Le Blog d'Olivier Da Lage

Il y a 40 ans, la naissance du Conseil de coopération du Golfe

Posted in Moyen-Orient by odalage on 22 mai 2021

Le 26 mai 1981, les six monarchies pétrolières de la Péninsules arabique créaient le Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Abou Dhabi. Jeune correspondant dans le Golfe pour plusieurs médias français, j’ai alors couvert cet événement. Quelques années plus tard, j’en ai fait le récit dans le livre que j’ai publié en 1985 avec Gérard Grzybek, Golfe, le jeu des six familles. Voici le chapitre consacré à cet épisode.

Par Olivier Da Lage

Un syndicat de dynasties

«Nous sommes une part de gâteau très appétissante. Il y a beaucoup de gens qui voudraient en avoir une tranche.»

Mohammed ABDO YAMANI, ministre saoudien de l’Information, Newsweek, 6 mars 1978

Ce mardi 26 mai 1981, six hommes se congratulent dans une salle de l’hôtel Intercontinental d’Abou Dhabi, isolé du monde par d’imposantes forces de sécurité. S’ils n’étaient liés, en tant que chefs d’État musulmans, par certaines obligations, nul doute qu’ils sableraient le champagne. A eux seuls, ils représentent plus de la moitié de la production de l’OPEP, et un revenu moyen par habitant qui est le plus élevé du monde. Avec la bénédiction de la Ligue arabe, représentée par son secrétaire général Chadli Klibi, et de l’Organisation de la conférence islamique, personnifiée par Habib Chatty, les souverains d’Arabie Saoudite, de Bahreïn, de Qatar, des Émirats arabes unis, du Koweït et du Sultanat d’Oman viennent de créer le Conseil de coopération du Golfe arabe, qui sera plus connu sous l’appellation de Conseil de coopération du Golfe (CCG). Entre ces hommes, il y a beaucoup de non-dit. Des décennies de luttes d’influence entre cheikhs de tribus voisines et concurrentes, luttant pour l’hégémonie sur une région. Puis, lorsque la manne pétrolière fait son apparition, combattant âprement pour une délimitation des frontières à leur profit. Ce fut le cas de l’oasis de Bouraymi, que se disputèrent Oman, l’Arabie et ce qui devait devenir la Fédération des Émirats arabes unis.

Des meurtres, des alliances, des trahisons ont jalonné ce siècle d’histoire de la Péninsule arabique. Des querelles religieuses sont venues se surajouter aux disputes tribales, les wahhabites cherchant à imposer leur influence sectaire à toute la Péninsule, et se heurtant, en dehors de l’Arabie Saoudite et de Qatar, à la résistance des populations, notamment celle de Koweït, quand ce n’est pas à la franche hostilité de cette secte « hérétique » des kharijites ibadites qui domine Oman.

Ils sont là tous les six. Zayed, le grand bédouin, désormais chef incontesté de la Fédération, qui a fini par triompher de son rival Rachid, le cheikh de Dubaï. Il est l’hôte de ce sommet et se fait appeler « monsieur le président ». Authentique homme du désert, né en 1918, Cheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan a connu la faim dans sa jeunesse. Comme les bédouins avec lesquels il a passé les vingt premières années de sa vie, il parle un arabe qui ferait honte à un citadin éduqué : lors de ses conférences de presse, un assistant répète en arabe classique les paroles exprimées d’une voix sourde avec l’accent bédouin du chef de l’État. Mais Zayed est loin d’être un nomade ignorant. II veut avoir une vision à long terme de l’avenir de son peuple ; « le pétrole, Allah me l’a donné, Allah peut me le reprendre », répète-t-il souvent, l’air songeur. Mais il ne reste pas assis sur ses caisses d’or comme le faisait, dit-on, son frère Chakhbout, émir avant lui, dont la pingrerie était proverbiale. Cette avarice a été déterminante dans le déclenchement, en 1966, d’une révolution de palais au cours de laquelle la famille l’a forcé à laisser la place à Zayed, le conciliateur généreux. Zayed paraît à l’aise aussi bien avec la tradition qu’avec le monde moderne. Homme de synthèse, ce chef d’État peut disparaître un mois au Pakistan pour se livrer à la chasse au faucon, le noble sport bédouin par excellence, sans qu’aucun événement, quelle que soit sa nature ou sa gravité, puisse le faire revenir à Abou Dhabi. De même, pour rien au monde Zayed ne manquerait la course de chameaux annuelle de Ryad. Tous ses invités de marque ont du reste droit à passer un après-midi sur un champ de courses pour voir s’affronter les chameaux des différentes écuries, à travers les longues jumelles que leur prête obligeamment Cheikh Zayed. En période de sécheresse, on le voit également diriger des prières pour la pluie, ou danser dans les villages en compagnie de ses sujets. C’est un homme simple. Il n’empêche, l’émir d’Abou Dhabi est tout aussi à l’aise avec les grands de ce monde, c’est un leader de stature internationale, qui émaille ses entretiens diplomatiques, tout comme ses interviews, de paraboles et de proverbes arabes, plus ou moins énigmatiques.

De tradition plus commerçante, l’émir du Koweït, Cheikh Jaber Al Ahmed Al Sabah, est plutôt proche de Zayed. Assez grand, il porte comme à l’accoutumée, à son arrivée à l’aéroport d’Abou Dhabi, de larges lunettes noires. Lui aussi se veut diplomate d’envergure mondiale. A ce sommet, il représente le seul des six pays à entretenir des relations avec le bloc socialiste et, trois mois plus tôt, il vient d’organiser des élections législatives pour réactiver le parlement que son prédécesseur avait dissous en 1976. Jaber n’est pas disposé à se laisser impressionner par la puissance wahhabite. Après tout, c’est du Koweït, où il avait trouvé refuge grâce à la munificence des Al Sabah, que Ibn Saoud a lancé en 1902 1’expédition qui lui a permis de conquérir le Nejd et sa capitale Ryad. Près de deux siècles plus tôt, les Al Sabah avaient offert l’asile à leurs cousins Al Khalifa qui s’apprêtaient à reprendre Bahreïn aux Perses. Cela fait deux dynasties qui sont redevables de leur trône aux Al Sabah.

Cheikh Isa bin Salman Al Khalifa, le petit émir de Bahreïn, n’a pas de ces ambitions planétaires, à l’instar de Jaber ou Zayed. Noble parmi les nobles, à la différence d’un Al Thani de Qatar ou d’un Al Nahyan d’Abou Dhabi, il préside depuis 1961 aux destinées du premier État pétrolier du Golfe — historiquement parlant — côté arabe. Mais aujourd’hui, son pétrole est presque entièrement épuisé, et la richesse de son pays provient bien davantage de la générosité de ses voisins qui acceptent de bon cœur que Bahreïn soit le lieu où se réalisent de grands projets industriels communs. Entièrement dépendant de l’Arabie Saoudite, très anglophile et résolument pro-américain, Cheikh Isa est aussi le plus libéral de tous sur le plan des mœurs, et son pays, qui doit tant à la présence des étrangers, fait beaucoup pour que le séjour à Bahrein leur soit agréable en leur épargnant les habituelles tracasseries religieuses et parareligieuses qu’impose, pour ne citer qu’elle, l’Arabie Saoudite.

