Le Blog d'Olivier Da Lage

Un monde s’écroule

Posted in Moyen-Orient by odalage on 8 mai 2023

Par Olivier Da Lage

Nous sommes le 18 décembre 1989. Je suis à Mascate, la capitale du sultanat d’Oman qui accueille la réunion annuelle des six chefs d’État du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Depuis sa création en mai 1981 à Abou Dhabi, j’ai couvert presque tous les sommets du CCG, mais alors que je m’étais déjà rendu à plusieurs reprises dans toutes les autres monarchies du Golfe, je n’avais encore jamais mis les pieds sur le territoire omanais. Autrement dit, au-delà des discussions diplomatiques propres à ce sommet, c’est surtout Oman qui m’intéresse.

J’ai pu avoir quelques rendez-vous avec des ambassadeurs en poste à Mascate, mais aujourd’hui, je suis assis dans le bureau de Tony Ashworth, conseiller pour la presse étrangère du ministre de l’information, et j’en suis tout émoustillé. Si son nom ne vous semble pas très omanais, c’est qu’il ne l’est pas. Ashworth est un sujet britannique et il conseille le sultan Qabous depuis le milieu des années 70. Mais chaque chose en son temps : il convient de présenter l’homme qui me fait face, derrière son bureau, où m’a introduit sa secrétaire de toujours, une certaine Rosemary dont j’ai égaré le nom de famille.

[Pour les éléments biographiques qui suivent, je me réfère à l’excellent livre de John Beasant, Oman : The True-Life Drama and Intrigue of an Arab State, Mainstream Publishing, 2002]

 Né en 1921, Anthony Clayton Ashworth s’engage dans l’armée britannique à l’âge de 20 ans. Il en sort en 1962 avec le grade de major des Hussards de la Reine et rejoint la carrière diplomatique qui lui servira de couverture pour son véritable employeur, le MI6. La centrale d’espionnage l’envoie l’année suivante combattre les révolutionnaires à Aden où il restera jusqu’à l’indépendance du territoire en 1967 (les révolutionnaires gagnent parfois), puis il rejoint un autre territoire britannique, Hong Kong (que la Couronne devra à son tour quitter, mais bien plus tard). Retour à Londres avant de repartir cette fois à Beyrouth, et en 1974, il est envoyé dans le Dhofar, la riche et turbulente province occidentale du sultanat d’Oman en pleine rébellion contre Mascate, pour assister un « diplomate » britannique chargé de conseiller sur l’avenir du Dhofar le tout jeune sultan qui a renversé son père quatre ans auparavant.

Son autorité (militaire) et son sens de l’organisation sont remarqués à la Cour de Mascate et on lui propose un poste de conseiller de presse auprès du sultan. Le Foreign Office ne fait rien pour le retenir, et le MI6 encore moins : il est toujours utile d’avoir l’un des siens au cœur du pouvoir omanais. Chargé de la presse étrangère, il a la haute main sur les visas et les accorde au compte-gouttes. Les journalistes présumés hostiles se voient systématiquement refuser l’entrée du territoire, quant aux autres, ils sont sous étroite surveillance et savent ce qu’ils doivent (et ne doivent pas) écrire s’ils ont l’intention de revenir un jour dans le pays.

Son bureau, de taille modeste et meublé à l’anglaise, ne rend pas justice à sa réputation. Devant moi, l’impitoyable espion-conseiller de presse revêt le déguisement d’un vieux monsieur fatigué qui s’interrompt poliment pour laisser le temps à Rosemary de déposer un plateau avec deux tasses et une théière couverte d’un tea cosy.

Surmontant mon appréhension, je pose quelques questions sur Oman et le Conseil de coopération du Golfe auquel il répond d’une façon qui m’apparaît mécanique : il a dû, cent fois ou davantage, expliquer la position omanaise sur l’Iran, le Golfe les Américains, et de fait, rien de ce qu’il dit n’est très nouveau pour moi. On passe à l’Irak, puis au Yémen du Sud, le turbulent voisin révolutionnaire avec lequel une route, perçant la montagne en un défilé artificiel, vient d’être inaugurée (je l’ai moi-même visitée quelques jours auparavant).

Tony Ashworth s’interrompt pour me poser une question.

– Avez-vous suivi ce qui se passe en Roumanie ?

