Le Blog d'Olivier Da Lage

Il y a 40 ans, la naissance du Conseil de coopération du Golfe

Posted in Moyen-Orient by odalage on 22 mai 2021

Le 26 mai 1981, les six monarchies pétrolières de la Péninsules arabique créaient le Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Abou Dhabi. Jeune correspondant dans le Golfe pour plusieurs médias français, j’ai alors couvert cet événement. Quelques années plus tard, j’en ai fait le récit dans le livre que j’ai publié en 1985 avec Gérard Grzybek, Golfe, le jeu des six familles. Voici le chapitre consacré à cet épisode.

Par Olivier Da Lage

Un syndicat de dynasties

«Nous sommes une part de gâteau très appétissante. Il y a beaucoup de gens qui voudraient en avoir une tranche.»

Mohammed ABDO YAMANI, ministre saoudien de l’Information, Newsweek, 6 mars 1978

Ce mardi 26 mai 1981, six hommes se congratulent dans une salle de l’hôtel Intercontinental d’Abou Dhabi, isolé du monde par d’imposantes forces de sécurité. S’ils n’étaient liés, en tant que chefs d’État musulmans, par certaines obligations, nul doute qu’ils sableraient le champagne. A eux seuls, ils représentent plus de la moitié de la production de l’OPEP, et un revenu moyen par habitant qui est le plus élevé du monde. Avec la bénédiction de la Ligue arabe, représentée par son secrétaire général Chadli Klibi, et de l’Organisation de la conférence islamique, personnifiée par Habib Chatty, les souverains d’Arabie Saoudite, de Bahreïn, de Qatar, des Émirats arabes unis, du Koweït et du Sultanat d’Oman viennent de créer le Conseil de coopération du Golfe arabe, qui sera plus connu sous l’appellation de Conseil de coopération du Golfe (CCG). Entre ces hommes, il y a beaucoup de non-dit. Des décennies de luttes d’influence entre cheikhs de tribus voisines et concurrentes, luttant pour l’hégémonie sur une région. Puis, lorsque la manne pétrolière fait son apparition, combattant âprement pour une délimitation des frontières à leur profit. Ce fut le cas de l’oasis de Bouraymi, que se disputèrent Oman, l’Arabie et ce qui devait devenir la Fédération des Émirats arabes unis.

Des meurtres, des alliances, des trahisons ont jalonné ce siècle d’histoire de la Péninsule arabique. Des querelles religieuses sont venues se surajouter aux disputes tribales, les wahhabites cherchant à imposer leur influence sectaire à toute la Péninsule, et se heurtant, en dehors de l’Arabie Saoudite et de Qatar, à la résistance des populations, notamment celle de Koweït, quand ce n’est pas à la franche hostilité de cette secte « hérétique » des kharijites ibadites qui domine Oman.

Ils sont là tous les six. Zayed, le grand bédouin, désormais chef incontesté de la Fédération, qui a fini par triompher de son rival Rachid, le cheikh de Dubaï. Il est l’hôte de ce sommet et se fait appeler « monsieur le président ». Authentique homme du désert, né en 1918, Cheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan a connu la faim dans sa jeunesse. Comme les bédouins avec lesquels il a passé les vingt premières années de sa vie, il parle un arabe qui ferait honte à un citadin éduqué : lors de ses conférences de presse, un assistant répète en arabe classique les paroles exprimées d’une voix sourde avec l’accent bédouin du chef de l’État. Mais Zayed est loin d’être un nomade ignorant. II veut avoir une vision à long terme de l’avenir de son peuple ; « le pétrole, Allah me l’a donné, Allah peut me le reprendre », répète-t-il souvent, l’air songeur. Mais il ne reste pas assis sur ses caisses d’or comme le faisait, dit-on, son frère Chakhbout, émir avant lui, dont la pingrerie était proverbiale. Cette avarice a été déterminante dans le déclenchement, en 1966, d’une révolution de palais au cours de laquelle la famille l’a forcé à laisser la place à Zayed, le conciliateur généreux. Zayed paraît à l’aise aussi bien avec la tradition qu’avec le monde moderne. Homme de synthèse, ce chef d’État peut disparaître un mois au Pakistan pour se livrer à la chasse au faucon, le noble sport bédouin par excellence, sans qu’aucun événement, quelle que soit sa nature ou sa gravité, puisse le faire revenir à Abou Dhabi. De même, pour rien au monde Zayed ne manquerait la course de chameaux annuelle de Ryad. Tous ses invités de marque ont du reste droit à passer un après-midi sur un champ de courses pour voir s’affronter les chameaux des différentes écuries, à travers les longues jumelles que leur prête obligeamment Cheikh Zayed. En période de sécheresse, on le voit également diriger des prières pour la pluie, ou danser dans les villages en compagnie de ses sujets. C’est un homme simple. Il n’empêche, l’émir d’Abou Dhabi est tout aussi à l’aise avec les grands de ce monde, c’est un leader de stature internationale, qui émaille ses entretiens diplomatiques, tout comme ses interviews, de paraboles et de proverbes arabes, plus ou moins énigmatiques.

De tradition plus commerçante, l’émir du Koweït, Cheikh Jaber Al Ahmed Al Sabah, est plutôt proche de Zayed. Assez grand, il porte comme à l’accoutumée, à son arrivée à l’aéroport d’Abou Dhabi, de larges lunettes noires. Lui aussi se veut diplomate d’envergure mondiale. A ce sommet, il représente le seul des six pays à entretenir des relations avec le bloc socialiste et, trois mois plus tôt, il vient d’organiser des élections législatives pour réactiver le parlement que son prédécesseur avait dissous en 1976. Jaber n’est pas disposé à se laisser impressionner par la puissance wahhabite. Après tout, c’est du Koweït, où il avait trouvé refuge grâce à la munificence des Al Sabah, que Ibn Saoud a lancé en 1902 1’expédition qui lui a permis de conquérir le Nejd et sa capitale Ryad. Près de deux siècles plus tôt, les Al Sabah avaient offert l’asile à leurs cousins Al Khalifa qui s’apprêtaient à reprendre Bahreïn aux Perses. Cela fait deux dynasties qui sont redevables de leur trône aux Al Sabah.

Cheikh Isa bin Salman Al Khalifa, le petit émir de Bahreïn, n’a pas de ces ambitions planétaires, à l’instar de Jaber ou Zayed. Noble parmi les nobles, à la différence d’un Al Thani de Qatar ou d’un Al Nahyan d’Abou Dhabi, il préside depuis 1961 aux destinées du premier État pétrolier du Golfe — historiquement parlant — côté arabe. Mais aujourd’hui, son pétrole est presque entièrement épuisé, et la richesse de son pays provient bien davantage de la générosité de ses voisins qui acceptent de bon cœur que Bahreïn soit le lieu où se réalisent de grands projets industriels communs. Entièrement dépendant de l’Arabie Saoudite, très anglophile et résolument pro-américain, Cheikh Isa est aussi le plus libéral de tous sur le plan des mœurs, et son pays, qui doit tant à la présence des étrangers, fait beaucoup pour que le séjour à Bahrein leur soit agréable en leur épargnant les habituelles tracasseries religieuses et parareligieuses qu’impose, pour ne citer qu’elle, l’Arabie Saoudite.