Ni diplomate, ni libéral, l’émir de Qatar, Cheikh Khalifa bin Hamad Al Thani, se contente d’être un riche autocrate, se comportant en chef d’entreprise tatillon, régentant toutes les affaires du pays, les grandes comme les petites, pour le plus grand profit de la minorité qatarie qui y réside. Né en 1930, Khalifa, à n’en pas douter, est un travailleur infatigable. Contrepartie de cet acharnement au travail : il déteste déléguer son pouvoir de décision. Ce qui explique que pas un instant Khalifa n’ait songé à promulguer une constitution, et encore moins à faire élire un parlement, à l’instar de Bahreïn ou du Koweït. Son trône, il le doit largement aux Britanniques qui, avant l’indépendance en 1971, imposent à Cheikh Ahmed, alors gouverneur en titre, mais notoirement incapable de diriger un pays, que Khalifa soit nommé Premier ministre et vice-émir. Moins de six mois après, Khalifa profite de ce qu’Ahmed est en voyage en Iran pour le faire déposer par un conseil de famille et prendre sa place.

Bien différent de ces émirs est le sultan Qabous. Petit homme enturbanné, le visage régulier, doux, au teint cuivre qu’ont les Omanais — riches d’une longue histoire de métissage entre Indiens, Arabes et Africains de la Corne -—, ce petit homme aux nerfs d’acier, au collier de barbe poivre et sel, a un port altier. Il se sait isolé. Il a dû faire preuve de fermeté, pour ne pas dire de férocité afin de conserver son trône, menacé par la rébellion du Dhofar. Son voisin, le Sud-Yémen, cherche à le déstabiliser. Sa force de caractère, Qabous en a fait preuve lorsqu’il a évincé son père, le sultan Sa’id bin Taymour, en juillet 1970, par un coup d’État organisé avec l’aide des services secrets britanniques. Dans ce club des puissants du Golfe, il est un peu un membre à part. Seul parmi ses pairs, il s’est fait l’avocat d’une coopération militaire au grand jour avec les États-Unis. Mais Qabous est têtu comme une mule et, sans se soucier des nombreuses critiques, il entretient les meilleurs rapports avec Washington à qui il ouvre toutes grandes ses bases.

Enfin, le vieux roi d’Arabie, Khaled ibn Abdelaziz, l’un des 37 ou 39 fils « légitimes » connus d’Ibn Saoud, qui a succédé à son demi-frère Fayçal après l’assassinat de celui-ci, le 25 mars 1975. Il a le sourire triste et las d’un homme usé, miné par la maladie. Avant même de devenir le roi d’Arabie, Khaled a subi en 1972 et en 1978 une opération à cœur ouvert. En raison de sa mauvaise santé, mais aussi parce que c’est davantage par devoir que par goût qu’il dirige son pays, il délègue les tâches gouvernementales à son demi-frère Fahd, que la presse internationale dépeint invariablement comme « l’homme fort d’Arabie Saoudite ». Homme simple, Khaled n’a pas besoin d’apparat. Par la force des choses, en ce 26 mai 1981 — 26 rajab 1401, dans le calendrier musulman —, le pays fondé par son père est le parrain naturel de toute alliance régionale et son hégémonie est indiscutable. Mais Khaled est bien placé pour savoir à quel point son royaume est un géant fragile : au mois de novembre 1979, il a échappé de peu à l’assassinat et son trône a vacillé lors de l’occupation de la Grande Mosquée de La Mecque.

La révolution islamique : une menace commune

Tout cet héritage fait de déchirements, les six têtes couronnées qui viennent de faire alliance ne peuvent l’oublier. Il est constitutif de leur histoire, de la géopolitique de la Péninsule. Mais aujourd’hui, ce qui les réunit est beaucoup plus fort. Six monarchies pétrolières sont menacées de déstabilisation, en raison à la fois des tensions sociales engendrées par un développement trop rapide, et des convoitises attisées par le formidable pactole qui s’est accumulé, avec l’aide d’Allah, dans leurs nations. Un ennemi avoué s’est déclaré : la République islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny qui ne cesse de faire dénoncer par ses adjoints la « corruption de ces pétro-monarchies tyranniques ». Avec le Conseil de coopération du Golfe, un syndicat de dynasties est né.

L’idée d’une coopération régionale dans le Golfe a fait son chemin. A l’origine, c’est l’Iran qui en était le promoteur, à l’époque de Chah Reza Pahlavi. En 1975, avec l’aide des forces armées iraniennes, le sultan Qabous peut annoncer que la rébellion du Dhofar est écrasée. L’Iran et Oman signent un accord de coopération militaire le 2 décembre 1975 ; l’accord prévoit entre autres le contrôle de la navigation dans le détroit d’Ormuz. A cette date, l’Iran est plus fort que jamais et se pose en « gendarme » régional. D’où l’idée lancée par le Chah d’un pacte de sécurité collective signé par tous les pays riverains du Golfe. Le sultanat d’Oman reprend cette idée, soufflée par son allié iranien, et invite ces pays à se réunir à Mascate pour y discuter de la défense du détroit d’Ormuz. La réunion se tient en novembre 1976 au niveau des ministres des Affaires étrangères. L’Iran y propose une intégration militaire : une force multilatérale placée sous commandement unique serait chargée d’assurer la sécurité externe et intérieure des États signataires. L’idée heurte les Arabes qui y voient non sans raison une menace hégémonique du vieil ennemi perse. L’Irak, quant à lui, est franchement hostile, craignant que ce pacte soit une nouvelle mouture du CENTO moribond . L’Arabie Saoudite se tait et le Koweït tente en vain une médiation. Le représentant de Bagdad quitte la conférence avant même qu’elle soit terminée, précipitant son échec.

Peu après, les remous en Iran, puis la chute du Chahinchah en janvier 1979 disqualifient l’Iran pour de telles discussions. Si elles doivent reprendre, les Arabes resteront entre eux, d’autant que l’Iran n’est plus un allié potentiel envahissant, comme sous le chah. Depuis le retour de Khomeiny en effet, sa politique prend un tour agressif vis-à-vis des monarchies arabes de l’autre rive du Golfe. L’Irak profite de cet affaiblissement de l’Iran pour se poser en nouveau — et désormais unique — gendarme de la région, au grand déplaisir des régimes arabes conservateurs. Ces derniers n’ont pas oublié que la dernière tentative baasiste de mettre la main sur le Koweït remonte à 1973 seulement. Et la puissance militaire irakienne inquiète, d’autant que Bagdad, sans beaucoup de tact ni de discrétion, ne perd pas une occasion de la mettre en avant, proposant avec insistance aux Émirats arabes unis de les aider à récupérer les trois îles du détroit d’Ormuz (Abou Moussa, la grande et la petite Tomb), occupées par les troupes du chah à la veille de l’indépendance des Émirats.

Mais c’est en l’absence de Saddam Hussein, qui n’a pas été convié, que se réunissent, à l’invitation du roi Khaled, les six chefs d’État du futur Conseil de coopération du Golfe, le 27 juin 1979, à Khamis Mouchayt, dans la province de l’Asir, près de la frontière yéménite. Du reste, Khaled n’a pas invité que des chefs d’État. Le Premier ministre nord-yéménite a été convié en voisin, ainsi que les principaux cheikhs du Golfe. Même ceux qui appartiennent à des familles moins prestigieuses que les Al Khalifa de Bahreïn ou les Al Sabah de Koweït ont également été priés de venir assister à des manœuvres militaires organisées par l’armée du royaume, auxquelles prennent part 40 000 membres des tribus de l’Asir et du Qahtan, de même que des chasseurs F-5 de l’aviation du prince Sultan. Les manœuvres de Khamis Mouchayt se déroulent également en l’absence du sultan d’Oman. Ce sommet informel de l’Asir est suivi en octobre d’une réunion des ministres des Affaires étrangères, à Taëf. Cette fois, l’Irak est représenté. Au menu des discussions : la sécurité du détroit d’Ormuz. Malgré l’opposition de Bagdad, le sultanat d’Oman reçoit l’accord tacite de ses voisins pour permettre à l’armée américaine d’utiliser ses bases ; mais une certaine réticence se dessine sur les conséquences d’une telle alliance stratégique. Quoi qu’il en soit, les sujets de conversation ne manquent pas. Durant l’été, pendant le Ramadan — mois politique entre tous Bahreïn et le Hasa, la province est de l’Arabie Saoudite, ont été la proie d’une vive agitation au sein de la communauté chiite, agitation encouragée par les émissions de Radio-Téhéran. Ce même mois de septembre, un ayatollah iranien a demandé à la population de Bahreïn de renverser la dynastie des Al Khalifa.

