Le Blog d'Olivier Da Lage

Realpolitik à temps partiel

Posted in Moyen-Orient by odalage on 1 août 2022

Par Olivier Da Lage

Cet article est paru initialement le 31 juillet 2022 sur le site Paroles d’actu.

Et si, en fin de compte, Donald Trump avait raison  ? Il m’en coûte de l’écrire, mais il y a du vrai dans ce qu’il dit de l’émotion provoquée par le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018. Se confiant au Wall Street Journal dans un entretien publié le 26  juillet dernier, l’ancien président américain affirme  : «  Personne ne m’en a parlé depuis des mois. Je peux dire qu’en ce qui concerne Khashoggi, ça s’est vraiment calmé  ».

Difficile de lui donner tort lorsqu’on voit les puissants de ce monde reprendre le chemin de l’Arabie pour rencontrer celui que la CIA a présenté comme l’instigateur de l’assassinat de Khashoggi  : Emmanuel Macron, premier dirigeant occidental à se rendre en Arabie depuis 2018, a été reçu par Mohammed ben Salman (MbS), prince héritier et homme fort du royaume, en décembre dernier. Il y a été suivi par Recep Tayyip Erdogan en avril dernier et voici deux semaines par le président américain Biden, qui le considérait comme un paria naguère encore.

Et voilà qu’à l’invitation du président Macron, MbS, tout droit arrivé d’Athènes, était à son tour reçu à l’Élysée en cette fin juillet, pour une visite de travail que la France a tenté de garder discrète, mais révélée par les Saoudiens. Visite de travail et non pas d’État, assuraient alors les conseillers élyséens pour tenter d’atténuer les inévitables commentaires critiques. Ce qui n’a pas empêché, en fin de compte, de dérouler le tapis rouge pour MbS et d’assumer tardivement, mais crânement une visite destinée à garantir l’approvisionnement en énergie des Français dans le contexte de la guerre en Ukraine imposée par la Russie.

Emmanuel Macron est donc le premier dirigeant du G7 à être allé en Arabie rencontrer Mohammed ben Salman et le premier à l’avoir reçu officiellement depuis le meurtre de Khashoggi il y a moins de quatre ans. La réinsertion du prince héritier saoudien est en marche et la France y contribue fortement.

Lors du «  dîner de travail  », les médias n’étaient pas conviés et aucune photo n’a été diffusée par la partie française. Il a fallu attendre le milieu de matinée le lendemain pour que l’Élysée publie un long communiqué (trois pages) sur la rencontre Macron-MbS. Une longue nuit de réflexion a manifestement été nécessaire pour se mettre d’accord sur ce que l’on pouvait, ce que l’on devait dire sur cette rencontre. Pendant que phosphoraient les conseillers élyséens, Mohammed ben Salman était retourné dormir dans sa demeure de Louveciennes, un château de quelque 7  000  m2 sis au milieu d’un parc de 23 hectares et restauré à son goût par un architecte qui se trouve être le cousin de Jamal Khashoggi.

Dans ce communiqué, on trouve un passage éloquent sur «  la guerre d’agression (…), son impact désastreux sur les populations civiles et ses répercussions sur la sécurité alimentaire  ». En lisant attentivement, on prend conscience qu’il ne s’agit pas de la guerre que l’Arabie mène au Yémen depuis mars  2015 et qui a fait près de 400  000 morts et infiniment plus de blessés, mais de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Soit. De la guerre au Yémen, il est pourtant question quelques paragraphes plus loin, mais sur un tout autre ton  : «  Au sujet de la guerre au Yémen, le Président de la République a salué les efforts de l’Arabie saoudite en faveur d’une solution politique, globale et inclusive sous l’égide des Nations Unies et marqué son souhait que la trêve soit prolongée.  ». Il aurait été du plus mauvais goût de froisser son hôte, que l’on sait susceptible, en rappelant les causes et les effets de cette guerre, comme on venait de le faire à propos de la Russie.