Ni diplomate, ni libéral, l’émir de Qatar, Cheikh Khalifa bin Hamad Al Thani, se contente d’être un riche autocrate, se comportant en chef d’entreprise tatillon, régentant toutes les affaires du pays, les grandes comme les petites, pour le plus grand profit de la minorité qatarie qui y réside. Né en 1930, Khalifa, à n’en pas douter, est un travailleur infatigable. Contrepartie de cet acharnement au travail : il déteste déléguer son pouvoir de décision. Ce qui explique que pas un instant Khalifa n’ait songé à promulguer une constitution, et encore moins à faire élire un parlement, à l’instar de Bahreïn ou du Koweït. Son trône, il le doit largement aux Britanniques qui, avant l’indépendance en 1971, imposent à Cheikh Ahmed, alors gouverneur en titre, mais notoirement incapable de diriger un pays, que Khalifa soit nommé Premier ministre et vice-émir. Moins de six mois après, Khalifa profite de ce qu’Ahmed est en voyage en Iran pour le faire déposer par un conseil de famille et prendre sa place.

Bien différent de ces émirs est le sultan Qabous. Petit homme enturbanné, le visage régulier, doux, au teint cuivre qu’ont les Omanais — riches d’une longue histoire de métissage entre Indiens, Arabes et Africains de la Corne -—, ce petit homme aux nerfs d’acier, au collier de barbe poivre et sel, a un port altier. Il se sait isolé. Il a dû faire preuve de fermeté, pour ne pas dire de férocité afin de conserver son trône, menacé par la rébellion du Dhofar. Son voisin, le Sud-Yémen, cherche à le déstabiliser. Sa force de caractère, Qabous en a fait preuve lorsqu’il a évincé son père, le sultan Sa’id bin Taymour, en juillet 1970, par un coup d’État organisé avec l’aide des services secrets britanniques. Dans ce club des puissants du Golfe, il est un peu un membre à part. Seul parmi ses pairs, il s’est fait l’avocat d’une coopération militaire au grand jour avec les États-Unis. Mais Qabous est têtu comme une mule et, sans se soucier des nombreuses critiques, il entretient les meilleurs rapports avec Washington à qui il ouvre toutes grandes ses bases.

Enfin, le vieux roi d’Arabie, Khaled ibn Abdelaziz, l’un des 37 ou 39 fils « légitimes » connus d’Ibn Saoud, qui a succédé à son demi-frère Fayçal après l’assassinat de celui-ci, le 25 mars 1975. Il a le sourire triste et las d’un homme usé, miné par la maladie. Avant même de devenir le roi d’Arabie, Khaled a subi en 1972 et en 1978 une opération à cœur ouvert. En raison de sa mauvaise santé, mais aussi parce que c’est davantage par devoir que par goût qu’il dirige son pays, il délègue les tâches gouvernementales à son demi-frère Fahd, que la presse internationale dépeint invariablement comme « l’homme fort d’Arabie Saoudite ». Homme simple, Khaled n’a pas besoin d’apparat. Par la force des choses, en ce 26 mai 1981 — 26 rajab 1401, dans le calendrier musulman —, le pays fondé par son père est le parrain naturel de toute alliance régionale et son hégémonie est indiscutable. Mais Khaled est bien placé pour savoir à quel point son royaume est un géant fragile : au mois de novembre 1979, il a échappé de peu à l’assassinat et son trône a vacillé lors de l’occupation de la Grande Mosquée de La Mecque.

La révolution islamique : une menace commune

Tout cet héritage fait de déchirements, les six têtes couronnées qui viennent de faire alliance ne peuvent l’oublier. Il est constitutif de leur histoire, de la géopolitique de la Péninsule. Mais aujourd’hui, ce qui les réunit est beaucoup plus fort. Six monarchies pétrolières sont menacées de déstabilisation, en raison à la fois des tensions sociales engendrées par un développement trop rapide, et des convoitises attisées par le formidable pactole qui s’est accumulé, avec l’aide d’Allah, dans leurs nations. Un ennemi avoué s’est déclaré : la République islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny qui ne cesse de faire dénoncer par ses adjoints la « corruption de ces pétro-monarchies tyranniques ». Avec le Conseil de coopération du Golfe, un syndicat de dynasties est né.

L’idée d’une coopération régionale dans le Golfe a fait son chemin. A l’origine, c’est l’Iran qui en était le promoteur, à l’époque de Chah Reza Pahlavi. En 1975, avec l’aide des forces armées iraniennes, le sultan Qabous peut annoncer que la rébellion du Dhofar est écrasée. L’Iran et Oman signent un accord de coopération militaire le 2 décembre 1975 ; l’accord prévoit entre autres le contrôle de la navigation dans le détroit d’Ormuz. A cette date, l’Iran est plus fort que jamais et se pose en « gendarme » régional. D’où l’idée lancée par le Chah d’un pacte de sécurité collective signé par tous les pays riverains du Golfe. Le sultanat d’Oman reprend cette idée, soufflée par son allié iranien, et invite ces pays à se réunir à Mascate pour y discuter de la défense du détroit d’Ormuz. La réunion se tient en novembre 1976 au niveau des ministres des Affaires étrangères. L’Iran y propose une intégration militaire : une force multilatérale placée sous commandement unique serait chargée d’assurer la sécurité externe et intérieure des États signataires. L’idée heurte les Arabes qui y voient non sans raison une menace hégémonique du vieil ennemi perse. L’Irak, quant à lui, est franchement hostile, craignant que ce pacte soit une nouvelle mouture du CENTO moribond . L’Arabie Saoudite se tait et le Koweït tente en vain une médiation. Le représentant de Bagdad quitte la conférence avant même qu’elle soit terminée, précipitant son échec.

Peu après, les remous en Iran, puis la chute du Chahinchah en janvier 1979 disqualifient l’Iran pour de telles discussions. Si elles doivent reprendre, les Arabes resteront entre eux, d’autant que l’Iran n’est plus un allié potentiel envahissant, comme sous le chah. Depuis le retour de Khomeiny en effet, sa politique prend un tour agressif vis-à-vis des monarchies arabes de l’autre rive du Golfe. L’Irak profite de cet affaiblissement de l’Iran pour se poser en nouveau — et désormais unique — gendarme de la région, au grand déplaisir des régimes arabes conservateurs. Ces derniers n’ont pas oublié que la dernière tentative baasiste de mettre la main sur le Koweït remonte à 1973 seulement. Et la puissance militaire irakienne inquiète, d’autant que Bagdad, sans beaucoup de tact ni de discrétion, ne perd pas une occasion de la mettre en avant, proposant avec insistance aux Émirats arabes unis de les aider à récupérer les trois îles du détroit d’Ormuz (Abou Moussa, la grande et la petite Tomb), occupées par les troupes du chah à la veille de l’indépendance des Émirats.