Peu après, au mois de février 1980, le président irakien Saddam Hussein lance l’idée d’une « Charte nationale arabe » rejetant toute présence militaire étrangère dans la région. C’est une pierre dans le jardin du sultan Qabous. Pour calmer Saddam, et parce que cela n’engage pas à grand-chose, les dirigeants du Golfe, Qabous excepté, se montrent intéressés par le projet et murmurent des commentaires poliment approbateurs, tandis que le lobby irakien se déchaîne dans de nombreux journaux, faisant vibrer la vieille corde, pas encore usée, du nationalisme arabe. Mais au fond d’eux-mêmes, les dirigeants conservateurs du Golfe commencent à être prodigieusement irrités. Ils trouvent que Saddam en fait trop et que son amitié est bien étouffante. Pour l’heure, ils sont pris dans une contradiction. Impossible, sous peine d’émeutes, de se jeter ouvertement dans les bras américains. Par ailleurs, l’armée irakienne est la seule force militaire capable de contenir les ambitions iraniennes, si elles devaient s’exprimer par la force. Huit mois plus tard, l’aventure guerrière dans laquelle se lancera le chef de l’État irakien contre l’Iran se chargera de résoudre ce dilemme en affaiblissant les deux belligérants, pour la plus grande satisfaction — silencieuse, bien sûr — des monarques de la Péninsule.

Les conditions permettant la constitution d’une alliance régionale sans l’Irak sont créées, grâce au président irakien lui-même. Ce n’est donc pas une coïncidence si la création du CCG a été annoncée à Ryad le 4 février, quatre mois seulement après le déclenchement du conflit. En fin de compte, le CCG a pour marraine la révolution islamique et pour parrain le conflit irako-iranien.

L’Irak tenu à l’écart

Avant d’avoir un corps, le Conseil de coopération du Golfe avait une réalité : les innombrables organismes communs qui rassemblaient les six pays du futur CCG, plus l’Irak. Depuis la réunion des ministres de l’Information du Golfe le 4 janvier 1976 à Abou Dhabi, à laquelle sont représentés Bahreïn, les EAU, Qatar, le Koweït, l’Arabie Saoudite, Oman et l’Irak, Bagdad, qui fait son entrée dans le club, est de toutes les réunions. Les projets d’université, de développement médical, de production télévisée, de fabrication de médicaments, la création de l’agence de presse du Golfe (GNA) et bien d’autres réalisations trouvent en l’Irak un partenaire et un associé enthousiaste et actif. La mise en place des institutions spécialisées du CCG, à terme, ne peut qu’avoir pour conséquence la mise à l’écart progressive de l’Irak de ces institutions. Mais engagé dans sa guerre, l’Irak n’a guère le choix : bien à contrecœur, Saddam Hussein doit supporter cet isolement qui lui a, semble-t-il, été signifié au sommet arabe d’Amman, en novembre 1980. Officiellement, et pour rassurer l’Iran, on affirme bien fort que le CCG n’est pas un pacte ni une alliance dirigée contre qui que ce soit. Dans ces conditions, il ne saurait être question d’accepter l’Irak au sein du CCG nouvellement créé :Téhéran ne manquerait pas d’y voir un casus belli ou, tout au moins, d’interpréter cette adhésion comme un geste hostile de la part des pays arabes du Golfe. L’explication ne manque pas de logique et le président irakien fait semblant d’y croire, d’autant qu’au même moment, il a un besoin vital des subsides des États du Golfe pour soutenir son effort de guerre. Mais elle fournit surtout un excellent prétexte pour se retrouver entre soi.

Les « Six » ont tout pour les unir : religion, système politique, économies reposant très largement sur le pétrole, devises liées aux fluctuations du dollar et une forte présence de main-d’œuvre immigrée. Pour la forme, la porte est restée entrouverte. Les Six affirment que rien ne s’oppose, dans l’avenir, à ce que d’autres les rejoignent. Cela à l’intention des deux Yémen et de l’Irak. Le cas de l’Irak a été évoqué plus haut. Quant aux deux Yémen qu’il a bien fallu rassurer — c’est Cheikh Jaber, l’émir du Koweït, qui s’en est chargé en se rendant à Aden et Sanaa , nul ne peut sérieusement croire que les monarques aient l’intention d’admettre en leur sein le Sud-Yémen marxiste, méfiance dont le bien-fondé apparaît le 28 août 1981, lorsque Aden signe un traité d’amitié avec l’Éthiopie et la Libye, deux autres alliés de Moscou. C’est d’ailleurs en réponse à cette alliance que l’on rappelle à l’intention du Nord-Yémen que la charte du CCG prévoit la possibilité d’un élargissement. Encore une fois, il est peu vraisemblable que les six nantis de la Péninsule aient voulu ouvrir leur club très fermé à ce prolétaire qu’est le Nord-Yémen. Qu’un statut de membre associé ait été envisagé pour Sanaa n’est en revanche pas exclu.

Mais si le regroupement des six pays riches et conservateurs de la Péninsule fait grincer des dents chez leurs voisins, dans le reste du monde arabe, en dépit de la bénédiction rituelle que vient apporter Chadli Klibi au nom de la Ligue Arabe, qui par principe, doit encourager tout ce qui de près ou de loin va dans le sens de 1’« union arabe », cette association ne fait pas que des heureux. Chez les producteurs d’or noir, on observe, bien entendu, que le comité pétrolier du CCG préparera les réunions de l’OPEP. C’est donc la constitution d’un front conservateur homogène au sein du cartel. Les pays producteurs de pétrole du Golfe, à n’en pas douter, feront bloc derrière Ryad, davantage encore que par le passé. Plus généralement, les pays du Front de la fermeté, qui, à l’époque (1981), sont à peu près les seuls à présenter de façon systématique une position unie, voient ainsi leurs adversaires resserrer les rangs, contrebalançant leur influence.

Sur le plan international, si Washington se réjouit bruyamment — trop, au goût des dirigeants du Golfe — de la constitution du CCG, Moscou voit sans plaisir la formation de ce bloc pro-américain. Le 10 février 1981, l’agence Tass reproduit un article de la Pravda soupçonnant le CCG à naître d’être avant tout une alliance militaire, bien plus qu’un organisme de coopération économique, fondant ses reproches sur ce qu’en dit la presse américaine. Lors de sa visite à Moscou, le chef de la diplomatie koweïtienne, Cheikh Sabah, se charge de rassurer Andrei Gromyko, soulignant à cette occasion que son pays juge positifs plusieurs points du plan Brejnev sur la sécurité du Golfe. L’histoire ne dit pas s’il a ôté toute inquiétude de l’esprit des dirigeants soviétiques. Mais, cherchant à rassurer Moscou, le Koweït a sans nul doute inquiété les Omanais.