Et pour qu’il ne soit pas dit que le sujet des droits de l’Homme a été omis, le dernier paragraphe vient remettre les choses à leur juste place  : «  Dans le cadre du dialogue de confiance entre la France et l’Arabie saoudite, le Président de la République a abordé la question des droits de l’Homme en Arabie  ».

La lecture de ces trois pages achevée, on doit se pincer pour se convaincre que ce texte émane bien de l’Élysée et non du Gorafi.

Le président français fait ce qu’il faut pour défendre les intérêts de la France, soulignent ses partisans qui font valoir que l’Europe étant privée d’une grande partie, et peut-être bientôt de la totalité du pétrole et du gaz russes, il faut bien trouver des sources d’énergie alternatives et si cela passe par l’invitation de MbS, quels que soient les griefs que l’on puisse éprouver à son encontre, ainsi soit-il.

Cela peut s’entendre. Il est vrai que les hydrocarbures ne gisent pas nécessairement dans le sous-sol de démocraties à notre image et que l’on doit savoir faire preuve de pragmatisme, sauf à opter pour la pénurie d’essence, l’arrêt des industries et le froid pendant l’hiver. Résoudre ce genre de contradictions est même au cœur de l’action diplomatique. Certains appellent cela la Realpolitik, le terme allemand venant de la politique froide et efficace appliquée par Bismarck à la fin du XIXe  siècle. Plusieurs adages viennent l’illustrer  : «  les États n’ont ni amis permanents, ni ennemis permanents, seulement des intérêts permanents  » (Lord Palmerston) que traduit également le mantra de la République française depuis de Gaulle  : «  La France ne reconnaît pas les gouvernements, seulement les États  ». Cette école réaliste a de fameux adeptes dans le monde contemporain, l’Américain Henry Kissinger en est le plus illustre. En France, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine semble également se rattacher à ce courant de pensée.

Au fond, la Realpolitik, pourquoi pas  ? La France ne s’est pas toujours montrée si regardante dans ses relations passées avec les pays du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie. C’est dans une très large mesure ce qui a garanti son rôle international et sa (relative) indépendance énergétique.

Mais ça, c’était avant. Du temps de De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, de Mitterrand. L’État, monstre froid, était assumé sans état d’âme. Avant l’apparition du «  droit d’ingérence  » qui a conduit la diplomatie française à participer ou même entreprendre des interventions militaires au nom de la défense des droits humains, invoquant régulièrement son statut de «  patrie des droits de l’Homme  ». Certains juristes relativisaient ces proclamations morales en faisant remarquer que la France était surtout la patrie de la «  Déclaration des droits de l’Homme  », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Évidemment, d’autres s’en étaient aussi rendu compte et interpellaient régulièrement Paris sur sa propension à donner des leçons à certains (Iran, Venezuela, Birmanie, divers pays africains et autres) tout en détournant le regard lorsqu’il s’agissait de pays fournissant des hydrocarbures ou clients de ses industries d’armement (Emirats arabes unis, Qatar, Arabie saoudite, Égypte, Inde, entre d’autres) et parfois les deux, comme dans le cas de l’Arabie.

Ce grand écart nourrit l’accusation de pratiquer une politique de «  deux poids deux mesures  » (double standard en anglais). Pour échapper à ce reproche, il n’existe qu’une alternative  : fonder la diplomatie sur les droits humains, en acceptant les conséquences adverses notamment sur le plan économique, ou y renoncer et pratiquer une politique réaliste (ou cynique, selon le point de vue adopté) et récupérer ainsi en efficacité ce que l’on perd en posture morale. Les deux points de vue sont également défendables, mais séparément. En ce domaine, le «  en même temps  » ne produit que des inconvénients.