Mais c’est en l’absence de Saddam Hussein, qui n’a pas été convié, que se réunissent, à l’invitation du roi Khaled, les six chefs d’État du futur Conseil de coopération du Golfe, le 27 juin 1979, à Khamis Mouchayt, dans la province de l’Asir, près de la frontière yéménite. Du reste, Khaled n’a pas invité que des chefs d’État. Le Premier ministre nord-yéménite a été convié en voisin, ainsi que les principaux cheikhs du Golfe. Même ceux qui appartiennent à des familles moins prestigieuses que les Al Khalifa de Bahreïn ou les Al Sabah de Koweït ont également été priés de venir assister à des manœuvres militaires organisées par l’armée du royaume, auxquelles prennent part 40 000 membres des tribus de l’Asir et du Qahtan, de même que des chasseurs F-5 de l’aviation du prince Sultan. Les manœuvres de Khamis Mouchayt se déroulent également en l’absence du sultan d’Oman. Ce sommet informel de l’Asir est suivi en octobre d’une réunion des ministres des Affaires étrangères, à Taëf. Cette fois, l’Irak est représenté. Au menu des discussions : la sécurité du détroit d’Ormuz. Malgré l’opposition de Bagdad, le sultanat d’Oman reçoit l’accord tacite de ses voisins pour permettre à l’armée américaine d’utiliser ses bases ; mais une certaine réticence se dessine sur les conséquences d’une telle alliance stratégique. Quoi qu’il en soit, les sujets de conversation ne manquent pas. Durant l’été, pendant le Ramadan — mois politique entre tous Bahreïn et le Hasa, la province est de l’Arabie Saoudite, ont été la proie d’une vive agitation au sein de la communauté chiite, agitation encouragée par les émissions de Radio-Téhéran. Ce même mois de septembre, un ayatollah iranien a demandé à la population de Bahreïn de renverser la dynastie des Al Khalifa.

Peu après, au mois de février 1980, le président irakien Saddam Hussein lance l’idée d’une « Charte nationale arabe » rejetant toute présence militaire étrangère dans la région. C’est une pierre dans le jardin du sultan Qabous. Pour calmer Saddam, et parce que cela n’engage pas à grand-chose, les dirigeants du Golfe, Qabous excepté, se montrent intéressés par le projet et murmurent des commentaires poliment approbateurs, tandis que le lobby irakien se déchaîne dans de nombreux journaux, faisant vibrer la vieille corde, pas encore usée, du nationalisme arabe. Mais au fond d’eux-mêmes, les dirigeants conservateurs du Golfe commencent à être prodigieusement irrités. Ils trouvent que Saddam en fait trop et que son amitié est bien étouffante. Pour l’heure, ils sont pris dans une contradiction. Impossible, sous peine d’émeutes, de se jeter ouvertement dans les bras américains. Par ailleurs, l’armée irakienne est la seule force militaire capable de contenir les ambitions iraniennes, si elles devaient s’exprimer par la force. Huit mois plus tard, l’aventure guerrière dans laquelle se lancera le chef de l’État irakien contre l’Iran se chargera de résoudre ce dilemme en affaiblissant les deux belligérants, pour la plus grande satisfaction — silencieuse, bien sûr — des monarques de la Péninsule.

Les conditions permettant la constitution d’une alliance régionale sans l’Irak sont créées, grâce au président irakien lui-même. Ce n’est donc pas une coïncidence si la création du CCG a été annoncée à Ryad le 4 février, quatre mois seulement après le déclenchement du conflit. En fin de compte, le CCG a pour marraine la révolution islamique et pour parrain le conflit irako-iranien.

L’Irak tenu à l’écart

Avant d’avoir un corps, le Conseil de coopération du Golfe avait une réalité : les innombrables organismes communs qui rassemblaient les six pays du futur CCG, plus l’Irak. Depuis la réunion des ministres de l’Information du Golfe le 4 janvier 1976 à Abou Dhabi, à laquelle sont représentés Bahreïn, les EAU, Qatar, le Koweït, l’Arabie Saoudite, Oman et l’Irak, Bagdad, qui fait son entrée dans le club, est de toutes les réunions. Les projets d’université, de développement médical, de production télévisée, de fabrication de médicaments, la création de l’agence de presse du Golfe (GNA) et bien d’autres réalisations trouvent en l’Irak un partenaire et un associé enthousiaste et actif. La mise en place des institutions spécialisées du CCG, à terme, ne peut qu’avoir pour conséquence la mise à l’écart progressive de l’Irak de ces institutions. Mais engagé dans sa guerre, l’Irak n’a guère le choix : bien à contrecœur, Saddam Hussein doit supporter cet isolement qui lui a, semble-t-il, été signifié au sommet arabe d’Amman, en novembre 1980. Officiellement, et pour rassurer l’Iran, on affirme bien fort que le CCG n’est pas un pacte ni une alliance dirigée contre qui que ce soit. Dans ces conditions, il ne saurait être question d’accepter l’Irak au sein du CCG nouvellement créé :Téhéran ne manquerait pas d’y voir un casus belli ou, tout au moins, d’interpréter cette adhésion comme un geste hostile de la part des pays arabes du Golfe. L’explication ne manque pas de logique et le président irakien fait semblant d’y croire, d’autant qu’au même moment, il a un besoin vital des subsides des États du Golfe pour soutenir son effort de guerre. Mais elle fournit surtout un excellent prétexte pour se retrouver entre soi.

Les « Six » ont tout pour les unir : religion, système politique, économies reposant très largement sur le pétrole, devises liées aux fluctuations du dollar et une forte présence de main-d’œuvre immigrée. Pour la forme, la porte est restée entrouverte. Les Six affirment que rien ne s’oppose, dans l’avenir, à ce que d’autres les rejoignent. Cela à l’intention des deux Yémen et de l’Irak. Le cas de l’Irak a été évoqué plus haut. Quant aux deux Yémen qu’il a bien fallu rassurer — c’est Cheikh Jaber, l’émir du Koweït, qui s’en est chargé en se rendant à Aden et Sanaa , nul ne peut sérieusement croire que les monarques aient l’intention d’admettre en leur sein le Sud-Yémen marxiste, méfiance dont le bien-fondé apparaît le 28 août 1981, lorsque Aden signe un traité d’amitié avec l’Éthiopie et la Libye, deux autres alliés de Moscou. C’est d’ailleurs en réponse à cette alliance que l’on rappelle à l’intention du Nord-Yémen que la charte du CCG prévoit la possibilité d’un élargissement. Encore une fois, il est peu vraisemblable que les six nantis de la Péninsule aient voulu ouvrir leur club très fermé à ce prolétaire qu’est le Nord-Yémen. Qu’un statut de membre associé ait été envisagé pour Sanaa n’est en revanche pas exclu.