Koweit contre Oman

Car d’un bout à l’autre de ce sommet d’Abou Dhabi, la constitution du CCG a été marquée par l’opposition très vive entre la position d’Oman et celle du Koweït. Oman, que l’histoire des dix années précédentes ont rendu hypersensible au « danger communiste », ne voit qu’avantages à une alliance ouverte avec Washington, lui offrant si nécessaire les bases militaires demandées. Pour le sultanat, les dangers du moment, surtout depuis que l’imam Khomeiny a pris en main la destinée de l’Iran, font de la sécurité du Golfe une question prioritaire. Le dernier soldat iranien a évacué le territoire omanais en juillet 1979. Une page d’histoire vient alors de se tourner. Seule réponse possible, selon Mascate, au changement des conditions géopolitiques : la constitution d’une alliance militaire régionale. Comme celleci — les Omanais en sont bien conscients n’aura pas les moyens d’être viable par elle-même, il faut donc qu’elle soit complétée par une alliance claire et solide avec l’Occident, et avant tout avec les États-Unis. Les Koweïtiens voient la chose d’une tout autre façon. Leur politique officielle de non-alignement leur interdit de se ranger sous le parapluie américain. Mais, outre l’effet déplorable qu’elle ferait au sein du mouvement des non-alignés et, plus généralement, dans les pays du tiers monde, une telle alliance serait aux yeux des Koweïtiens un cadeau pour la propagande soviétique. Les « durs » du monde arabe ne manqueraient pas d’exploiter les sentiments nationalistes et anti-américains de leurs sujets. Loin d’être un facteur de stabilité, l’ancrage avoué à l’ouest serait au contraire un risque considérable pour ces fragiles États. De plus, se sentant menacée, l’Union soviétique ne manquerait pas de chercher à accroître son influence dans cette région dont on cherche à l’écarter.

Ce n’est donc pas, comme on l’a écrit par erreur, que le Koweït se désintéresse de la sécurité du Golfe. Pour les Koweïtiens, la coordination des politiques militaires doit apparaître comme une étape logique du développement du CCG et non comme le but premier de sa création. En dépit de la vive opposition d’Oman, qui veut d’emblée jouer cartes sur table, les dirigeants saoudiens font mine de se ranger à l’avis des Koweïtiens. Et dans les couloirs de la conférence, les délégués du Koweït se répandent à profusion, répétant à qui veut les entendre qu’au fond la philosophie du CCG est directement inspirée par leur pays. De fait, le document final rappelle beaucoup le projet initial divulgué par les Koweïtiens. Le CCG sera d’abord et avant tout un marché commun. L’objectif n o 2 sera la constitution d’une monnaie unique, le « dinar du Golfe ». Enfin, mais cela n’apparaît que comme une incidence, le CCG se préoccupera de la sécurité collective de ses membres. En apparence au moins, Oman s’est incliné. Durant ce sommet, on a beaucoup parlé du « papier omanais », un document secret dont l’existence a d’abord été niée, sur la sécurité du Golfe. Sa discussion a finalement été renvoyée aux sommets ultérieurs.

Les six chefs d’État conviennent de se rencontrer lors d’un sommet annuel dans chacune des capitales à tour de rôle. Leurs ministres des Affaires étrangères se verront tous les six mois, ou davantage si la situation l’exige. Le secrétaire général est un diplomate koweïtien, Abdallah Bicharah, ancien représentant de son pays aux Nations unies, qui s’était rendu célèbre en organisant à son domicile une rencontre entre l’Américain Andrew Young et l’observateur de l’OLP à l’ONU, Terzi. Mais si le poste de secrétaire général, qui peut changer, est attribué en premier à un Koweïtien, il est beaucoup plus significatif que la capitale saoudienne, Ryad, soit choisie pour siège permanent du CCG.

Préoccupations sécuritaires

A observer l’évolution ultérieure du CCG, on a cependant le très net sentiment que ce sont les Omanais qui ont le plus influencé le cours des décisions, si l’on tient compte de la vertueuse indignation qui s’exprimait, lors des premiers pas du CCG, dès qu’il était question d’offrir des bases aux Américains. Son appartenance au CCG n’a pas empêché Oman de participer aux manœuvres Bright Star II avec les Américains en décembre 1981. Sur le plan économique, les progrès suivent leur petit bonhomme de chemin, sans qu’il y ait rien de particulier à signaler. De temps à autre, pour la forme, tel ministre des Finances rappelle l’objectif de créer un « dinar du Golfe ». Comme l’urgence d’une telle décision n’a rien d’évident et que le dollar remplit parfaitement cette fonction, on oublie ce projet jusqu’à la fois suivante. En mars 1983, les citoyens du CCG ont en principe obtenu les mêmes droits que ceux des pays membres où ils se rendraient. Cependant, les correctifs sont nombreux. Par exemple, en théorie, l’idée que tout un chacun puisse acheter du terrain dans un autre pays du CCG sans restriction est séduisante. Mais, comme n’ont pas manqué de le faire remarquer les Bahreinis et les Qataris, à ce régime-là, une poignée de Saoudiens pourraient acheter leur pays en quelques jours. Dans l’ensemble, il est indéniable que l’intégration progresse, sans doute beaucoup plus rapidement qu’au sein de la Communauté européenne.

Pourtant, le caractère anodin de ce marché commun, tant voulu par le Koweït, n’y change rien ; les monarchies du Golfe ne cherchent plus, désormais, à dissimuler leurs préoccupations sécuritaires. Alors que leur premier souci à la fin de la décennie 70 était de convaincre le monde que leur région était un havre de stabilité, au début des années 80, les souverains de la Péninsule entendent faire savoir que la sécurité de leur région les préoccupe et qu’ils la prennent en main. Trois ans après la formation du Conseil de coopération du Golfe, Abdallah Bicharah reconnaissait, lors d’un colloque tenu à Oxford, qu’entre mai et décembre 1981 les dirigeants du Golfe ont relativement peu parlé de la guerre qui faisait rage entre l’Irak et l’Iran depuis septembre 1980. Jusque-là, leur attention était accaparée par le différend entre Oman et le Sud-Yémen que s’efforçaient de résoudre les médiateurs du Koweït et des EAU. L’intégration économique les passionnait davantage que le kriegspiel de Bagdad et de Téhéran. C’est la découverte d’une tentative de coup d’État à Bahreïn, en décembre 1981, qui a constitué le déclic, le tournant dans les préoccupations. Quelles qu’aient pu être les raisons à l’origine de la création du CCG, Bicharah reconnaît par là même que ce qui hante désormais ses dirigeants, c’est l’obsession de la sécurité.


Lire également : Coopération et obsession de la sécurité (mars 1982)

La poudrière syrienne et l’Arabie Saoudite

Posted in Moyen-Orient by odalage on 19 février 2016

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Arabie : Le legs d’Abdallah

Posted in Moyen-Orient by odalage on 23 janvier 2015

Le roi Abdallah d’Arabie Saoudite est mort jeudi à 91 ans. Le nom de son successeur, le prince Salman, a été annoncé en même temps que son décès.

Par Olivier Da Lage

(English version here)

Le jour même de la mort d’Abdallah, le président du Yémen annonçait sa démission, l’épilogue provisoire d’une crise yéménite qui a viré au cauchemar pour les autorités saoudiennes. La victoire du clan zaydite des Houthis dans la partie septentrionale du Yémen est un échec personnel pour les dirigeants du royaume qui ont tout fait (y compris en recourant à l’aviation pour les bombarder en 2009) pour les écraser. En vain. Aujourd’hui, les houthistes contrôlent une bonne partie du Yemen septentrional, dont la capitale du pays, Sanaa. Comme les zaydites sont une branche du chiisme, Riyad y voit depuis le début la main de l’Iran qui chercherait à encercler l’Arabie en contrôlant son flanc sud. Rien ne le prouve, même s’il est évident que les succès houthistes font le bonheur de Téhéran. La conséquence, c’est que les sunnites, effrayés par la progression des Houthis, sont de plus en plus nombreux à s’en remettre aux jihadistes d’AQPA, Al Qaïda dans la Péninsule arabique, autre ennemi mortel de la dynastie saoudienne. En 1953, sur son lit de mort, le fondateur du royaume, Abdelaziz (Ibn Saoud) aurait confié à ses fils : « Le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen ». On pourrait ajouter : et inversement.

