Un monde s’écroule
Par Olivier Da Lage
Nous sommes le 18 décembre 1989. Je suis à Mascate, la capitale du sultanat d’Oman qui accueille la réunion annuelle des six chefs d’État du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Depuis sa création en mai 1981 à Abou Dhabi, j’ai couvert presque tous les sommets du CCG, mais alors que je m’étais déjà rendu à plusieurs reprises dans toutes les autres monarchies du Golfe, je n’avais encore jamais mis les pieds sur le territoire omanais. Autrement dit, au-delà des discussions diplomatiques propres à ce sommet, c’est surtout Oman qui m’intéresse.
J’ai pu avoir quelques rendez-vous avec des ambassadeurs en poste à Mascate, mais aujourd’hui, je suis assis dans le bureau de Tony Ashworth, conseiller pour la presse étrangère du ministre de l’information, et j’en suis tout émoustillé. Si son nom ne vous semble pas très omanais, c’est qu’il ne l’est pas. Ashworth est un sujet britannique et il conseille le sultan Qabous depuis le milieu des années 70. Mais chaque chose en son temps : il convient de présenter l’homme qui me fait face, derrière son bureau, où m’a introduit sa secrétaire de toujours, une certaine Rosemary dont j’ai égaré le nom de famille.
[Pour les éléments biographiques qui suivent, je me réfère à l’excellent livre de John Beasant, Oman : The True-Life Drama and Intrigue of an Arab State, Mainstream Publishing, 2002]
Né en 1921, Anthony Clayton Ashworth s’engage dans l’armée britannique à l’âge de 20 ans. Il en sort en 1962 avec le grade de major des Hussards de la Reine et rejoint la carrière diplomatique qui lui servira de couverture pour son véritable employeur, le MI6. La centrale d’espionnage l’envoie l’année suivante combattre les révolutionnaires à Aden où il restera jusqu’à l’indépendance du territoire en 1967 (les révolutionnaires gagnent parfois), puis il rejoint un autre territoire britannique, Hong Kong (que la Couronne devra à son tour quitter, mais bien plus tard). Retour à Londres avant de repartir cette fois à Beyrouth, et en 1974, il est envoyé dans le Dhofar, la riche et turbulente province occidentale du sultanat d’Oman en pleine rébellion contre Mascate, pour assister un « diplomate » britannique chargé de conseiller sur l’avenir du Dhofar le tout jeune sultan qui a renversé son père quatre ans auparavant.
Son autorité (militaire) et son sens de l’organisation sont remarqués à la Cour de Mascate et on lui propose un poste de conseiller de presse auprès du sultan. Le Foreign Office ne fait rien pour le retenir, et le MI6 encore moins : il est toujours utile d’avoir l’un des siens au cœur du pouvoir omanais. Chargé de la presse étrangère, il a la haute main sur les visas et les accorde au compte-gouttes. Les journalistes présumés hostiles se voient systématiquement refuser l’entrée du territoire, quant aux autres, ils sont sous étroite surveillance et savent ce qu’ils doivent (et ne doivent pas) écrire s’ils ont l’intention de revenir un jour dans le pays.
Son bureau, de taille modeste et meublé à l’anglaise, ne rend pas justice à sa réputation. Devant moi, l’impitoyable espion-conseiller de presse revêt le déguisement d’un vieux monsieur fatigué qui s’interrompt poliment pour laisser le temps à Rosemary de déposer un plateau avec deux tasses et une théière couverte d’un tea cosy.
Surmontant mon appréhension, je pose quelques questions sur Oman et le Conseil de coopération du Golfe auquel il répond d’une façon qui m’apparaît mécanique : il a dû, cent fois ou davantage, expliquer la position omanaise sur l’Iran, le Golfe les Américains, et de fait, rien de ce qu’il dit n’est très nouveau pour moi. On passe à l’Irak, puis au Yémen du Sud, le turbulent voisin révolutionnaire avec lequel une route, perçant la montagne en un défilé artificiel, vient d’être inaugurée (je l’ai moi-même visitée quelques jours auparavant).
Tony Ashworth s’interrompt pour me poser une question.
– Avez-vous suivi ce qui se passe en Roumanie ?