Mais si le regroupement des six pays riches et conservateurs de la Péninsule fait grincer des dents chez leurs voisins, dans le reste du monde arabe, en dépit de la bénédiction rituelle que vient apporter Chadli Klibi au nom de la Ligue Arabe, qui par principe, doit encourager tout ce qui de près ou de loin va dans le sens de 1’« union arabe », cette association ne fait pas que des heureux. Chez les producteurs d’or noir, on observe, bien entendu, que le comité pétrolier du CCG préparera les réunions de l’OPEP. C’est donc la constitution d’un front conservateur homogène au sein du cartel. Les pays producteurs de pétrole du Golfe, à n’en pas douter, feront bloc derrière Ryad, davantage encore que par le passé. Plus généralement, les pays du Front de la fermeté, qui, à l’époque (1981), sont à peu près les seuls à présenter de façon systématique une position unie, voient ainsi leurs adversaires resserrer les rangs, contrebalançant leur influence.

Sur le plan international, si Washington se réjouit bruyamment — trop, au goût des dirigeants du Golfe — de la constitution du CCG, Moscou voit sans plaisir la formation de ce bloc pro-américain. Le 10 février 1981, l’agence Tass reproduit un article de la Pravda soupçonnant le CCG à naître d’être avant tout une alliance militaire, bien plus qu’un organisme de coopération économique, fondant ses reproches sur ce qu’en dit la presse américaine. Lors de sa visite à Moscou, le chef de la diplomatie koweïtienne, Cheikh Sabah, se charge de rassurer Andrei Gromyko, soulignant à cette occasion que son pays juge positifs plusieurs points du plan Brejnev sur la sécurité du Golfe. L’histoire ne dit pas s’il a ôté toute inquiétude de l’esprit des dirigeants soviétiques. Mais, cherchant à rassurer Moscou, le Koweït a sans nul doute inquiété les Omanais.

Koweit contre Oman

Car d’un bout à l’autre de ce sommet d’Abou Dhabi, la constitution du CCG a été marquée par l’opposition très vive entre la position d’Oman et celle du Koweït. Oman, que l’histoire des dix années précédentes ont rendu hypersensible au « danger communiste », ne voit qu’avantages à une alliance ouverte avec Washington, lui offrant si nécessaire les bases militaires demandées. Pour le sultanat, les dangers du moment, surtout depuis que l’imam Khomeiny a pris en main la destinée de l’Iran, font de la sécurité du Golfe une question prioritaire. Le dernier soldat iranien a évacué le territoire omanais en juillet 1979. Une page d’histoire vient alors de se tourner. Seule réponse possible, selon Mascate, au changement des conditions géopolitiques : la constitution d’une alliance militaire régionale. Comme celleci — les Omanais en sont bien conscients n’aura pas les moyens d’être viable par elle-même, il faut donc qu’elle soit complétée par une alliance claire et solide avec l’Occident, et avant tout avec les États-Unis. Les Koweïtiens voient la chose d’une tout autre façon. Leur politique officielle de non-alignement leur interdit de se ranger sous le parapluie américain. Mais, outre l’effet déplorable qu’elle ferait au sein du mouvement des non-alignés et, plus généralement, dans les pays du tiers monde, une telle alliance serait aux yeux des Koweïtiens un cadeau pour la propagande soviétique. Les « durs » du monde arabe ne manqueraient pas d’exploiter les sentiments nationalistes et anti-américains de leurs sujets. Loin d’être un facteur de stabilité, l’ancrage avoué à l’ouest serait au contraire un risque considérable pour ces fragiles États. De plus, se sentant menacée, l’Union soviétique ne manquerait pas de chercher à accroître son influence dans cette région dont on cherche à l’écarter.

Ce n’est donc pas, comme on l’a écrit par erreur, que le Koweït se désintéresse de la sécurité du Golfe. Pour les Koweïtiens, la coordination des politiques militaires doit apparaître comme une étape logique du développement du CCG et non comme le but premier de sa création. En dépit de la vive opposition d’Oman, qui veut d’emblée jouer cartes sur table, les dirigeants saoudiens font mine de se ranger à l’avis des Koweïtiens. Et dans les couloirs de la conférence, les délégués du Koweït se répandent à profusion, répétant à qui veut les entendre qu’au fond la philosophie du CCG est directement inspirée par leur pays. De fait, le document final rappelle beaucoup le projet initial divulgué par les Koweïtiens. Le CCG sera d’abord et avant tout un marché commun. L’objectif n o 2 sera la constitution d’une monnaie unique, le « dinar du Golfe ». Enfin, mais cela n’apparaît que comme une incidence, le CCG se préoccupera de la sécurité collective de ses membres. En apparence au moins, Oman s’est incliné. Durant ce sommet, on a beaucoup parlé du « papier omanais », un document secret dont l’existence a d’abord été niée, sur la sécurité du Golfe. Sa discussion a finalement été renvoyée aux sommets ultérieurs.

Les six chefs d’État conviennent de se rencontrer lors d’un sommet annuel dans chacune des capitales à tour de rôle. Leurs ministres des Affaires étrangères se verront tous les six mois, ou davantage si la situation l’exige. Le secrétaire général est un diplomate koweïtien, Abdallah Bicharah, ancien représentant de son pays aux Nations unies, qui s’était rendu célèbre en organisant à son domicile une rencontre entre l’Américain Andrew Young et l’observateur de l’OLP à l’ONU, Terzi. Mais si le poste de secrétaire général, qui peut changer, est attribué en premier à un Koweïtien, il est beaucoup plus significatif que la capitale saoudienne, Ryad, soit choisie pour siège permanent du CCG.

Préoccupations sécuritaires

A observer l’évolution ultérieure du CCG, on a cependant le très net sentiment que ce sont les Omanais qui ont le plus influencé le cours des décisions, si l’on tient compte de la vertueuse indignation qui s’exprimait, lors des premiers pas du CCG, dès qu’il était question d’offrir des bases aux Américains. Son appartenance au CCG n’a pas empêché Oman de participer aux manœuvres Bright Star II avec les Américains en décembre 1981. Sur le plan économique, les progrès suivent leur petit bonhomme de chemin, sans qu’il y ait rien de particulier à signaler. De temps à autre, pour la forme, tel ministre des Finances rappelle l’objectif de créer un « dinar du Golfe ». Comme l’urgence d’une telle décision n’a rien d’évident et que le dollar remplit parfaitement cette fonction, on oublie ce projet jusqu’à la fois suivante. En mars 1983, les citoyens du CCG ont en principe obtenu les mêmes droits que ceux des pays membres où ils se rendraient. Cependant, les correctifs sont nombreux. Par exemple, en théorie, l’idée que tout un chacun puisse acheter du terrain dans un autre pays du CCG sans restriction est séduisante. Mais, comme n’ont pas manqué de le faire remarquer les Bahreinis et les Qataris, à ce régime-là, une poignée de Saoudiens pourraient acheter leur pays en quelques jours. Dans l’ensemble, il est indéniable que l’intégration progresse, sans doute beaucoup plus rapidement qu’au sein de la Communauté européenne.

