Le Blog d'Olivier Da Lage

L’Inde : quelle géopolitique régionale pour un géant démographique ? (Population & Avenir 2017/4 n° 734)

Par Olivier Da Lage*

L’expression « Asie du Sud » tend de plus en plus à remplacer celle de « sous-continent indien ». Mais au fond, il s’agit bien du même ensemble qui se confond largement avec ce qui fut l’empire des Indes britanniques qui, à son apogée, a inclus la Birmanie, le Sri Lanka (Ceylan), le Bhoutan, le Bangladesh, le Pakistan, une partie de l’Afghanistan, et bien entendu, l’Inde elle-même (mais pas le Népal). Tous ces pays, désormais indépendants, sont d’une façon ou d’une autre, les héritiers d’un empire britannique démembré.

 

I          La représentation que se fait l’Inde de sa région

Lorsque dans la nuit du 14 au 15 août 1947, l’Inde accède à l’Indépendance en même temps que le Pakistan, du fait de la Partition, ses dirigeants se placent dans le prolongement du Raj britannique. Cela tient à leur formation (les principaux dirigeants ont été éduqués en Grande-Bretagne), au fait que les cadres de l’administration ont travaillé sous les ordres britanniques et que l’armée de l’Inde indépendante dépend encore pour une bonne part d’officiers anglais[1]. Bref, alors même que l’Union indienne est amputée du Pakistan et du Pakistan Oriental, la vision stratégique de ses dirigeants politiques et militaires continue d’être façonnée par la conception qui prévalait à l’époque impériale. Or, d’une part son territoire n’est plus le même, et, d’autre part, les Anglais ne raisonnaient pas en plaçant l’Inde, en tant que pays, au cœur de leur stratégie. Il s’agissait pour eux de préserver le joyau de leur empire de la convoitise de toute puissance rivale et non pas d’affirmer la place de l’Inde dans sa région. D’où l’utilisation de l’Afghanistan, du Népal et du Bhoutan comme États-tampons.

L’Inde indépendante entend jouer un rôle régional et mondial, comme on le verra en 1955 à la conférence de Bandoeng[2], mais alors même qu’elle veut se projeter à l’échelle du monde, sa vision stratégique, dans le prolongement de celle de l’ancien colonisateur, continue d’être essentiellement défensive. Les concepts forgés par Nehru d’« autonomie stratégique » et de non-alignement, qui irriguent encore largement les cercles diplomatiques et militaires indiens, en dérivent partiellement. Les dirigeants indiens tendent alors à penser leur sous-continent globalement, alors même qu’ils n’en contrôlent plus que le territoire de l’Inde indépendante (qui représente quand même 80 % de la superficie de l’Asie du Sud). Il s’ensuit que le conflit avec le Pakistan va absorber une part considérable des préoccupations stratégiques de Delhi tandis que les autres États voisins vont être dans une large mesure traités par l’Inde comme des États tampons, à l’instar de la façon dont les considéraient les Britanniques avant leur départ. Il existe pourtant une différence de taille entre les deux situations. La Grande-Bretagne, qui visait avant tout à protéger ses possessions aux Indes des velléités d’intervention des puissances de l’époque (Russie, France, etc.) n’avait évidemment aucune politique étrangère propre pour l’Inde : sa politique étrangère était britannique, pas indienne. Le défi est évidemment tout autre pour New Delhi. Si la représentation stratégique que l’Inde se fait de son environnement évolue lentement, elle fait une place croissante aux îles de l’Océan Indien (Maldives, Seychelles, Maurice, Madagascar et même La réunion) où vivent d’importantes communautés d’origine indienne. À cela s’ajoute le fait que ces routes maritimes sont vitales pour l’approvisionnement de l’Inde, notamment en énergie, d’où le développement de la doctrine navale indienne qui a conduit la Chine à une mise en garde : l’Inde ne doit pas croire que l’Océan Indien lui appartient du seul fait de son nom[3].

