmans.

Dans les deux cas, les pouvoirs dénoncent une cinquième colonne et composée d’agents de l’étranger. Les manifestants chiites de Bahreïn et d’Arabie ne peuvent être que des agents de l’Iran. Quant aux Frères musulmans, ils sont dénoncés comme une véritable société secrète, quasiment maçonnique, opérant sournoisement aux Émirats et au Koweït avec l’appui d’ONG occidentales pro-démocratie. Cette répression mise en œuvre à partir de la seconde moitié de 2011 vise en effet ouvertement des organisations américaines ou européennes et la presse officielle se déchaîne contre les gouvernements occidentaux qui sont pourtant leur garantie de survie.

En cherchant par tous les moyens à préserver leur pouvoir, les monarques du Golfe n’ont pas hésité à s’en prendre aux identités nationales construites après les indépendances sur le thème de l’unité pour se recentrer sur la défense de leurs régimes contre un secteur entier de leur propre population. C’est une vision à court terme et si la force a eu raison de la contestation jusqu’à un certain point en enrayant sa progression géographique, elle est loin de l’avoir éradiquée en profondeur.

D’abord parce que cette contestation, loin d’être nouvelle, a des racines profondes qui s’enracine dans l’histoire des pétromonarchies. Les réponses ne peuvent se trouver uniquement dans la répression ou l’achat de la paix sociale par l’injection massive de pétrodollars. De larges secteurs de la population demandent la redéfinition du un contrat social. Or, les dirigeants veulent octroyer, à leur gré, ce qu’ils consentent à accorder au peuple. On le retrouve notamment dans les constitutions du Qatar et du Bahreïn dans lesquelles, au-delà des apparences démocratiques, le souverain n’est pas vraiment contraint. Devant ces deux attitudes inconciliables et en l’absence de processus politique de médiation, il n’y a plus de statu quo. Seule demeure une crise larvée : les gouvernements veulent revenir sur ce qu’ils ont lâché dans un passé récent alors que les opposants veulent récupérer les droits qu’on leur a repris.

En somme, deux ans après le début de la contestation arabe, les dirigeants du Golfe, dont les réponses répressives classiques manquent totalement d’imagination en sont à peu près au même point, mais avec une différence de taille, comparé à la fin 2010 : à la pérennité des régimes fait désormais face une remarquable résilience d’une contestation endémique qui, faute de réponse, tend à se radicaliser et à se généraliser.

Ces trente ans qui ébranlèrent le golfe Persique

Posted in Moyen-Orient by odalage on 22 mai 2011

Mon prochain livre, consacré aux monarchies de la Péninsule arabique, sera publié début juin aux Éditions du Cygne. Voici le texte de la quatrième page de couverture:

Dans le « printemps arabe » qui a marqué le début de 2011, les monarchies du golfe Persique ont pris leur place : manifestations, parfois violentes, et revendications politiques à Bahreïn, en Oman et en Arabie Saoudite. Des événements qui trouvent leur genèse dans les tensions de ces trente dernières années, également marquées par l’éclatement du conflit irako-iranien en 1980, l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 et celle de l’Irak par la coalition américano-britannique en 2003. Une période au cours de laquelle on assiste à l’émergence d’un terrorisme jihadiste inspiré par le Saoudien Oussama Ben Laden.
Terrorisme tourné non seulement contre les Occidentaux, mais d’abord et avant tout contre les monarques de la péninsule. Mais ces trois décennies voient aussi l’accélération et le renouveau des monarchies du Golfe qui, davantage que les républiques vermoulues du monde arabe, ont épousé la modernité et se lancent à corps perdu dans la mondialisation comme l’illustre l’émirat de Dubaï qui se vit comme une entreprise autant que comme un État.
En décrivant les étapes et les contradictions de ce développement spectaculaire, mais pas exempt de tensions, cet ouvrage tente de restituer la perception du Golfe qu’en ont ses habitants, sans tomberdans les clichés dont ils sont habituellement l’objet.
Rédacteur en chef à RFI, Olivier DA LAGE a vécu trois ans dans l’émirat de Bahreïn de 1979 à 1982, d’abord comme attaché de presse à l’ambassade de France, puis comme correspondant pour plusieurs publications francophones (Le Monde, L’Express, Ouest France, Radio Suisse Romande, etc.). Il a depuis effectué de nombreux voyages dans la Péninsule arabique et publié plusieurs ouvrages consacrés à cette région.

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Voir aussi l’interview sur le site de l’IRIS:

Écouter l’interview par Frédérique Misslin sur RFI le 26 novembre 2011

Écouter l’émission de Pierre-Edouard Deldique sur RFI le 22 octobre 2011

Une semaine d’actualité première partie

Une semaine d’actualité deuxième partie

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