Pourtant, le caractère anodin de ce marché commun, tant voulu par le Koweït, n’y change rien ; les monarchies du Golfe ne cherchent plus, désormais, à dissimuler leurs préoccupations sécuritaires. Alors que leur premier souci à la fin de la décennie 70 était de convaincre le monde que leur région était un havre de stabilité, au début des années 80, les souverains de la Péninsule entendent faire savoir que la sécurité de leur région les préoccupe et qu’ils la prennent en main. Trois ans après la formation du Conseil de coopération du Golfe, Abdallah Bicharah reconnaissait, lors d’un colloque tenu à Oxford, qu’entre mai et décembre 1981 les dirigeants du Golfe ont relativement peu parlé de la guerre qui faisait rage entre l’Irak et l’Iran depuis septembre 1980. Jusque-là, leur attention était accaparée par le différend entre Oman et le Sud-Yémen que s’efforçaient de résoudre les médiateurs du Koweït et des EAU. L’intégration économique les passionnait davantage que le kriegspiel de Bagdad et de Téhéran. C’est la découverte d’une tentative de coup d’État à Bahreïn, en décembre 1981, qui a constitué le déclic, le tournant dans les préoccupations. Quelles qu’aient pu être les raisons à l’origine de la création du CCG, Bicharah reconnaît par là même que ce qui hante désormais ses dirigeants, c’est l’obsession de la sécurité.


Lire également : Coopération et obsession de la sécurité (mars 1982)

À l’est d’Aden… le sultanat d’Oman

Posted in Moyen-Orient by odalage on 6 avril 2015

Par Olivier Da Lage

Le sultanat d’Oman ne s’est pas précipité pour commenter la demande de médiation iranienne dans la crise yéménite. À juste titre : il est encore trop tôt pour qu’une quelconque médiation puisse mettre un terme aux bombardements saoudiens. Tout au plus peut-on espérer des pauses comme en a obtenu l’Inde pour évacuer ses ressortissants par avion et par bateau ou le CICR pour acheminer de l’aide humanitaire. Mais la suggestion iranienne est l’évidence même, et dès les premières frappes lancées le 26 mars dernier, chacun sait que la solution, lorsqu’elle se dessinera, passera par Oman.

Le sultanat est en effet la seule monarchie parmi les membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à ne pas faire partie de la coalition intervenant au Yémen contre les Houthi. Ce n’est pas qu’il se désintéresse de la situation, bien au contraire. Oman est en effet la troisième puissance de la Péninsule arabique par sa taille, sa population et ses forces militaires après l’Arabie Saoudite (son voisin du Nord) et le Yémen (son voisin de l’Ouest). Religieusement, le Sultanat échappe à la nomenclature habituelle des pays musulmans. Il compte une minorité chiite significative (plus du cinquième de la population) mais les trois quarts ne à proprement parler ni chiites ni sunnites, mais ibadites, une branche de l’islam qui dès l’origine a refusé le dilemme chiites-sunnites et qui choisit ses dirigeants en principe par consensus.

Autrement dit, pour l’orthodoxie wahhabite, l’écrasante majorité des Omanais sont des hérétiques. Pour le royaume saoudien depuis l’origine, la monarchie omanaise est une réalité qui bénéficie à la stabilité de la Péninsule. Pour les dirigeants omanais (c’est-à-dire en fait, depuis 1970, pour le sultan Qabous), l’Arabie Saoudite est un partenaire puissant qu’il importe avant tout d’empêcher de se mêler des affaires intérieures du sultanat. Enfin, toujours pour le sultanat d’Oman, le Yémen, depuis la chute du régime pro-soviétique et l’unification du Sud et du Nord en 1990, c’est un pays ami, mais une source d’instabilité permanente qui ne doit surtout pas déborder des frontières. Quant à l’Iran, vu du point de vue omanais c’est un partenaire qui, du temps du chah, est venu au secours de la monarchie pour combattre l’insurrection du Dhofar dans les années 60 et 70 et avec lequel, depuis la révolution islamique, le sultan Qabous s’est efforcé, avec succès, de conserver des relations cordiales. De bonnes relations d’autant plus nécessaires à la paix régionale que tous deux contrôlent chacun de son côté le fameux détroit d’Ormuz qui contrôle l’accès au golfe Persique.

À bien des égards, la diplomatie omanaise rappelle le Chat-qui-s’en-va-tout-seul imaginé par Rudyard Kipling (Histoires comme ça) dont la devise était « Je suis le chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi ». C’est ainsi que, seul parmi les pays arabes, Oman a refusé de rompre ses relations diplomatiques avec l’Égypte de Sadate après la signature du traité de paix israélo-égyptien, qu’il a assumé sans complexe la présence de bases militaires américaines sur son territoire, qu’il a conservé son amitié au chah d’Iran, de bons rapports avec la République islamique, avec l’Irak de Saddam Hussein tout en condamnant l’invasion du Koweït…

Bref, le sultanat ne s’ingère pas dans les affaires des autres et ne tolère pas qu’on se mêle des siennes. Mais il est tout prêt à rendre service. Tout dernièrement, il a accueilli des mois durant les pourparlers secrets entre l’Iran et les États-Unis. Au lendemain des accords d’Oslo, il a fait partie des rares pays arabes à accueillir ouvertement des dirigeants israéliens et à héberger les négociations multilatérales prévues par ces accords (d’autres ont dû se tenir… au Canada !). Lors de la guerre civile de 1994 opposant les séparatistes yéménites sudistes au Nord, les dirigeants sudistes défaits ont trouvé l’asile à Mascate, la capitale d’Oman, alors même que la plupart étaient d’anciens dirigeants communistes du Sud Yémen qui avaient plus d’une fois appelé au renversement du sultan Qabous. Et tout dernièrement, le président déchu Hadi, fuyant Aden, s’est réfugié à Mascate avant de rejoindre l’Arabie Saoudite.

Sur le marché régional de la médiation, Oman a un style bien distinct des deux principaux protagonistes, l’Arabie et le Qatar, de toute façon hors jeu dans cette affaire dont ils sont partie prenante. Contrairement à ces derniers, Oman ne va pas démarcher les belligérants et n’y consacre pas des sommes colossales destinées à huiler les rouages. Oman accueille ceux qui le lui demandent, et facilitent les négociations sans se substituer aux négociateurs sans chercher à se mettre en avant.

Et au fond, depuis le 26 mars, chacun sait pertinemment que c’est vers Mascate, le moment venu, que se tourneront les belligérants lorsque l’hypothèse d’une victoire militaire apparaîtra aux yeux des combattants pour ce qu’elle est : une coûteuse chimère. Et l’Iran n’a fait que mettre le doigt, publiquement, trop tôt, et pour se donner le beau rôle, sur cette évidence.

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Le brutal retour des clivages identitaires dans les monarchies du Golfe

Posted in Moyen-Orient by odalage on 23 décembre 2012

L’expression « printemps arabe(s) », au singulier ou au pluriel, était certes bien commode pour les commentateurs. Auréolée d’un esprit réformateur, voire révolutionnaire, elle faisait référence soit au Printemps de Prague (1968) soit au printemps des peuples (1848). Quoi qu’il en soit, elle était inexacte puisqu’elle se référait à des événements ayant commencé à l’automne 2010 et s’étant développés entre janvier et mars 2011. Mais après deux années de crise ininterrompue, elle n’a tout simplement plus aucun sens. Quatre saisons se sont déjà succédé, à deux reprises. Plutôt que de « printemps arabe », il est plus juste de parler de la crise de 2011-2012, faute d’en connaître les développements en 2013. Ce qui est certain, c’est que les monarchies du Golfe, loin d’avoir été épargnées par la contestation qui a traversé le monde arabe, sont au contraire toujours confrontées à celle-ci et que la crise a durement mis à mal l’identité de ses populations.