Le monde que vient de quitter Abdallah est plein de périls pour la monarchie saoudienne. Sur sa frontière nord, l’Etat islamique menace l’existence même du régime. Au nom de ses propres valeurs fondatrices wahhabites. Le mur que construit l’Arabie pour s’en protéger est une digue illusoire, une Ligne Maginot contre un ennemi qui peut non seulement la contourner, mais qui est déjà en place. Car les extrémistes sunnites du Califat d’Al Baghdadi ne manquent pas de soutiens en Arabie, en raison de la peur panique, de la haine qu’inspirent chez nombre de sunnites de la Péninsule le « péril chiite » et l’Iran.

C’est le troisième danger qui guette l’Arabie saoudite, aux yeux de la plupart de ses sujets et de tous ses dirigeants. La République islamique d’Iran. Les télégrammes diplomatiques révélés par WikiLeaks avaient montré un roi Abdallah demandant à ses interlocuteurs américains d’ « écraser la tête du serpent ». Actuellement, l’angoisse des Saoudiens est plutôt la perspective imminente d’un accord entre Washington et Téhéran sur le nucléaire. Un cauchemar absolu pour Riyad. Voici près d’un an, le diplomate onusien Lakhdar Brahimi avait averti le roi que le rapprochement avec Téhéran était la priorité de l’administration Obama. « Ce n’est pas une analyse, c’est une information », avait précisé Brahimi à son royal interlocuteur.

C’est un des éléments de la virulence du sentiment antiaméricain prévalant actuellement dans les cercles dirigeants saoudiens, les autres étant le soutien aux aspirations démocratiques qui se sont fait jour lors du « Printemps arabe » et le lâchage de Moubarak par l’administration Obama début 2011 qui avait fait rentrer d’urgence Abdallah, alors en convalescence au Maroc, pour mener depuis Riyad la contre-révolution qui, il faut le reconnaître, a été une réussite.

Reste la chute vertigineuse des prix du pétrole. Qui a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis le mois de juin, privant l’Arabie Saoudite de recettes considérables. Mais ce n’est pas seulement une chute subie. Elle est en grande partie la conséquence de la politique pétrolière saoudienne elle-même. L’Arabie, comme cela a déjà été le cas au milieu des années 80 (à partir de 1986) veut coûte que coûte préserver sa part de marché ; elle veut aussi rendre non rentable l’exploitation du gaz de schiste par les Etats-Unis qui risque d’entraîner un découplage stratégique entre Washington et ses alliés du Moyen-Orient, à commencer par Riyad ; il s’agit enfin de mettre à genoux l’Iran et, accessoirement l’Irak, les autres grands producteurs de la région, mais dont la population importante ne permet pas de faire face durablement à une baisse du cours du baril, contrairement à l’Arabie qui disposerait de réserves financières supérieures à 750 milliards de dollars. Le cours d’équilibre pour le budget saoudien est légèrement supérieur à 100 dollars. Avec un baril à moins de 50, on est loin du compte, mais le royaume peut faire face à un déficit important pensant encore au moins deux ans… Mais sans doute pas davantage, tant est important le niveau des dépenses publiques dont une bonne partie servent à acheter la paix sociale après les troubles du début 2011.

L’environnement dont hérite à 79 ans le roi Salman n’a rien de rassurant. La seule chose qui pourrait le rassurer est que, souffrant d’Alzheimer et sans doute aussi de leucémie, il n’aura sans doute pas à exercer longtemps le pouvoir. La tâche en incombera alors à son successeur, si les événements ne se précipitent pas d’ici là.

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Yémen : le moment saoudien… et ses limites

Posted in Moyen-Orient by odalage on 5 juin 2011

Comme avant lui le Shah d’Iran et quelques autres despotes, le président Ali Abdallah Saleh a quitté son pays pour se faire soigner… et n’y reviendra pas. C’est entendu, il a été sérieusement blessé dans le bombardement du palais présidentiel et les hôpitaux saoudiens sont mieux équipés que ceux du Yémen, surtout en zone de combats. Mais nul ne s’y trompe : même si les médecins saoudiens le remettent sur pied rapidement, jamais Ali Abdallah Saleh ne retrouvera le pouvoir qu’il détient depuis 1978.

Pourquoi, en effet, les Saoudiens lui feraient-il une fleur en le renvoyant chez lui, alors que depuis plusieurs mois, ils tentent, soit directement, soit à travers la médiation du Conseil de coopération du Golfe, de lui faire quitter le pouvoir en douceur ? La douceur n’était sans doute pas au rendez-vous avec le déluge d’obus et de roquettes qui s’est abattu vendredi 3 juin sur son palais présidentiel, mais le résultat est là : il a de facto quitté le pouvoir. C’est l’heure de cette fameuse transition dont on parle tant depuis plusieurs mois et qui suscite autant d’espoirs que de craintes, notamment chez les voisins du Yémen, à commencer par l’Arabie Saoudite.

Première priorité : conjurer le spectre de la guerre civile. Le Yémen, de ce point de vue, a un passif assez lourd, qu’il s’agisse des guerres entre le nord et le sud Yémen comme en 1979, de la guerre civile qui a déchiré le parti socialiste sud-Yéménite en janvier 1986 ou encore de la guerre civile qui embrasé le Yémen réunifié en 1994, le pays ne manquent pas d’épisodes sanglants qui relativisent les éloges que l’on entend d’abondance concernant le fameux compromis à la yéménite. Certes, les Yéménites ont le sens du compromis, mais quand cela ne fonctionne pas, ils font parler les armes, plus nombreuses que les habitants.

Dès sa fondation dans les années 30, le royaume saoudien a toujours considéré le Yémen comme une affaire de politique intérieure. « Le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen », aurait confié Ibn Saoud à ses fils en 1953, alors qu’il agonisait. Le fait est que les Saoudiens n’ont eu de cesse d’intervenir dans les affaires intérieures de ce pays qu’ils n’ont pu conquérir du fait de l’opposition militaire de la Grande Bretagne. La guerre civile de 1962 opposants les royalistes aux républicains a vu les Saoudiens soutenir les partisans de l’imam déchu alors que Nasser intervenait aux côtés des républicains. Mais la défaite des royalistes n’a pas refroidi les ardeurs saoudiennes : les chefs de tribu républicains, comme Abdallah Al Ahmar, puissant chef de la confédération tribale des Hached, sont en cheville avec Ryad qui leur verse des subsides en abondance au point que leurs moyens financiers (et militaires) concurrencent sérieusement ceux de l’État… dont ils sont aussi partie prenante : Abdallah Al Ahmar a longtemps présidé le parlement et dirigé un parti politique, al Islah (la Réforme) rassemblant des islamistes modérés ou jihadistes en passant par des militants qui n’avaient d’autre allégeance que tribale. Et tout ceci en faisant alliance avec le parti du président Ali Abdallah Saleh.