 

II         La politique de voisinage

Toute politique étrangère commence à sa porte et pour être crédible à l’échelle mondiale, l’Inde doit convaincre qu’elle maîtrise ses relations avec ses voisins. Or, sur ce plan, le bilan de l’Inde indépendante n’est pas entièrement convaincant. Le fait que deux de ses voisins appartenaient au même ensemble avant la partition n’y aide pas : le Pakistan et le Bangladesh faisaient partie, tout comme elle, de l’empire britannique des Indes. Quant au Bangladesh, ancien Pakistan oriental, il a fait sécession du Pakistan en 1971 au terme d’une guerre dans laquelle la puissance militaire indienne a apporté tout son appui aux séparatistes contre l’armée pakistanaise. D’autre part, ce qui ne simplifie rien, le Bangladesh/Pakistan oriental est lui-même issu d’une démarcation opérée par les Britanniques en 1905 entre le Bengale Occidental majoritairement hindou (actuellement indien) et le Bengale oriental, essentiellement musulman. Si l’on y ajoute la partition sanglante de 1947 et la dispute sur la souveraineté au Cachemire, tous les germes d’un conflit permanent sont donc réunis entre l’Inde et le Pakistan qui se sont livrés trois conflits majeurs depuis 1947, et d’autres, de moindre intensité.

Il n’y a d’ailleurs là rien pour surprendre les stratèges indiens marqués par la théorie de la mandala (cercle) de Kautilya développée dans l’Arthashastra, son traité de sciences politiques. Pour ce conseiller de l’empereur Chandragupta Maurya (IVe siècle avant J.-C.), les pays voisins sont tous potentiellement des ennemis et il faut donc chercher des alliances de revers avec les voisins de ses voisins. Or, même les petits pays limitrophes de l’Inde sont susceptibles de lui poser des problèmes. Du reste, à l’exception de la Chine, ils sont tous de « petits » voisins, comparés à l’Inde qui occupe les trois cinquièmes de la superficie de l’Asie du Sud. Malgré l’excellence des relations avec le Népal ou le Bhoutan professée à New Delhi, le paternalisme étouffant de l’Inde a fini par y provoquer un ressentiment dont les Indiens ont mis longtemps à prendre conscience. Le petit royaume himalayen du Bhoutan qui absorbe plus de la moitié de l’aide indienne au développement se voit interdire de négocier ses litiges frontaliers avec la Chine tant que New Delhi n’aura pas réglé les siens et, pour faire prévaloir ses vues, l’Inde a eu recours en 2013 à un embargo sur le kérosène, mettant à genoux ce royaume enclavé. Pareillement, au Népal, à plusieurs reprises, dernièrement en 2015, l’Inde a fait pression sur le processus constitutionnel interne en bloquant la frontière jusqu’à obtenir satisfaction. Quant au Sri Lanka, l’échec de l’intervention militaire décidée en 1987 par Rajiv Gandhi pour s’interposer entre le pouvoir de Colombo et la guérilla des Tigres tamouls a laissé d’amers souvenirs, tant en Inde qu’au Sri Lanka[4].

Pourtant, en arrivant au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi a tenté une remise à zéro des compteurs en invitant les dirigeants de tous les pays de la SAARC[5], y compris le Premier ministre pakistanais, à assister à son investiture. Il y a d’ailleurs également associé l’Île Maurice car, davantage encore que ses prédécesseurs, Modi considère l’ensemble de l’Océan indien comme une extension de son voisinage, a fortiori lorsque, comme c’est le cas à Maurice, y vit une importante communauté d’origine indienne.

Malgré des débuts prometteurs (premier voyage officiel consacré, à la surprise générale, au Bhoutan, relations chaleureuses avec le Pakistanais Nawaz Sharif, visites au Népal et au Sri Lanka), les fondamentaux ont repris le dessus : plusieurs attaques terroristes venues du Pakistan ont, comme cela a toujours été le cas dans le passé, fait dérailler le processus de dégel avec Islamabad et le Népal a fort mal vécu les ingérences indiennes dans sa vie politique interne. C’est pourquoi l’annonce par ce dernier en mai 2017 qu’il rejoignait les projets chinois de « nouvelles routes de la soie » chers auprésident Xi Jinping, à deux jours d’un sommet organisé à Pékin sur le projet OBOR (One Road, One Belt) avec la participation de tous les voisins de l’Inde qui, pour sa part, a décidé de boycotter l’événement, n’a rien pour étonner, mais a été ressenti à Delhi comme un signal d’alarme.