J’ai, en effet, entendu parler des manifestations contre la terrible Securitate qui se produisent depuis deux jours à Timisoara et tout le monde a souligné que les manifestants ne semblent pas impressionnés par la répression policière, ce qui apparaît impensable dans l’une des dictatures les plus féroces d’Europe de l’Est. Le mois précédent, le mur de Berlin est tombé et visiblement, cela donne des idées à d’autres. C’est certain, cet anticommuniste viscéral qui a passé toute sa vie de militaire et d’espion à combattre les Soviétiques et leurs alliés va maintenant se réjouir bruyamment de ce tournant de l’Histoire qui lui donne enfin raison.
Mais non. Rien n’aurait pu me préparer à ce qui a suivi. Je reproduis ici les notes que j’ai prises frénétiquement afin de ne rien oublier de cet extraordinaire moment.
Tony Ashworth :
« Ce qui se passe est terrible. L’effondrement apparent des systèmes communistes à l’Est menace de faire s’effondrer la discipline sociale. À l’Ouest, tant qu’il y avait une menace soviétique, les libéraux de gauche n’osaient pas s’en prendre aux gouvernements en place. Plus rien ne les retient à présent. À l’Est, on ne craint plus la police qui exerçait un certain contrôle sur les mœurs. Maintenant, les pays d’Europe de l’Est risquent d’emprunter à l’Occident ses pires défauts : la liberté sexuelle, la violence dans les rues, la drogue, le fait de s’habiller de façon débraillée. Maintenant, on s’habille n’importe comment pour aller dîner ; avant, on mettait un costume. Ce n’était peut-être pas confortable, mais on respectait une certaine discipline sociale. À Oman, il y a une discipline sociale ! Nous n’avons pas de touristes qui font l’amour sur les plages ! ».
L’imprécateur se tait. Il n’est pas en colère, il n’est même pas vindicatif. Il est découragé, impuissant.
Son combat de toute une vie est en train de triompher mais il a le visage d’un vaincu. Sa raison de vivre s’est évadée sans lui en demander la permission. Elle déclare forfait, et lui, manifestement s’apprête à en faire autant. S’il n’y a plus personne à combattre, à quoi bon combattre. Mieux : ces ennemis, ces adversaires, il vient d’exprimer spontanément tout le respect qu’il avait pour eux. Des valeurs partagées, même. Ils n’étaient pas dans le même camp, mais il est évident qu’au fond, il avait davantage en commun avec eux qu’avec ceux qu’il était censé protéger. Y a-t-il pire, au soir de sa vie, que de perdre son idéal ?
Me reviennent en mémoire, en vrac, différents éléments qui semblent se rattacher à ce dont je viens d’être le témoin estomaqué. Le capitaine Drogo, dans le Désert des Tartares, lorsque vient l’heure de la retraite et qu’il s’apprête à quitter la forteresse lointaine où il a passé toute sa vie à guetter l’envahisseur auquel personne ne croyait, voit, avant de partir, à quel point les Tartares sont désormais près de leur but. Mais il ne sera plus là lorsqu’ils attaqueront. (Bon, là, c’est vrai, les Tartares semblent renoncer à attaquer). Ou encore, quelques années plus tôt, Gueorgui Arbatov, le directeur de l’Institut des États-Unis et du Canada, un proche de Gorbatchev, qui déclarait au magazine Time : « Nous allons vous faire quelque chose de terrible. Nous allons vous priver d’ennemi ! ». C’est tout à fait ça. Plus d’ennemi, plus de combat, et donc plus besoin de combattant.
Tony Ashworth, qui a continué à conseiller le sultan Qabous après cela, est probablement décédé aujourd’hui (si c’est le cas, je n’ai pas trouvé la date de son décès. Sinon, il a près de 102 ans).
Mais le monde dans lequel il vivait, lui, est mort en décembre 1989.