Bref, en contrôlant le flux d’argent destiné aux tribus, ainsi que l’aide budgétaire au gouvernement yéménite, l’Arabie Saoudite tentait de s’assurer que l’État yéménite demeure suffisamment faible, sans jamais s’effondrer au point que le chaos traverse la frontière. On l’a vu, l’Arabie saoudite a presque toujours échoué à imposer sa politique à Sanaa : elle n’a pas réussi à maintenir le régime de l’imamat et son soutien aux séparatistes sudiste en 1994 (des anciens communistes !) a été un lamentable échec. Elle a en revanche toujours réussi a morceler le champ politique yéménite –qui, c’est vrai, a des prédispositions– pour contenir l’influence du Yémen.

Dans la transition qui s’annonce, l’Arabie Saoudite –et son argent– vont jouer un rôle crucial pour huiler les rouages, favoriser tel ou tel. Pour autant, si l’on en juge par l’expérience des huit dernières décennies, il serait surprenant que Ryad parvienne à imposer au nouveau gouvernement yéménite la politique que les Saoudiens voudraient lui voir suivre.

Car si la quête des prébendes saoudiennes est la chose la mieux partagée chez les acteurs de la politique yéménite, elle n’a d’égal que la méfiance et l’hostilité des Yéménites, toutes opinions confondues, vis-à-vis des intentions de leur puissant voisin.

Olivier Da Lage

Lire aussi :

Guerre nouvelle, ressorts anciens

Les rêves brisés de l’unité yéménites

Ces trente ans qui ébranlèrent le golfe Persique

Posted in Moyen-Orient by odalage on 22 mai 2011

Mon prochain livre, consacré aux monarchies de la Péninsule arabique, sera publié début juin aux Éditions du Cygne. Voici le texte de la quatrième page de couverture:

Dans le « printemps arabe » qui a marqué le début de 2011, les monarchies du golfe Persique ont pris leur place : manifestations, parfois violentes, et revendications politiques à Bahreïn, en Oman et en Arabie Saoudite. Des événements qui trouvent leur genèse dans les tensions de ces trente dernières années, également marquées par l’éclatement du conflit irako-iranien en 1980, l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 et celle de l’Irak par la coalition américano-britannique en 2003. Une période au cours de laquelle on assiste à l’émergence d’un terrorisme jihadiste inspiré par le Saoudien Oussama Ben Laden.
Terrorisme tourné non seulement contre les Occidentaux, mais d’abord et avant tout contre les monarques de la péninsule. Mais ces trois décennies voient aussi l’accélération et le renouveau des monarchies du Golfe qui, davantage que les républiques vermoulues du monde arabe, ont épousé la modernité et se lancent à corps perdu dans la mondialisation comme l’illustre l’émirat de Dubaï qui se vit comme une entreprise autant que comme un État.
En décrivant les étapes et les contradictions de ce développement spectaculaire, mais pas exempt de tensions, cet ouvrage tente de restituer la perception du Golfe qu’en ont ses habitants, sans tomberdans les clichés dont ils sont habituellement l’objet.
Rédacteur en chef à RFI, Olivier DA LAGE a vécu trois ans dans l’émirat de Bahreïn de 1979 à 1982, d’abord comme attaché de presse à l’ambassade de France, puis comme correspondant pour plusieurs publications francophones (Le Monde, L’Express, Ouest France, Radio Suisse Romande, etc.). Il a depuis effectué de nombreux voyages dans la Péninsule arabique et publié plusieurs ouvrages consacrés à cette région.

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Voir aussi l’interview sur le site de l’IRIS:

Écouter l’interview par Frédérique Misslin sur RFI le 26 novembre 2011

Écouter l’émission de Pierre-Edouard Deldique sur RFI le 22 octobre 2011

Une semaine d’actualité première partie

Une semaine d’actualité deuxième partie

Bahreïn : l’empire contre-attaque

Posted in Moyen-Orient by odalage on 14 mars 2011

Sous les réformes annoncées, la répression est à l’œuvre et c’est l’Arabie saoudite qui est à la manœuvre.

Enfin ! Enfin, le pont-digue reliant Bahreïn à la terre ferme sert à ce pourquoi il a véritablement été conçu : rétablir l’ordre dans le petit royaume grâce aux troupes du grand royaume voisin. Lorsque le contrat a été signé en juillet 1981, c’est déjà ce qu’on disait. Lorsque le pont-digue a été inauguré en décembre 1986, on le susurrait encore : la raison d’être de cet ouvrage d’un milliard de dollars, entièrement financé par l’Arabie Saoudite et construit par un consortium dirigé par le groupe néerlandais Ballast Nedam est de pouvoir dépêcher en quelques heures des unités de la garde nationale saoudienne dans l’émirat voisin (ce n’était pas encore un royaume) afin d’y mater tout début d’insurrection chiite.

Lors de l’intifada de 1994-1995, on a parfois évoqué la présence de telles unités, mais cela ne s’est pas (du moins à ma connaissance) vérifié. Ces derniers jours, alors que les souks de Manama bruissaient de rumeurs d’envoi de forces saoudiennes dans l’île rebelle, les milieux officiels consentaient à évoquer la présence d’experts saoudiens. Mais aujourd’hui, c’est officiel : telles les armées du Pacte de Varsovie envahissant en août 1968 la Tchécoslovaquie pour mettre fin au Printemps de Prague au nom de la fraternelle solidarité du camp socialiste face aux menées contre-révolutionnaires encouragées par les impérialistes, on voit aujourd’hui les forces d’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis –à l’heure où j’écris ces lignes, il n’est pas question du Koweït ni du Qatar– traverser les 25 kilomètres de bras de mer séparant Bahreïn de la terre ferme pour mettre en œuvre la « doctrine Abdallah de souveraineté limitée » au sein des monarchies du Golfe.

La veille, le roi de Bahreïn, cheikh Hamad Ben Issa Al Khalifa, et son fils Salman, le prince héritier, parlaient de dialogue et de réconciliation. À l’heure où ces généreuses paroles d’espoir étaient prononcées, ils ne pouvaient ignorer l’invasion qui se préparait. De deux choses l’une : ou bien la venue de ces troupes des pays « frères » du Conseil de coopération du Golfe s’est faite à leur demande, et la duplicité dont ils ont fait preuve laissera des traces profondes à Bahreïn, ou bien ils ont été placés devant le fait accompli, un diktat comparable à celui subi par Dubcek lorsqu’il fut sommé de s’expliquer  à Moscou devant Leonid Brejnev, et cela n’augure rien de bon non plus pour les réformes politiques à Bahreïn et la capacité de ses dirigeants à reprendre l’initiative.

La balance est inégale et, dans un premier temps du moins, la force prévaudra. Le prince Nayef, chef de toutes les polices d’Arabie (et désormais de Bahreïn) pourra dire : « l’ordre règne à Manama ». Mais les apparences sont trompeuses. Car la société bahreïnie est habituée à la répression. La structure villageoise et rurale de ce micro-pays en font un territoire impossible à contrôler complètement. À peine a-t-on plaqué un couvercle sur un village en ébullition que c’est le village voisin qui reprend le flambeau. Les forces saoudiennes ne sont pas rompues aux techniques de maintien de l’ordre en gardant le sens de la mesure. Sans aucun doute, il y aura des morts, le meilleur carburant de toute insurrection, spécialement dans le monde chiite, prompt à célébrer les martyrs pour nourrir un désir de revanche inassouvi. La tension va monter dans la perspective du 27 mars, l’arbaïn (quarantième jour de la mort ) des premiers martyrs du printemps de Manama. Et par un intéressant phénomène de vases communicants, si les forces de répression peuvent traverser le pont d’ouest en est, les idées subversives peuvent faire le chemin inverse et gagner la communauté chiite concentrée dans la province orientale de l’Arabie.