 

III       Son articulation avec la politique étrangère

S’il n’est plus question, sauf de façon rhétorique, de non-alignement, l’Inde d’aujourd’hui dirigée par Narendra Modi reprend l’aspiration exprimée par Nehru et presque tous ses successeurs d’être reconnue comme une puissance de rang mondial. Le dynamisme dont a fait preuve Modi depuis son arrivée au pouvoir et son activisme diplomatique témoignent du fait qu’au-delà du verbe, c’est un véritable objectif pour le gouvernement actuel. Mais les données de base demeurent largement les mêmes : pour asseoir une crédibilité à l’échelle de la planète, encore faut-il maîtriser son environnement. Or, sur ce point, les évolutions encourageantes des débuts ont vite fait place à la déception. L’isolement diplomatique du Pakistan est devenu un objectif majeur du gouvernement indien après les attaques des bases militaires indiennes de Pathankot au Pendjab (janvier 2016) et d’Uri au Cachemire (septembre 2016). Les liens astucieusement tissés par Modi avec les monarchies sunnites du Golfe (Émirats arabes unis, Arabie Saoudite et Qatar) lui ont permis d’obtenir de leur part des condamnations sans équivoque des États soutenant le terrorisme qui visaient sans conteste le Pakistan. Or, ces États sont traditionnellement de proches alliés d’Islamabad. Ou comment mettre en pratique les préceptes de Kautilya sur les alliances de revers.

L’autre défi pour l’Inde, et de loin le plus important, est sa rivalité avec la Chine. Il ne s’agit pas seulement des souvenirs cuisants de la guerre de 1962 ni des frictions frontalières, encore que le sujet garde toute son actualité[6], mais de la concurrence entre les deux puissances asiatiques qui devraient dominer la fin du XXIe siècle. Démographiquement, la population indienne devrait dépasser celle de la Chine avant 2030. Plus jeune, la population indienne devrait donner à l’Inde un dynamisme qui commence à faire défaut à une Chine vieillissante. Mais pour l’heure, les moyens financiers dont dispose Pékin sont infiniment supérieurs à ceux de l’Inde, tout comme sa puissance militaire. Mais surtout, c’est la Chine qui est à l’initiative avec ses « nouvelles routes de la soie », l’Inde étant en réaction et en fait, surtout dans l’attentisme. Or, le projet OBOR représente un défi multiple pour Delhi : si l’Inde le rejoint, comme le lui demande la Chine, elle n’en sera qu’un partenaire mineur. Mais si elle s’abstient, le projet avancera sans elle (c’est déjà le cas) avec la participation de tous ses voisins qui entendent bien profiter de la manne chinoise et du désenclavement que ces routes impliquent. Là où l’Inde discerne une mainmise chinoise sur son environnement, ses voisins voient l’occasion de tirer parti de la compétition entre les deux géants asiatiques.