Voir aussi :
Le jour où l’ambassadeur d’Arabie Saoudite m’a menacé (14 octobre 2018)
Réflexions sur un scoop inutile (13 avril 2022)
L’enterrement de Khomeiny (1997)
Réflexions sur un scoop inutile
Par Olivier Da Lage
Depuis plus de quarante ans que je pratique le journalisme, j’ai fait toutes sortes de choses : très intéressantes, moyennement intéressantes et pas intéressantes du tout. Il m’est arrivé – parfois, pas très souvent – de publier des informations exclusives, ce qu’on appelle des scoops. La vérité oblige à dire que dans la plupart du temps, ce n’est un scoop que parce que l’on grille la concurrence de quelques heures, voire de quelques dizaines de minutes. C’est toujours satisfaisant pour l’amour-propre mais si l’on y réfléchit bien, dans la plupart des cas, cela n’a pratiquement aucune importance. Je n’en ai donc pas gardé le souvenir, à une exception près.
Je n’exagère pas en affirmant que ce scoop est ce dont je suis le plus fier à l’échelle de ma carrière journalistique. Son autre caractéristique est qu’à part moi, personne ne s’en souvient plus alors qu’il aurait pu changer la face du monde. J’exagère ? Voire ! Le 20 juillet 1990, dans deux papiers différents diffusés sur l’antenne de RFI, j’ai indiqué qu’il y avait une probabilité élevée d’une intervention militaire irakienne au Koweït. Le 20 juillet, autrement dit treize jours avant l’invasion, mais également cinq jours avant la fameuse rencontre entre Saddam Hussein et l’ambassadrice américaine April Glaspie que les tenants de la théorie du piège (الفخ) considèrent comme le moment où les États-Unis ont sournoisement fait croire au président irakien qu’ils ne bougeraient pas en cas d’invasion, afin de mieux casser le seul régime arabe qui leur tenait tête. Cinq jours avant.
Je ne suis pas voyant et je ne disposais pas d’accès aux documents secrets de la CIA ni d’un quelconque autre service de renseignements. Mais des informations, il y en avait. Il suffisait de les réunir et de les analyser.
Pour moi, tout commence le 17 juillet 1990, à la lecture d’une dépêche de l’Agence France Presse (AFP), qui cite quelques extraits d’un discours prononcé par le chef de l’État irakien à l’occasion du onzième anniversaire de son arrivée au pouvoir. Dans cette intervention radiodiffusée, Saddam Hussein s’en prend violemment à la politique pétrolière de « certains dirigeants arabes dont les politiques sont américaines. […] Ils nous ont poignardés dans le dos avec une lame empoisonnée ». Le président irakien ajoute : « Oh ! Dieu tout-puissant ! Sois témoin que nous les avons avertis [… ] Si les mots ne suffisent pas à nous protéger, nous n’aurons d’autre choix que de recourir à une action efficace pour remettre les choses en ordre et recouvrer nos droits. ».
L’après-midi même, à la garden-party qu’organise chaque année l’ambassadeur d’Irak dans sa résidence, où se presse le tout-Paris politique, diplomatique et journalistique, je demande à tous ceux que je rencontre quel sens, à leur avis, il faut donner à ces propos tout-à-fait inhabituels. Personne n’en sait rien.
Mais le lendemain, sans doute afin de lever toute ambiguïté sur les destinataires de ce message, les médias irakiens publient le texte d’une lettre du ministre irakien des Affaires étrangères Tarek Aziz au secrétaire général de la Ligue arabe. Cette missive, datée du 16 juillet, met directement en cause les émirats arabes unis, et surtout le Koweït. Ce dernier est accusé de voler depuis 1980 le pétrole irakien en pompant dans le gisement de Roumaïla qui se trouve dans la zone frontalière ; l’Irak demande à être remboursé par le Koweït de 2,4 milliards de dollars, soit la valeur du pétrole « volé ». L’Irak accuse ensuite le Koweït et les EAU d’avoir délibérément inondé le marché pétrolier pour faire baisser les cours dans le cadre d’une politique « anti-irakienne et antiarabe ». Tarek Aziz reproche enfin au Koweït de refuser l’annulation de la dette irakienne à son égard. Bref, pour toutes ces raisons, « le comportement du gouvernement koweïtien équivaut à une agression militaire ».