J’ai, en effet, entendu parler des manifestations contre la terrible Securitate qui se produisent depuis deux jours à Timisoara et tout le monde a souligné que les manifestants ne semblent pas impressionnés par la répression policière, ce qui apparaît impensable dans l’une des dictatures les plus féroces d’Europe de l’Est. Le mois précédent, le mur de Berlin est tombé et visiblement, cela donne des idées à d’autres. C’est certain, cet anticommuniste viscéral qui a passé toute sa vie de militaire et d’espion à combattre les Soviétiques et leurs alliés va maintenant se réjouir bruyamment de ce tournant de l’Histoire qui lui donne enfin raison.

Mais non. Rien n’aurait pu me préparer à ce qui a suivi. Je reproduis ici les notes que j’ai prises frénétiquement afin de ne rien oublier de cet extraordinaire moment.

Tony Ashworth :

« Ce qui se passe est terrible. L’effondrement apparent des systèmes communistes à l’Est menace de faire s’effondrer la discipline sociale. À l’Ouest, tant qu’il y avait une menace soviétique, les libéraux de gauche n’osaient pas s’en prendre aux gouvernements en place. Plus rien ne les retient à présent. À l’Est, on ne craint plus la police qui exerçait un certain contrôle sur les mœurs. Maintenant, les pays d’Europe de l’Est risquent d’emprunter à l’Occident ses pires défauts : la liberté sexuelle, la violence dans les rues, la drogue, le fait de s’habiller de façon débraillée. Maintenant, on s’habille n’importe comment pour aller dîner ; avant, on mettait un costume. Ce n’était peut-être pas confortable, mais on respectait une certaine discipline sociale. À Oman, il y a une discipline sociale ! Nous n’avons pas de touristes qui font l’amour sur les plages ! ».

L’imprécateur se tait. Il n’est pas en colère, il n’est même pas vindicatif. Il est découragé, impuissant.

Son combat de toute une vie est en train de triompher mais il a le visage d’un vaincu. Sa raison de vivre s’est évadée sans lui en demander la permission. Elle déclare forfait, et lui, manifestement s’apprête à en faire autant. S’il n’y a plus personne à combattre, à quoi bon combattre. Mieux : ces ennemis, ces adversaires, il vient d’exprimer spontanément tout le respect qu’il avait pour eux. Des valeurs partagées, même. Ils n’étaient pas dans le même camp, mais il est évident qu’au fond, il avait davantage en commun avec eux qu’avec ceux qu’il était censé protéger. Y a-t-il pire, au soir de sa vie, que de perdre son idéal ?

Me reviennent en mémoire, en vrac, différents éléments qui semblent se rattacher à ce dont je viens d’être le témoin estomaqué. Le capitaine Drogo, dans le Désert des Tartares, lorsque vient l’heure de la retraite et qu’il s’apprête à quitter la forteresse lointaine où il a passé toute sa vie à guetter l’envahisseur auquel personne ne croyait, voit, avant de partir, à quel point les Tartares sont désormais près de leur but. Mais il ne sera plus là lorsqu’ils attaqueront. (Bon, là, c’est vrai, les Tartares semblent renoncer à attaquer). Ou encore, quelques années plus tôt, Gueorgui Arbatov, le directeur de l’Institut des États-Unis et du Canada, un proche de Gorbatchev, qui déclarait au magazine Time : « Nous allons vous faire quelque chose de terrible. Nous allons vous priver d’ennemi ! ». C’est tout à fait ça. Plus d’ennemi, plus de combat, et donc plus besoin de combattant.

Tony Ashworth, qui a continué à conseiller le sultan Qabous après cela, est probablement décédé aujourd’hui (si c’est le cas, je n’ai pas trouvé la date de son décès. Sinon, il a près de 102 ans).

Mais le monde dans lequel il vivait, lui, est mort en décembre 1989.


Voir aussi :

Le jour où l’ambassadeur d’Arabie Saoudite m’a menacé (14 octobre 2018)

Réflexions sur un scoop inutile (13 avril 2022)

L’enterrement de Khomeiny (1997)

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Une Réponse

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  1. Tsiang Henri said, on 8 mai 2023 at 16:31

    Votre description de cet entretien est absolument passionnante. Il n’est nul besoin d’élaborer sur les ce que Tony Aschworth a eu comme réflexions, tout est limpide. De vivre hors d’Europe permet d’avoir la distance nécessaire pour prendre conscience des mouvements tectoniques en marche affectant tous les domaines dans les pays concernés. Ce témoignage survenant au moment de la chute du mur de Berlin, de Tian An Men, est un éclairage particulièrement intéressant.


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