Opter pour une démarche réaliste ne manquerait pas de susciter de nombreuses critiques (au surplus généralement justifiées). Mais cela permettrait de mettre fin à l’accusation parfaitement fondée de pratiquer une morale à géométrie variable qui permet à un ministre des Affaires étrangères de délivrer des brevets de démocratie à l’Égyptien Sissi «  parce qu’il y a des élections  ». Or, tout observateur du déclin de l’influence française, en Afrique et ailleurs, ne peut manquer de relever que cette «  hypocrisie  » reprochée aux Occidentaux en général et aux Français en particulier est au cœur du sentiment antifrançais qui s’est développé ces dernières années, au profit des Chinois et plus récemment des Russes.

Assumer une politique réaliste est un choix à la fois légitime et respectable.  Mais en ce cas, la Realpolitik doit se pratiquer en bloc, pas à temps partiel. N’est pas Metternich qui veut.

Islamic State and France: mortal enemies

Posted in Divers, Moyen-Orient by odalage on 21 juillet 2016

France’s state policy of ‘laïcité’ (secularism) and its military interventions in Islamic countries has made it the prime target of IS in the West. The hardline French response to step up bombing campaigns against jihadis in Syria, Iraq, and Mali will likely continue, but conversely feeds IS strategy, which is to foment anti-Muslim sentiment among the non-Muslim French population.

By Olivier Da Lage

Read the full text on Gateway House’s website

France-Arabie saoudite : « Il y a de nombreuses choses à discuter »

Posted in Divers by odalage on 12 octobre 2015

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Le Qatar joue-t-il double jeu entre Occidentaux et jihadistes ?

Posted in Moyen-Orient by odalage on 4 mai 2013

Par Olivier Da Lage

Article publié sur Grotius le 2 mai 2013

Ne tournons pas autour du pot : depuis l’intervention française au Mali début janvier 2013, de nombreux journalistes et responsables politiques accusent plus ou moins directement le nouveau meilleur ami de la France, l’émir du Qatar, de jouer double jeu et de soutenir politiquement, financièrement et militairement les pires ennemis de Paris, à savoir la mouvance jihadiste qui combat les soldats français au Mali et qui menace globalement les intérêts français et ceux des alliés de la France.

Certains le suggèrent sur le mode interrogatif, d’autres l’affirment, comme Alain Rodier et Eric Denécé, dans une note parue en janvier dernier. Dans ce document, les auteurs, spécialistes du renseignement (Rodier est même un ancien de la DGSE) soutiennent que l’émir du Qatar, cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani, appuie au Sahel le chef terroriste Mokhtar Belmokhtar en raison de liens remontant à la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan et que les hommes de Belmokhtar assurent la protection de l’émir et de sa famille lors des parties de chasse au faucon dans le désert algérien (1).

Les auteurs précisent que c’est financé par l’émir du Qatar en personne que Belmokhtar est allé en Libye combattre aux côtés des insurgés islamistes libyens. Disons-le tout net, je n’ai pas accès aux rapports des services de renseignement et je ne sais pas si ces faits sont exacts ou non. Mais ce que suggère sans le dire explicitement ce document, largement distribué aux journalistes par ses auteurs, c’est que l’émir du Qatar continue d’encourager les jihadistes d’Aqmi et autres même lorsqu’ils combattent les Français et leurs alliés.

Les autorités françaises ont prudemment affirmé que rien ne l’établissait. Quant au Premier ministre du Qatar et cousin de l’émir, cheikh Hamad Ben Jassem Al Thani, il a vigoureusement démenti ces « rumeurs » soulignant que la seule intervention du Qatar se limitait au domaine humanitaire. Et de fait, la seule présence établie du Qatar au Nord Mali est celle du Croissant Rouge qatari, travaillant en liaison avec la Croix Rouge malienne qui ne pouvait opérer dans les régions tenues par les jihadistes.

Peut-on imaginer que l’aide financière qatarie destinée à l’humanitaire ait pour partie été utilisée à des fins militaires ? Certainement. Sur place, les frontières entre les usages sont poreuses et les acteurs souvent les mêmes. Cela s’est vu dans le passé, notamment avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis et on ne voit pas pourquoi le financement qatari y échapperait. La seule question qui vaille est : les autorités du Qatar ont-elles délibérément joué double jeu en finançant secrètement les jihadistes sahéliens. Et là, il est fortement permis d’en douter.