Là, les choses deviennent tout de suite plus claires. Au Koweït même, le premier ministre, Cheikh Saad, prédit une intervention militaire dans la zone de Roumaïla et sur les îles de Warba et Boubiyan. Seul, le ministre de la Justice, Dhari Al Othman, estime que le mémorandum irakien n’est qu’un début et que, libéré de sa guerre avec l’Iran, l’Irak pourrait réactiver ses prétentions territoriales sur l’émirat.
Un retour en arrière s’impose.
La Grande-Bretagne accorda son indépendance à l’émirat le 19 juin 1961. Six jours plus tard, le général Qassem, qui dirigeait alors l’Irak, revendiqua la principauté comme « partie intégrante de l’Irak ». Devant la menace qui pesait sur le nouvel état, l’émir fit appel à l’assistance des troupes britanniques qui débarquèrent le 1er juillet pour dissuader l’Irak d’intervenir. La Ligue arabe apporta son soutien au Koweït et des soldats arabes relevèrent les soldats britanniques. Mais ce n’est qu’en 1963, après le renversement de Qassem, que l’Irak reconnut formellement « l’indépendance et la souveraineté totale » du Koweït. La question des frontières n’était cependant pas réglée et, en mars 1973, les soldats irakiens firent une incursion au Koweït. Une médiation arabe permit d’éviter que l’incident ne dégénère en conflit armé.
Le texte signé en 1963 par le président irakien Hassan el Bakr et l’émir du Koweït, Cheikh Abdallah Al Salem Al Sabah, ne fut cependant jamais ratifié par l’Irak qui continuait de contester les frontières. L’accord fait en effet référence à un échange de lettres datant de 1932, lorsque l’Irak accéda à l’indépendance, entre le Premier ministre irakien Nouri Saïd et l’émir du Koweït, Cheikh Ahmed Al Sabah, dans lesquelles il est fait référence à un autre échange de correspondance en 1923, cette fois entre le haut-commissaire britannique en Irak sir Percy Cox et Cheikh Ahmed. Or, cet échange de 1923 auquel se réfèrent tous les textes successifs indiquent clairement la souveraineté koweïtienne sur les îles de Warba et Boubiyan.
Même après avoir reconnu du bout des lèvres l’indépendance de l’émirat, aucun dirigeant de l’Irak post-monarchique n’a jamais renoncé aux prétentions irakiennes sur ces deux îles. Durant toute la guerre irako-iranienne, Bagdad n’eut de cesse de demander au Koweït la cession de ces îles. Depuis le blocage du Chatt el-Arab, c’est-à-dire depuis le début du conflit, le seul débouché maritime de l’Irak était le chenal de Khor Abdallah qui, passant entre la péninsule de Fao et les îles de Warba et Boubiyan, menait à la seule base navale irakienne, Oum Qasr. Or, l’Irak, qui se considère comme un pays du Golfe, a toujours durement ressenti le fait de ne disposer que d’une étroite bande de terre côtière d’une soixantaine de kilomètres pour toute façade maritime. Bagdad, qui avait besoin de l’aide financière du Koweït et des facilités de transit pour acheminer vivres et armements par la route via l’émirat, n’exigeait plus la cession des deux îles, mais en demanda le prêt, puis à partir de 1984 leur location pour un bail de vingt ans. Ayant des doutes quant aux intentions à long terme d’un aussi puissant locataire, les dirigeants koweïtiens refusèrent avec constance, d’autant que l’Iran les avait avertis que la cession de Boubiyan à l’Irak serait pour Téhéran un casus belli. De surcroît, Bagdad refusait toujours de régler définitivement le litige frontalier. Afin de réaffirmer la souveraineté koweïtienne sur Boubiyan, le gouvernement koweïtien fit ériger à grands frais en 1983 un pont rattachant l’île inhabitée à la terre ferme. Un tel projet existait pour Warba. La fin de la guerre ne mit pas un terme à la dispute, bien au contraire. En février 1989, moins de six mois après le cessez-le-feu, le Premier ministre et prince héritier Cheikh Saad Abdallah se rendit à Bagdad avec l’espoir de parvenir à un accord définitif sur le tracé des frontières. La visite se passa fort mal. Les dirigeants irakiens reprochèrent à l’émir du Koweït de ne pas s’être précipité en Irak pour féliciter Saddam Hussein de sa « victoire », ils exigèrent du Koweït l’annulation de la dette irakienne à son égard et ne montrèrent aucun empressement à résoudre le différend frontalier.