L’identité khalijienne

La moitié des États du Golfe a obtenu son indépendance en 1971 seulement. Le Koweït dix années plus tôt. L’Arabie saoudite s’est constituée en pays en 1932 et le sultanat d’Oman, bien que jamais formellement colonisé, est longtemps resté sous influence britannique et n’est entré dans l’ère moderne qu’avec le coup d’État par lequel Qabous a renversé son père en 1970. Collectivement, les monarchies arabes de la Péninsule arabique (Arabie Saoudite exceptée) font leur entrée sur la scène internationale dans les années 70.

Depuis trois-quatre décennies, on assiste ainsi à la formation d’une identité collective des monarchies du Golfe, que j’ai appelée « l’identité khalijienne » (khalij = Golfe, en arabe). Cette identité comprend aussi bien les liens familiaux ou tribaux qui traversent les frontières héritées de la décolonisation, la façon de s’habiller (port de la disdasha et de la ghutra), le type de régime (monarchie arabe traditionnelle), le rôle de la religion, la langue, les différences avec les autres Arabes (Syro-Libanais, Jordano-Palestiniens, Yéménites, Égyptiens, Maghrébins, etc.)

Elle est distincte de l’identité arabe, mais elle en est un sous-ensemble. Elle coexiste naturellement avec toutes les autres identités qui traversent la Péninsule : identité nationale, chiite/sunnite, commerçant/bédouin, habitants des côtes ou du désert, etc. Le contexte historique et l’environnement déterminent dans l’instant celle de ces identités qui prend le pas à un moment donné. Mais ce qui est incontestable est qu’au cours des trente dernières années, on a assisté dans les six pays du Conseil de coopération du Golfe (fondé en 1981) à un renforcement de cette identité khalijienne, prolongement de l’identité nationale autour des souverains censés incarner la nation dans son unité.

Ce processus d’intégration collective sublimant les différences au sein d’une identité partagée a assez bien fonctionné. J’en prendrai pour exemple deux slogans révélateurs de cette tendance, pris dans deux pays différents à deux époques différentes. En février 1986, lors de la célébration du jubilé célébrant les vingt-cinq ans d’indépendance du Koweït, le slogan officiel était « kulluna li-l-kuwait wa-l-kuwait lana » (nous sommes tous pour le Koweït et le Koweït est à nous). On en trouvera l’écho vingt-cinq ans plus tard exactement, lors du rassemblement des opposants bahreïniens place de la Perle en février 2011 dont le signe de ralliement était : « ni sunnites, ni chiites, rien que Bahreïniens »

La monarchie, incarnation de l’unité nationale et régionale

Dans le système khalijien, tel qu’il s’est affirmé depuis les années 70, les familles régnantes sont au cœur de l’appareil proto-étatique. Le roi, l’émir, le sultan représentent le père de la nation, à l’écoute de ses sujets grâce au majlis hebdomadaire au cours desquels il reçoit ses sujets venus lui présenter des pétitions. Ce système est présenté comme beaucoup plus authentiquement démocratique que les institutions calquées sur les régimes européens. Dans ce système, la famille du souverain a toute sa place dans les administrations. Ils garantissent la loyauté de celles-ci vis-à-vis du monarque et permettent de lui faire efficacement remonter les doléances de ses sujets. Au niveau régional, l’intégration des monarchies se fait au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG), une organisation régionale fondée en 1981 sur le modèle européen du Marché Commun. Dans les aéroports des pays du CCG, des files d’attente sont réservées aux ressortissants du CCG pour le contrôle des passeports de façon à renforcer le sentiment d’appartenance commune.

Évidemment, dans la réalité, les choses sont quelque peu différentes. Il y a notamment l’exacerbation des tensions entre les familles marchandes et les familles régnantes. A l’origine, dans plusieurs émirats (Koweït, Abou Dhabi, Bahreïn, Qatar, Dubaï, notamment), il y avait un partage des rôles entre le cheikh, chef politique, et la communauté des marchands qui s’occupait de faire fructifier ses affaires. Mais au fil du temps, les membres des familles régnantes ont usé et abusé de leur pouvoir politique pour accaparer les affaires les plus rentables et évincer des concurrents. Cette remise en cause du pacte fondateur des monarchies du Golfe a épisodiquement provoqué des tensions, notamment au Bahreïn et au Koweït. En ce qui concerne la démocratie du majlis, il faut tempérer la propagande officielle par une réalité plus prosaïque, à savoir le désintérêt, voire l’ennui profond qui étreint nombre de dirigeants du Golfe à l’égard d’un rituel auquel certains ont désormais renoncé à se soumettre. Dès lors, il n’y a plus d’espace d’intermédiation politique, en l’absence d’instances démocratiques dignes de ce nom pouvant prendre le relais de cette forme traditionnelle de consultation du peuple.

Néanmoins, au milieu des années 2000, les monarchies du Golfe apparaissaient jeunes, modernes, relativement épargnées par la sclérose frappant les républiques arabes vermoulues. L’Égypte, l’Irak, la Syrie, la Libye, l’Algérie, étaient enfoncées dans la paralysie, la corruption, l’inefficacité (sauf en ce qui concernait les appareils répressifs), le népotisme. Dans tous ces pays, Algérie exceptée, une succession de type dynastique se mettait en place sous couvert d’institutions qui n’étaient plus républicaines que sur le papier. À la fin des années 90 et au début des années 2000, un vent de réforme soufflait sur les monarchies du Golfe, porté par de jeunes émirs et à l’instigation des Américains qui voulaient prouver la réalité de leur théorie des dominos vertueux, à savoir que la démocratie pro-occidentale se propagerait dans toute la région à la chute de Saddam Hussein. Dans le monde arabe, les républiques appartenaient déjà au passé, les monarchies étaient la jeunesse et l’avenir du monde arabe.

En 2011, on n’est plus en 1971, 1981, ou 1991

La crise de 2011-2012 intervient dans un contexte bien particulier : en dépit des apparences de continuité et bien au-delà des changements visibles, dans l’urbanisme par exemple, les pays du Golfe ont profondément évolué depuis plusieurs décennies. Le Golfe de 2011 n’est plus celui des indépendances (1971), de la création du Conseil de coopération du Golfe (1981) ou de la libération du Koweït (1991) :

Désormais, les jeunes du Golfe (toujours largement majoritaires dans la population) bénéficient, pour beaucoup d’entre eux, d’une formation supérieure dispensée sur place, ils sont connectés à l’Internet à travers leurs ordinateurs et leurs smartphones et sont entrés de plain-pied dans la mondialisation. Ils sont très présents sur Twitter et Facebook et les plus audacieux d’entre eux alimentent des blogs contestataires.