Depuis l’accession au pouvoir de l’émir actuel, toute sa stratégie a consisté à garantir la sécurité de son pays et de son régime par des alliances de long terme avec les Américains et les Européens, notamment la France. Les succès rencontrés par cette stratégie depuis près de vingt ans confirment que les actions de l’émir ne sont ni irréfléchies, ni impulsives, ni irrationnelles. Or, il n’y aurait pas plus irrationnel que de prendre le risque d’être exposé en train d’aider les adversaires militaires de la France dans un conflit présenté par le président français comme touchant aux intérêts vitaux de la France. De surcroît, le Qatar n’a pas fait mystère de sa désapprobation quant à l’intervention française au Mali. Il n’en demeure pas moins que les « printemps arabes » ont vu le Qatar propulsé aux premiers rangs dans le monde arabe et que son action, tant en Libye qu’en Syrie, ne s’est pas limitée à un soutien politique ni même financier. En Libye, des commandos qataris ont encadré les insurgés et en Syrie, le Qatar est à la pointe de l’armement clandestin (mais revendiqué) des insurgés. Car, et cela ne devrait pas surprendre, le Qatar penche instinctivement en faveur de partis et mouvements islamistes. Le Qatar, tout comme l’Arabie Saoudite, appartient à la branche wahhabite de l’islam sunnite, même si sa pratique est moins rigoriste que celle du royaume voisin.

Depuis le milieu des années 60, l’émirat, très hostile à l’Égypte nassérienne, a accueilli les Frères musulmans égyptiens réprimés par Nasser. Ce fut le cas du cheikh Youssef Al Qaradhawi, présent depuis une quarantaine d’années dans l’émirat, et très estimé par les dirigeants du Qatar qui lui ont conféré une place de choix. Au lancement d’Al Jazira en 1996, il s’est vu accorder une émission de prestige, « la charia et la vie » qui lui a donné une audience et une influence s’étendant à tout le monde arabe. Bref, pour des raisons de fond qui remontent à plusieurs décennies, le Qatar est proche des Frères musulmans, dont il est le protecteur (incidemment, c’est ce qui lui a permis de réussir à détacher le Hamas palestinien de l’orbite iranienne). C’est pourquoi lorsque les soulèvements ont éclaté en Tunisie et en Égypte, le Qatar a tout naturellement apporté son soutien aux acteurs de la révolution issus de la mouvance des Frères musulmans (Ennahda, en Tunisie, dont le dirigeant Rached Ghannouchi était un habitué de visites à Doha durant ses années d’exil).

Quant à la Syrie, alors même que le Qatar la Syrie et l’Iran était liés depuis 2010 par un traité de défense, l’émir du Qatar a opéré un virage à 180° lors des premiers massacres à Deraa en juin-juillet 2011, en phase avec l’opinion de ses sujets et plus largement des sunnites de la Péninsule arabique. Un sens aigu de l’opportunité politique de la part de l’émir, qui y a vu l’occasion de parachever l’opération commencée avec le soutien aux insurgés tunisiens, égyptiens et libyens, a fait le reste. Par conséquent, il est tout à fait exact que le Qatar soutient dans le monde arabe les soulèvements dont au moins une partie des acteurs sont des insurgés sunnites, proches des Frères musulmans (ce qui ne s’applique pas au cas du Bahreïn), tant pour des raisons de proximité idéologique que pour des raisons de gains politiques immédiats à travers les opportunités qui se présentent. Il est en revanche erroné d’en tirer la conclusion que le Qatar poursuivrait des buts exclusivement politico-religieux en soutenant les jihadistes où qu’ils se trouvent au risque d’une rupture ouverte avec les partenaires stratégiques à long terme que sont les Occidentaux, et notamment la France.

(1) Alain Rodier et Eric Denécé, Note d’actualité n° 298, CF2R, janvier 2013.
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