Lorsque l’on met bout-à-bout les perles que constituent le discours du 17 juillet, la lettre de Tarek Aziz du 16 juillet, les différents pendants depuis la fin de la guerre Iran-Irak, et le contexte des deux tentatives d’invasion ratées de 1961 et 1973, le collier commence à prendre forme : l’Irak ne bluffe pas, il n’est pas en train de faire de la gonflette pour tendre artificiellement les prix du pétrole à l’approche de la réunion de l’OPEP à Genève du 25 juillet : il se prépare réellement à attaquer militairement son petit voisin méridional. C’est sur la base de ces éléments, tous dans le domaine public, que je me suis mis à rédiger ces deux articles diffusés dans les heures qui ont suivi sur les antennes de Radio France Internationale. Sans aucun résultat.
Les gouvernements occidentaux et la plupart des éditorialistes se sont laissés convaincre par les dirigeants arabes (Hussein de Jordanie, Yasser Arafat, Hosni Moubarak, notamment) qu’il ne s’agissait que d’un nuage d’été et d’une brouille passagère comme il en existe tant entre les pays arabes et qu’ils se faisaient fort de réconcilier Koweïtiens et Irakiens. L’invasion du 2 août 1990 a montré qu’il n’en a rien été et le reste appartient désormais à l’histoire.
Livrons-nous, quelques instants, à un exercice futile : que se serait-il passé si mes papiers étaient tombés dans l’oreille de quelque décideur gouvernemental français qui, à son tour, aurait alerté ses alliés en Europe et aux États-Unis afin d’empêcher Saddam Hussein de mettre en œuvre ses funestes projets ?
Des centaines de milliers, probablement des millions de vies, auraient été épargnées ; des centaines de milliards de dollars n’auraient pas été dissipés en fumée dans les dépenses de la guerre (des guerres, en fait) et dans le manque à gagner de l’économie irakienne dévastée pour des décennies, tandis que les puits de pétrole koweïtiens étaient à rebâtir ; peut-être même l’État islamique (Daesh), né de la frustration d’anciens officiers baathistes alliés aux jihadistes, n’aurait-il jamais vu le jour, pas davantage qu’Al Qaïda, dont le développement s’est nourri de la présence militaire américaine sur le sol saoudien après l’invasion du Koweït par l’Irak.
Arrêtons-là : cette réalité alternative, comme dans les romans de science-fiction, n’a jamais existé et n’existera jamais. Mais il n’est pas complètement absurde d’imaginer qu’elle aurait pu prendre corps, si ce scoop avait été pris au sérieux par ceux qui auraient dû le faire, mais qui ne l’ont pas fait, le laissant à l’état de scoop inutile, complètement inutile.
Il y a 40 ans, la naissance du Conseil de coopération du Golfe
Le 26 mai 1981, les six monarchies pétrolières de la Péninsules arabique créaient le Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Abou Dhabi. Jeune correspondant dans le Golfe pour plusieurs médias français, j’ai alors couvert cet événement. Quelques années plus tard, j’en ai fait le récit dans le livre que j’ai publié en 1985 avec Gérard Grzybek, Golfe, le jeu des six familles. Voici le chapitre consacré à cet épisode.
Par Olivier Da Lage
Un syndicat de dynasties
«Nous sommes une part de gâteau très appétissante. Il y a beaucoup de gens qui voudraient en avoir une tranche.»