Surtout, ils n’ont pas oublié les promesses esquissées de démocratisation des années 2000. Les gouvernements ne peuvent d’ailleurs, jusqu’à un certain point, s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le terme de « citoyen » (mouwaten) est encouragé par les dirigeants alors même qu’ils sont en réalité considérés comme des sujets par les familles régnantes. Cela pose d’ailleurs la question de la nationalité, à laquelle s’attachent tant d’avantages. Par exemple, le gouvernement du Bahreïn, n’hésite pas à déchoir de leur nationalité des contestataires chiites alors même qu’ils naturalisent à tour de bras des étrangers sunnites pour tenter de compenser le déséquilibre démographique qui existe au détriment de ces derniers.

Parfaitement informés, par l’Internet et les télévisions satellitaires, les habitants du Golfe ne veulent pas que leurs pays restent à l’écart du courant global de démocratisation, d’autant qu’ils en ont eu un avant-goût avec les réformes institutionnelles introduites à partir de 1999 au Qatar et au Bahreïn, et, progressivement, ailleurs également. Cette émulation institutionnelle, ce cercle vertueux démocratique dans lequel semblaient s’être lancé les monarques du Golfe a été pris au sérieux par nombre de leurs sujets. Ils n’en sont que plus déçus aujourd’hui.

C’est ce qui explique que le Golfe n’a pas été épargné par la vague de contestation partie qui secoue depuis la fin 2010 le monde arabe. Mais cette contestation se manifeste différemment d’une monarchie à l’autre car ses causes sont avant tout internes.

La réponse musclée des dirigeants

Les six monarchies de la Péninsules ne sont pas toutes dans la même situation vis-à-vis de leurs populations et il convient de les différencier selon au moins deux types de critères, la richesse et la participation politique :

C’est ainsi qu’en ce qui concerne les ressources, il faut distinguer d’un côté, ceux qui ont une rente à redistribuer de ceux qui n’en ont pas ou peu. Dans la première catégorie, on trouvera l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar et les Émirats arabes unis (EAU). Dans la seconde, le sultanat d’Oman et le Bahreïn.

Si l’on utilise comme discriminant le type d’institution et de participation politique des citoyens, le CCG se divise entre ceux de ces membres qui accordent constitutionnellement une forme de démocratie participative institutionnelle, même si elle n’est souvent que formelle (c’est le cas du Koweït, et, à un moindre degré, du Bahreïn et du Qatar) et ceux qui ne relève pas d’institutions démocratiques, même imparfaites, comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou le sultanat d’Oman.

Néanmoins, force est de constater que les attitudes des dirigeants des six monarchies du Golfe sont bien plus homogènes que les disparités patrimoniales et institutionnelles pourraient le laisser penser. A l’exception toutefois du Qatar, tous les dirigeants du Golfe ont opté, d’une façon ou d’une autre, pour la répression ou la résistance aux aspirations démocratiques de leurs population. En ce qui concerne le Qatar, l’émir n’a guère eu besoin de s’opposer à une population qui ne semble guère exigeante en matière de participation politique, d’autant que les institutions octroyées par l’émir et ratifiées par référendum à la quasi unanimité en avril 2003 sont, sur le papier du moins, parmi les plus progressistes de toute la région.

D’une façon générale, en cas de contestation, la réponse est toujours la même et repose sur le triptyque répression/achat/cooptation. On arrête les manifestants et on punit sévèrement les meneurs, on injecte de l’argent dans l’économie, le logement, l’éducation, l’emploi pour apaiser les mécontents et on promeut les repentis qui acceptent de dénoncer à la télévision leurs anciens compagnons de lutte.

Dès les mois de février-mars 2011, il est clair que la riposte menée notamment par l’Arabie saoudite est franchement réactionnaire et contre-révolutionnaire. Les objectifs sont clairs : il s’agit de conserver le pouvoir et même reprendre ce qui a été déjà été donné les années précédentes. Derrière cette contre-révolution, il y a l’idée que toute concession mène à la chute, comme cela a été le cas pour Ben Ali, Moubarak, voire le Shah d’Iran trente ans auparavant. Si l’Arabie a effectivement injecté massivement de l’argent en février-mars (plus de 130 milliards de dollars), si les pays du CCG ont apporté une aide financière significative au Bahreïn et au sultanat d’Oman, dès le printemps, la politique se durcit. Contrairement à ce qui s’était passé les premiers mois, les pouvoirs semblent avoir renoncé à l’achat et la cooptation. Du triptyque évoqué précédemment ne reste que la répression, brutale et assumée. Quant aux étiquettes réformatrices dont cherchaient à se parer les gouvernements des petits émirats dans les années 2000, elles ont presque disparu. La réforme n’est plus à l’ordre du jour et la pression occidentale pas davantage, tant les États-Unis, obnubilés par le péril iranien, se sont vite résignés à faire l’impasse sur les exigences démocratiques qu’ils brandissaient encore au mois de mars. La réaction de défi aux Occidentaux des Saoudiens, suivis par les autres, semble avoir payé et les monarques du Golfe ont avec succès instrumentalisé à leur profit la crise iranienne.

Mais la façon de procéder, visant à reprendre la main, pourrait à terme fragiliser davantage encore ces régimes. Il s’est agi avant tout de renforcer l’identité des soutiens dont ils bénéficiaient en dénonçant l’autre partie de la population. En opposant « eux » et « nous ». Nous, les loyaux sujets et citoyens, eux, les traitres, les ennemis de la nation, la cinquième colonne. En Arabie Saoudite et au Bahreïn, ceux qui étaient voués à la vindicte étaient les chiites. Au Koweït et aux Émirats arabes unis, les Frères musulmans.

Dans les deux cas, les pouvoirs dénoncent une cinquième colonne et composée d’agents de l’étranger. Les manifestants chiites de Bahreïn et d’Arabie ne peuvent être que des agents de l’Iran. Quant aux Frères musulmans, ils sont dénoncés comme une véritable société secrète, quasiment maçonnique, opérant sournoisement aux Émirats et au Koweït avec l’appui d’ONG occidentales pro-démocratie. Cette répression mise en œuvre à partir de la seconde moitié de 2011 vise en effet ouvertement des organisations américaines ou européennes et la presse officielle se déchaîne contre les gouvernements occidentaux qui sont pourtant leur garantie de survie.

En cherchant par tous les moyens à préserver leur pouvoir, les monarques du Golfe n’ont pas hésité à s’en prendre aux identités nationales construites après les indépendances sur le thème de l’unité pour se recentrer sur la défense de leurs régimes contre un secteur entier de leur propre population. C’est une vision à court terme et si la force a eu raison de la contestation jusqu’à un certain point en enrayant sa progression géographique, elle est loin de l’avoir éradiquée en profondeur.