Cette rivalité entre New Delhi et Pékin est bien réelle, tant sur le plan militaire et stratégique (les Indiens dénoncent le « collier de perles » que constituent les facilités navales chinoises autour de son territoire : Chittagong au Bangladesh, Hambantota au Sri Lanka et Gwadar au Pakistan) ; elle l’est également en termes d’influence, que ce soit en mer de Chine, où l’Inde s’appuie sur l’Asean et le Japon, ou en Afrique. La Chine s’oppose résolument à l’admission de l’Inde en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et résiste à son admission au sein du Groupe des fournisseurs nucléaires, qui faciliterait considérablement l’accès indien au combustible dont son industrie atomique a besoin. L’opposition est donc réelle, mais elle doit être fortement mitigée par une coopération qui ne l’est pas moins sur de grands dossiers : celui du climat, d’abord pour résister aux pressions européennes, puis, depuis l’accord de Paris et l’élection de Donald Trump, pour défendre au contraire les objectifs de cet accord ; pour contester la suprématie occidentale sur les institutions de Bretton Woods ; et plus généralement, sur de nombreux dossiers sur lesquels se retrouvent les pays dits émergents, notamment au sein de forums comme les BRICS[7]. À cela s’ajoute le fait que l’Inde est désormais pour la Chine un marché prometteur pour ses biens et services. Des entreprises chinoises se délocalisent en Inde afin d’être au plus près de ses consommateurs. Derrière une rhétorique parfois belliqueuse, tant à New Delhi qu’à Pékin se dissimule à peine une analyse partagée : les deux pays, qui tous deux ont fixé la lutte contre la pauvreté comme une priorité nationale, auraient énormément à perdre à un conflit et au contraire beaucoup à gagner sur le plan économique à des relations pacifiées. La Chine et l’Inde, qui au XVIIe siècle, représentaient les deux tiers de la production mondiale comme l’ont montré les travaux de l’économiste Angus Maddison, ambitionnent de reprendre la position qui était la leur avant que la colonisation ne les en prive du XVIIIe au XXe siècle.

 

Conclusion

De façon croissante, l’Inde considère l’ensemble océanique qui l’entoure comme étant constitutif de sa région. De même, ses rapports avec l’Iran et les pays arabes du Golfe sont davantage que par le passé une extension de sa politique régionale, ce qui lui permet de mettre en œuvre les préceptes de Kautilya en forgeant des alliances de revers contre le Pakistan, en apparence contre-nature sur les plans religieux et idéologique, mais fort logiques d’un point de vue strictement géopolitique. En revanche, faute de prendre une initiative sur ce qu’il est convenu d’appeler la « connectivité » (les voies de circulation à l’échelle du continent) et de rejoindre le projet chinois ou, au contraire, d’être en mesure de proposer à ses voisins une offre susceptible de concurrencer celle de la Chine et de ses nouvelles routes de la soie, l’Inde risque de se condamner à être essentiellement spectatrice d’un développement majeur pour le continent qui, en tout état de cause, aura lieu, avec ou sans sa participation.

[1] C’est ainsi que la marine indienne a continué d’employer 120 officiers britanniques après 1947, progressivement remplacés par des Indiens et que c’est un Britannique qui a dirigé les forces navales jusqu’en 1958.

[2] Cette « Conférence des nations afro-asiatiques », qui se tient en Indonésie, jette les bases du non-alignement. Le Premier ministre indien Jawaharlal Nehru inspire largement le communiqué final rédigé en anglais, empreint du neutralisme qu’il professe.

[3] « China says India must not think of Indian Ocean as its backyard », The Time of India, 1er juillet 2015.

[4] Rejetés par les deux parties sur le terrain, le contingent indien a été rappelé en 1990 après avoir perdu 1 500 des siens tandis que 3 000 soldats étaient blessés. Les Tigres tamouls se vengent de la « trahison » indienne en assassinant Rajiv Gandhi en 1991.

[5] La South Asia Association for Regional Cooperation, créée en 1995, rassemble l’Afghanistan, le Bangladesh, le Bhoutan, l’Inde, les Maldives, le Népal, le Pakistan et le Sri Lanka. Son fonctionnement est de fait paralysé depuis l’origine par l’hostilité entre New Delhi et Islamabad.

[6] En septembre 2014, peu après l’élection de Modi, alors que le président chinois Xi Jinping était en visite officielle en Inde, plusieurs centaines de soldats chinois ont traversé la ligne de démarcation. L’Inde a dépêché un millier de militaires en renfort et les Chinois ont repassé la frontière dans l’autre sens.

[7] Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.

* Journaliste à RFI, auteur de L’Inde, désir de puissance, Armand Colin, 2017.

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