C’est un bien dangereux cadeau que viennent d’offrir les pays du Conseil de coopération du Golfe à la monarchie bahreïnie. Mais les Saoudiens, qui sont à la manœuvre, ne sont absolument pas prémunis contre l’effet boomerang de cette désolante initiative.

Olivier Da Lage


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Golfe : en perte d’altitude, les altesses lâchent du lest

Posted in Moyen-Orient by odalage on 13 mars 2011

Le secrétaire américain à la Défense a appuyé là où ça fait mal : de passage à Manama samedi, Robert Gates a tenu à ses interlocuteurs de la dynastie Al Khalifa un langage qui ne leur laisse guère d’échappatoire : « Je leur ai dit que nous n’avons aucune preuve suggérant que l’Iran ait initié l’une ou l’autre des révolutions populaires ou des manifestations dans la région, a-t-il dit en évoquant ses entretiens avec le roi Hamad et le prince héritier Salman. Mais il y a des preuves tangibles que si la crise se prolonge, et tout particulièrement à Bahreïn, les Iraniens cherchent des moyens de l’exploiter et de créer des problèmes. Alors je leur ai dit : dans ce cas, le temps n’est pas votre allié ». Et Robert Gates d’enfoncer le clou : « Je leur ai dit que je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir un retour à la situation d’avant dans la région (…) L’heure est au changement, et il peut être conduit, ou imposé. (…) Dans les circonstances présentes, (…) de petits pas ne seraient probablement pas suffisants (…). Une réforme réelle est nécessaire ». Pour que tout soit clair, le secrétaire à la Défense a également indiqué que le mouvement de révolte ne menaçait pas les intérêts américains à Bahreïn qui abrite le quartier général de la Ve flotte de l’US Navy.

Traduction libre : « ouvrez rapidement votre système politique à l’opposition, sinon, c’est l’Iran qui s’en chargera, ce qui ne fera ni vos affaires, ni les nôtres. Vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas été prévenus ».

Message reçu 5 sur 5 : le jour même, le prince héritier a relancé son appel au dialogue à l’adresse de l’opposition, indiquant que lorsqu’à l’issue du dialogue, ils seraient parvenus à un accord, cet accord serait soumis à référendum. Apparemment divisée sur la réponse à apporter, l’opposition continue cependant d’exiger la démission du gouvernement, et notamment du premier ministre, Cheikh Khalifa, en poste depuis 1971.

Non loin de là, au sultanat d’Oman, le sultan Qabous, au pouvoir depuis qu’il a renversé son père en 1970 et qui concentre presque tous les pouvoirs entre ses mains, a annoncé ce dimanche de confier au conseil consultatif « les pouvoirs législatifs et ceux de contrôle ». Parallèlement, le sultan a annoncé que d’ici un mois, une commission proposerait un amendement à la constitution  confiant les pouvoirs législatifs à l’assemblée consultative, qui, de ce fait, cesserait d’être simplement pour devenir législative. Si cette intention se concrétise – et Qabous parle rarement à la légère – c’est une véritable révolution dans ce pays, où l’information circule mal. C’est certainement l’indice que le sultan a pris la mesure du mécontentement de la population, que les quelques manifestations de ces derniers jours ne suffisent sans doute pas à caractériser, et que ce mécontentement doit être très profond. Car si les monarchies saoudienne, koweïtienne ou bahreïnie sont des oligarchies familiales, dans le cas d’Oman, il s’agit d’un véritable monarque, au sens premier du terme : le pouvoir procède d’un seul homme. Le changement annoncé n’en est donc que plus spectaculaire.

Reste que l’annonce des réformes et les largesses financières destinées à calmer les tensions sociales n’empêchent pas les pouvoirs en question de continuer à réprimer, ainsi qu’on l’a vu notamment en Arabie Saoudite et à Bahreïn. Conjuguer la carotte et le bâton demande un savoir-faire et un doigté dont ces monarchies n’ont pas toujours fait preuve. L’heure du choix est venu et le message, de Robert Gates était on ne peut plus clair : le temps des faux-semblants est passé.

Olivier Da Lage

Bahreïn : dissensions chez les Al Khalifa ?

Posted in Moyen-Orient by odalage on 20 février 2011

Qui décide véritablement à Bahreïn ? L’alternance de déclarations conciliantes et de répression brutale est-elle le reflet d’une indécision des dirigeants du royaume, ou l’indice que les principaux membres de la famille régnante s’opposent sur la conduite à tenir ?

La réponse à cette question tient de la kremlinologie. Les intéressés mis à part, personne ne peut avec certitude répondre à cette question. Il n’empêche que de nombreux indices suggèrent un affrontement entre deux lignes au sommet de l’État.   Le roi cheikh Hamad et le prince héritier, cheikh Salman prôneraient, dans une certaine mesure, le dialogue politique avec l’opposition, tandis que le premier ministre, cheikh Khalifa, ainsi que d’autres membres de la famille, incarneraient la ligne dure pour laquelle aucun compromis n’est possible avec une opposition qui, au fond, sous couvert de revendications démocratiques, ne chercherait qu’à abattre le régime et ses dirigeants.

Un retour en arrière s’impose. Depuis l’indépendance, Bahreïn était dirigé par une troïka. L’émir, cheikh Issa, petit personnage débonnaire et apprécié des expatriés occidentaux à qui il ouvrait sa plage privée le vendredi, ne s’intéressait guère à l’exercice du pouvoir et n’était pas réputé pour sa finesse politique. En pleine crise des otages de l’ambassade américaine de Téhéran en 1980, il avait confié à la consule de France qu’à la place du président Carter, il bombarderait l’Iran. Son aspect avenant ne devait pas faire illusion : cheikh Issa n’avait aucune indulgence pour l’opposition chiite et laissait la bride sur le cou à l’appareil répressif organisé et dirigé par des officiers britanniques. Pour la politique, il fallait voir son frère, le premier ministre.

Cheikh Khalifa, chef du gouvernement depuis l’indépendance (1971) a quant à lui la passion de l’État et des affaires. Et il mélange souvent les deux, au grand dam des hommes d’affaires évincés des marchés les plus lucratifs au profit des sociétés que contrôle son homme lige, le Palestino-bahreïnien Jamil Wafa. Sur le plan politique, cheikh Khalifa est partisan d’une ligne dure contre l’Iran, et d’une alliance étroite avec l’Irak de Saddam Hussein et l’Arabie Saoudite. Khalifa exerce un étroit contrôle sur les forces de sécurité et l’appareil répressif, mais pas sur l’armée.

L’armée est la prérogative de cheikh Hamad, le prince héritier, commandant en chef des forces de défense de Bahreïn (BDF en anglais).

Si les photos des trois dirigeants sont accrochés dans tous les bureaux, privés et publics, l’image d’unité que donne cette trinité est trompeuse : de vifs désaccords opposent le prince héritier à son oncle, et c’est l’un des secrets les moins bien gardés de Manama. Les enjeux de cette mésentente sont inconnus, mais leur opposition alimente la chronique dans les dîners en ville et la rumeur inquiète le ministère de l’information, qui met en garde journalistes locaux et étrangers contre ces « mensonges ». L’émir passe pour être d’accord avec son fils mais ne pas vouloir ni oser s’opposer à son frère.

A la mort de cheikh Issa, en mars 1999, cheikh Hamad devient le nouvel émir. Il conserve son oncle à la tête du gouvernement, mais on ne tarde pas à constater que le navire a changé de capitaine : le nouvel émir décrète une amnistie, fait rentrer les exilés, autorise les mouvements politiques, fait approuver par référendum une charte nationale, promulgue une nouvelle constitution et organise des élections parlementaires. Le système est très imparfait, d’un point de vue démocratique, mais le progrès en matière de libertés et de droits de l’Homme est indiscutable. Depuis deux ou trois ans, cependant, la fermeture de l’espace politique, le retour de la répression et des arrestations dénotait soit une conversion du roi aux idées répressives de son oncle, soit une influence croissante de celui-ci, soit les deux à la fois.