D’abord parce que cette contestation, loin d’être nouvelle, a des racines profondes qui s’enracine dans l’histoire des pétromonarchies. Les réponses ne peuvent se trouver uniquement dans la répression ou l’achat de la paix sociale par l’injection massive de pétrodollars. De larges secteurs de la population demandent la redéfinition du un contrat social. Or, les dirigeants veulent octroyer, à leur gré, ce qu’ils consentent à accorder au peuple. On le retrouve notamment dans les constitutions du Qatar et du Bahreïn dans lesquelles, au-delà des apparences démocratiques, le souverain n’est pas vraiment contraint. Devant ces deux attitudes inconciliables et en l’absence de processus politique de médiation, il n’y a plus de statu quo. Seule demeure une crise larvée : les gouvernements veulent revenir sur ce qu’ils ont lâché dans un passé récent alors que les opposants veulent récupérer les droits qu’on leur a repris.

En somme, deux ans après le début de la contestation arabe, les dirigeants du Golfe, dont les réponses répressives classiques manquent totalement d’imagination en sont à peu près au même point, mais avec une différence de taille, comparé à la fin 2010 : à la pérennité des régimes fait désormais face une remarquable résilience d’une contestation endémique qui, faute de réponse, tend à se radicaliser et à se généraliser.

Ces trente ans qui ébranlèrent le golfe Persique

Posted in Moyen-Orient by odalage on 22 mai 2011

Mon prochain livre, consacré aux monarchies de la Péninsule arabique, sera publié début juin aux Éditions du Cygne. Voici le texte de la quatrième page de couverture:

Dans le « printemps arabe » qui a marqué le début de 2011, les monarchies du golfe Persique ont pris leur place : manifestations, parfois violentes, et revendications politiques à Bahreïn, en Oman et en Arabie Saoudite. Des événements qui trouvent leur genèse dans les tensions de ces trente dernières années, également marquées par l’éclatement du conflit irako-iranien en 1980, l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 et celle de l’Irak par la coalition américano-britannique en 2003. Une période au cours de laquelle on assiste à l’émergence d’un terrorisme jihadiste inspiré par le Saoudien Oussama Ben Laden.
Terrorisme tourné non seulement contre les Occidentaux, mais d’abord et avant tout contre les monarques de la péninsule. Mais ces trois décennies voient aussi l’accélération et le renouveau des monarchies du Golfe qui, davantage que les républiques vermoulues du monde arabe, ont épousé la modernité et se lancent à corps perdu dans la mondialisation comme l’illustre l’émirat de Dubaï qui se vit comme une entreprise autant que comme un État.
En décrivant les étapes et les contradictions de ce développement spectaculaire, mais pas exempt de tensions, cet ouvrage tente de restituer la perception du Golfe qu’en ont ses habitants, sans tomberdans les clichés dont ils sont habituellement l’objet.
Rédacteur en chef à RFI, Olivier DA LAGE a vécu trois ans dans l’émirat de Bahreïn de 1979 à 1982, d’abord comme attaché de presse à l’ambassade de France, puis comme correspondant pour plusieurs publications francophones (Le Monde, L’Express, Ouest France, Radio Suisse Romande, etc.). Il a depuis effectué de nombreux voyages dans la Péninsule arabique et publié plusieurs ouvrages consacrés à cette région.

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Voir aussi l’interview sur le site de l’IRIS:

Écouter l’interview par Frédérique Misslin sur RFI le 26 novembre 2011

Écouter l’émission de Pierre-Edouard Deldique sur RFI le 22 octobre 2011

Une semaine d’actualité première partie

Une semaine d’actualité deuxième partie

Golfe : en perte d’altitude, les altesses lâchent du lest

Posted in Moyen-Orient by odalage on 13 mars 2011

Le secrétaire américain à la Défense a appuyé là où ça fait mal : de passage à Manama samedi, Robert Gates a tenu à ses interlocuteurs de la dynastie Al Khalifa un langage qui ne leur laisse guère d’échappatoire : « Je leur ai dit que nous n’avons aucune preuve suggérant que l’Iran ait initié l’une ou l’autre des révolutions populaires ou des manifestations dans la région, a-t-il dit en évoquant ses entretiens avec le roi Hamad et le prince héritier Salman. Mais il y a des preuves tangibles que si la crise se prolonge, et tout particulièrement à Bahreïn, les Iraniens cherchent des moyens de l’exploiter et de créer des problèmes. Alors je leur ai dit : dans ce cas, le temps n’est pas votre allié ». Et Robert Gates d’enfoncer le clou : « Je leur ai dit que je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir un retour à la situation d’avant dans la région (…) L’heure est au changement, et il peut être conduit, ou imposé. (…) Dans les circonstances présentes, (…) de petits pas ne seraient probablement pas suffisants (…). Une réforme réelle est nécessaire ». Pour que tout soit clair, le secrétaire à la Défense a également indiqué que le mouvement de révolte ne menaçait pas les intérêts américains à Bahreïn qui abrite le quartier général de la Ve flotte de l’US Navy.

Traduction libre : « ouvrez rapidement votre système politique à l’opposition, sinon, c’est l’Iran qui s’en chargera, ce qui ne fera ni vos affaires, ni les nôtres. Vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas été prévenus ».

Message reçu 5 sur 5 : le jour même, le prince héritier a relancé son appel au dialogue à l’adresse de l’opposition, indiquant que lorsqu’à l’issue du dialogue, ils seraient parvenus à un accord, cet accord serait soumis à référendum. Apparemment divisée sur la réponse à apporter, l’opposition continue cependant d’exiger la démission du gouvernement, et notamment du premier ministre, Cheikh Khalifa, en poste depuis 1971.

Non loin de là, au sultanat d’Oman, le sultan Qabous, au pouvoir depuis qu’il a renversé son père en 1970 et qui concentre presque tous les pouvoirs entre ses mains, a annoncé ce dimanche de confier au conseil consultatif « les pouvoirs législatifs et ceux de contrôle ». Parallèlement, le sultan a annoncé que d’ici un mois, une commission proposerait un amendement à la constitution  confiant les pouvoirs législatifs à l’assemblée consultative, qui, de ce fait, cesserait d’être simplement pour devenir législative. Si cette intention se concrétise – et Qabous parle rarement à la légère – c’est une véritable révolution dans ce pays, où l’information circule mal. C’est certainement l’indice que le sultan a pris la mesure du mécontentement de la population, que les quelques manifestations de ces derniers jours ne suffisent sans doute pas à caractériser, et que ce mécontentement doit être très profond. Car si les monarchies saoudienne, koweïtienne ou bahreïnie sont des oligarchies familiales, dans le cas d’Oman, il s’agit d’un véritable monarque, au sens premier du terme : le pouvoir procède d’un seul homme. Le changement annoncé n’en est donc que plus spectaculaire.

Reste que l’annonce des réformes et les largesses financières destinées à calmer les tensions sociales n’empêchent pas les pouvoirs en question de continuer à réprimer, ainsi qu’on l’a vu notamment en Arabie Saoudite et à Bahreïn. Conjuguer la carotte et le bâton demande un savoir-faire et un doigté dont ces monarchies n’ont pas toujours fait preuve. L’heure du choix est venu et le message, de Robert Gates était on ne peut plus clair : le temps des faux-semblants est passé.

Olivier Da Lage

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