Mohammed ABDO YAMANI, ministre saoudien de l’Information, Newsweek, 6 mars 1978
Ce mardi 26 mai 1981, six hommes se congratulent dans une salle de l’hôtel Intercontinental d’Abou Dhabi, isolé du monde par d’imposantes forces de sécurité. S’ils n’étaient liés, en tant que chefs d’État musulmans, par certaines obligations, nul doute qu’ils sableraient le champagne. A eux seuls, ils représentent plus de la moitié de la production de l’OPEP, et un revenu moyen par habitant qui est le plus élevé du monde. Avec la bénédiction de la Ligue arabe, représentée par son secrétaire général Chadli Klibi, et de l’Organisation de la conférence islamique, personnifiée par Habib Chatty, les souverains d’Arabie Saoudite, de Bahreïn, de Qatar, des Émirats arabes unis, du Koweït et du Sultanat d’Oman viennent de créer le Conseil de coopération du Golfe arabe, qui sera plus connu sous l’appellation de Conseil de coopération du Golfe (CCG). Entre ces hommes, il y a beaucoup de non-dit. Des décennies de luttes d’influence entre cheikhs de tribus voisines et concurrentes, luttant pour l’hégémonie sur une région. Puis, lorsque la manne pétrolière fait son apparition, combattant âprement pour une délimitation des frontières à leur profit. Ce fut le cas de l’oasis de Bouraymi, que se disputèrent Oman, l’Arabie et ce qui devait devenir la Fédération des Émirats arabes unis.
Des meurtres, des alliances, des trahisons ont jalonné ce siècle d’histoire de la Péninsule arabique. Des querelles religieuses sont venues se surajouter aux disputes tribales, les wahhabites cherchant à imposer leur influence sectaire à toute la Péninsule, et se heurtant, en dehors de l’Arabie Saoudite et de Qatar, à la résistance des populations, notamment celle de Koweït, quand ce n’est pas à la franche hostilité de cette secte « hérétique » des kharijites ibadites qui domine Oman.
Ils sont là tous les six. Zayed, le grand bédouin, désormais chef incontesté de la Fédération, qui a fini par triompher de son rival Rachid, le cheikh de Dubaï. Il est l’hôte de ce sommet et se fait appeler « monsieur le président ». Authentique homme du désert, né en 1918, Cheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan a connu la faim dans sa jeunesse. Comme les bédouins avec lesquels il a passé les vingt premières années de sa vie, il parle un arabe qui ferait honte à un citadin éduqué : lors de ses conférences de presse, un assistant répète en arabe classique les paroles exprimées d’une voix sourde avec l’accent bédouin du chef de l’État. Mais Zayed est loin d’être un nomade ignorant. II veut avoir une vision à long terme de l’avenir de son peuple ; « le pétrole, Allah me l’a donné, Allah peut me le reprendre », répète-t-il souvent, l’air songeur. Mais il ne reste pas assis sur ses caisses d’or comme le faisait, dit-on, son frère Chakhbout, émir avant lui, dont la pingrerie était proverbiale. Cette avarice a été déterminante dans le déclenchement, en 1966, d’une révolution de palais au cours de laquelle la famille l’a forcé à laisser la place à Zayed, le conciliateur généreux. Zayed paraît à l’aise aussi bien avec la tradition qu’avec le monde moderne. Homme de synthèse, ce chef d’État peut disparaître un mois au Pakistan pour se livrer à la chasse au faucon, le noble sport bédouin par excellence, sans qu’aucun événement, quelle que soit sa nature ou sa gravité, puisse le faire revenir à Abou Dhabi. De même, pour rien au monde Zayed ne manquerait la course de chameaux annuelle de Ryad. Tous ses invités de marque ont du reste droit à passer un après-midi sur un champ de courses pour voir s’affronter les chameaux des différentes écuries, à travers les longues jumelles que leur prête obligeamment Cheikh Zayed. En période de sécheresse, on le voit également diriger des prières pour la pluie, ou danser dans les villages en compagnie de ses sujets. C’est un homme simple. Il n’empêche, l’émir d’Abou Dhabi est tout aussi à l’aise avec les grands de ce monde, c’est un leader de stature internationale, qui émaille ses entretiens diplomatiques, tout comme ses interviews, de paraboles et de proverbes arabes, plus ou moins énigmatiques.