C’est pourquoi, même si la brutalité avec laquelle les manifestations du 14 février ont été réprimées a pu surprendre, la répression elle-même était, si l’on ose dire, dans l’ordre des choses. En revanche, l’intervention télévisée du roi, le lendemain, dans laquelle il déplorait les morts, offrait ses condoléances aux familles des victimes et annonçait la formation d’une commission d’enquête, était troublante. Encore plus troublante fut la violence avec laquelle les forces de l’ordre ont attaqué le 17 février à l’aube les manifestants qui dormaient sur le rond-point de la Perle, devenu l’équivalent bahreïnien de la place Tahrir du Caire, avant de tirer  à balle réelle sur la foule, alors même qu’elle évacuait la place.

Enfin, la nouvelle intervention du roi, le 19 février, appelant au dialogue avec l’opposition et confiant ce dialogue à son fils, suivi de l’ordre donné par ce dernier à l’armée, puis à la police de se retirer de la place de la Perle, autorisant les manifestants à y demeurer autant qu’ils le veulent, n’a fait qu’ajouter à la confusion.

Entretemps, il est vrai, le président Obama a eu longuement cheikh Hamad au téléphone, et, au vu des déclarations publiques du président américain et de sa secrétaire d’État Hillary Clinton, on imagine que le langage tenu  a dû être ferme et sans ambiguïté.

Celui que l’on entend jamais, en revanche, c’est le premier ministre. Cheikh Khalifa agit, il ne parle pas. Pourtant, même si les États-Unis lui ont un peu forcé la main, il est possible que cheikh Hamad ait trouvé son salut dans les pressions américaines.

Si cette hypothèse se vérifiait (et à ce stade, ce n’est qu’une hypothèse), cela renforcerait la position du roi et du prince héritier face au premier ministre et à ceux qui, autour de lui, ne cessent de prôner l’intransigeance face aux revendications de l’opposition, quelles qu’elles soient. C’est très certainement l’une des raisons pour laquelle cheikh Ali Salman, le jeune et brillant leader d’Al Wefaq, le principal mouvement d’opposition, s’est bien gardé de rejeter la main tendue et l’offre de dialogue du souverain, même s’il assortit de conditions son acceptation. On peut également voir un signe favorable dans le fait que les pays voisins, même l’Arabie saoudite, parlent aussi désormais de dialogue, alors que nul n’ignore que Ryad a poussé le régime bahreïnien à mater sans faiblesse les manifestants.

Si l’on a entendu certains de ces derniers criaient « à mort les Al Khalifa », d’autres scandaient « ni sunnites, ni chiites, seulement Bahreïniens ». Tous demandent en revanche la démission du gouvernement et le renvoi du Premier ministre.

Ce que cheikh Hamad n’a pas réussi à faire en 1999 –la mise à l’écart de son oncle– va peut être pouvoir se faire avec l’aide des opposants et des Américains. Mais s’il est âgé et impopulaire, cheikh Khalifa est aussi un redoutable animal politique et n’a peut-être pas dit son dernier mot. S’il donne aux forces de sécurité l’ordre de réprimer à nouveau les manifestants, il aura administré la preuve que le roi et le prince héritier ne contrôlent pas l’appareil d’État. Et la crise bahreïnienne s’enfoncerait dans une spirale dont nul ne peut prédire l’issue.

Olivier Da Lage

Lire aussi :

Bahreïn: l’excuse iranienne ne fonctionne plus

Coopération régionale et obsession de la sécurité

Golfe : le Jeu des six familles, (en collaboration avec Gérard Grzybek) Autrement, 1985. Télécharger au format pdf (16,6 Mo)

Interview sur Radio-Orient (21 févier 2011)

Débat sur France 24 : Arabie: peur sur le royaume (première partie et deuxième partie)

interview sur Radio-Orient (3 mars 2011)

Interview sur le site de TV5 (9 mars 2011)

Yémen : guerre nouvelle, ressorts anciens

Posted in Moyen-Orient by odalage on 10 novembre 2009

« Le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen », aurait déclaré Ibn Saoud, le fondateur de l’Arabie saoudite à ses fils rassemblés autour de son lit de mort en 1953. Authentique ou apocryphe, l’anecdote est répétée avec gourmandise par les Yéménites de toute condition, pour souligner la crainte qu’inspire ce pays beaucoup plus pauvre que son grand voisin, mais aussi peuplé.

Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à voir l’aviation saoudienne intervenir militairement contre les rebelles « houthistes » dans la zone frontalière de Saada en invoquant une « stratégie iranienne » pour justifier son action. Une intervention qui rappelle un précédent fâcheux : l’intervention saoudienne aux côtés des royalistes yéménites après la révolution de 1962. Cela n’a laissé de bons souvenir ni aux Yéménites, ni aux Saoudiens. Ces derniers ont dû se résigner à l’existence d’une république à leur flanc sud, tout en intervenant activement pour déstabiliser son gouvernement par le financement des tribus.

L’un de leurs partenaires et client traditionnel était le cheikh Abdallah Al Ahmar, chef de la puissante confédération tribale des Hached, dominante au nord du Yémen, et notamment dans la zone de Saada. Quelques rappels pour fixer les idées : Abdallah Al Ahmar, bien que conservateur, est toujours resté républicain et son soutien a été décisif dans le succès des républicains face aux royalistes lors de la guerre de 1962 et par la suite ; Abdallah Al Ahmar a toujours su accepter les prébendes saoudiennes sans devenir un agent saoudien ; il a longtemps présidé le parlement et son parti, Al Islah. Un parti islamiste, mais dont il représentait l’aile pragmatique. Enfin, le président Ali Abdallah Saleh, arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire en 1978, appartient à cette même confédération tribale des Hached –il est apparenté au clan Al Ahmar– et ne peut véritablement gouverner contre elle.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire la passionnante interview accordée à Gilles Paris dans le Monde (daté du mercredi 11 novembre) par son fils, Hamid Ben Abdallah Al Ahmar. Il n’a que 40 ans, mais auréolé de la puissance que lui confère son héritage tribal, il peut impunément critiquer le chef de l’État, une liberté de ton qui par le passé, a coûté la vie, la liberté ou la santé à nombre d’autres politiciens yéménites : « le Yémen mérite mieux » qu’un régime « devenu source de danger », ose-t-il affirmer.

Déclaration d’opposition ou simple rappel au président yéménite qu’il doit compter avec les tribus ? L’avenir le dira. Ce qui est certain, c’est que l’État ne contrôle rien hors des grandes villes et des axes principaux. En 1992, me rendant en taxi à Saada en compagnie de Rémy Leveau, je me rappelle avoir demandé au chauffeur, peu avant d’arriver dans la localité, ce qu’était cette grande bâtisse blanche, à l’écart de la route. C’était en fait une caserne militaire. Mais la réponse du chauffeur de taxi, donnée dans un grand éclat de rire, mérite d’être méditée : « ça, c’est le gouvernement ! », sous-entendant que le pouvoir ne contrôlait rien en dehors de l’enceinte de l’édifice.

La suite ne lui a pas donné tort.

Olivier Da Lage

Voir aussi :

Les rêves brisés de l’unité yéménite (Le Monde diplomatique, juillet 1994)

Le Yémen entre démocratisation et guerre civile (Revue Défense Nationale, février 1993)

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