De tradition plus commerçante, l’émir du Koweït, Cheikh Jaber Al Ahmed Al Sabah, est plutôt proche de Zayed. Assez grand, il porte comme à l’accoutumée, à son arrivée à l’aéroport d’Abou Dhabi, de larges lunettes noires. Lui aussi se veut diplomate d’envergure mondiale. A ce sommet, il représente le seul des six pays à entretenir des relations avec le bloc socialiste et, trois mois plus tôt, il vient d’organiser des élections législatives pour réactiver le parlement que son prédécesseur avait dissous en 1976. Jaber n’est pas disposé à se laisser impressionner par la puissance wahhabite. Après tout, c’est du Koweït, où il avait trouvé refuge grâce à la munificence des Al Sabah, que Ibn Saoud a lancé en 1902 1’expédition qui lui a permis de conquérir le Nejd et sa capitale Ryad. Près de deux siècles plus tôt, les Al Sabah avaient offert l’asile à leurs cousins Al Khalifa qui s’apprêtaient à reprendre Bahreïn aux Perses. Cela fait deux dynasties qui sont redevables de leur trône aux Al Sabah.
Cheikh Isa bin Salman Al Khalifa, le petit émir de Bahreïn, n’a pas de ces ambitions planétaires, à l’instar de Jaber ou Zayed. Noble parmi les nobles, à la différence d’un Al Thani de Qatar ou d’un Al Nahyan d’Abou Dhabi, il préside depuis 1961 aux destinées du premier État pétrolier du Golfe — historiquement parlant — côté arabe. Mais aujourd’hui, son pétrole est presque entièrement épuisé, et la richesse de son pays provient bien davantage de la générosité de ses voisins qui acceptent de bon cœur que Bahreïn soit le lieu où se réalisent de grands projets industriels communs. Entièrement dépendant de l’Arabie Saoudite, très anglophile et résolument pro-américain, Cheikh Isa est aussi le plus libéral de tous sur le plan des mœurs, et son pays, qui doit tant à la présence des étrangers, fait beaucoup pour que le séjour à Bahrein leur soit agréable en leur épargnant les habituelles tracasseries religieuses et parareligieuses qu’impose, pour ne citer qu’elle, l’Arabie Saoudite.
Ni diplomate, ni libéral, l’émir de Qatar, Cheikh Khalifa bin Hamad Al Thani, se contente d’être un riche autocrate, se comportant en chef d’entreprise tatillon, régentant toutes les affaires du pays, les grandes comme les petites, pour le plus grand profit de la minorité qatarie qui y réside. Né en 1930, Khalifa, à n’en pas douter, est un travailleur infatigable. Contrepartie de cet acharnement au travail : il déteste déléguer son pouvoir de décision. Ce qui explique que pas un instant Khalifa n’ait songé à promulguer une constitution, et encore moins à faire élire un parlement, à l’instar de Bahreïn ou du Koweït. Son trône, il le doit largement aux Britanniques qui, avant l’indépendance en 1971, imposent à Cheikh Ahmed, alors gouverneur en titre, mais notoirement incapable de diriger un pays, que Khalifa soit nommé Premier ministre et vice-émir. Moins de six mois après, Khalifa profite de ce qu’Ahmed est en voyage en Iran pour le faire déposer par un conseil de famille et prendre sa place.
Bien différent de ces émirs est le sultan Qabous. Petit homme enturbanné, le visage régulier, doux, au teint cuivre qu’ont les Omanais — riches d’une longue histoire de métissage entre Indiens, Arabes et Africains de la Corne -—, ce petit homme aux nerfs d’acier, au collier de barbe poivre et sel, a un port altier. Il se sait isolé. Il a dû faire preuve de fermeté, pour ne pas dire de férocité afin de conserver son trône, menacé par la rébellion du Dhofar. Son voisin, le Sud-Yémen, cherche à le déstabiliser. Sa force de caractère, Qabous en a fait preuve lorsqu’il a évincé son père, le sultan Sa’id bin Taymour, en juillet 1970, par un coup d’État organisé avec l’aide des services secrets britanniques. Dans ce club des puissants du Golfe, il est un peu un membre à part. Seul parmi ses pairs, il s’est fait l’avocat d’une coopération militaire au grand jour avec les États-Unis. Mais Qabous est têtu comme une mule et, sans se soucier des nombreuses critiques, il entretient les meilleurs rapports avec Washington à qui il ouvre toutes grandes ses bases.
Enfin, le vieux roi d’Arabie, Khaled ibn Abdelaziz, l’un des 37 ou 39 fils « légitimes » connus d’Ibn Saoud, qui a succédé à son demi-frère Fayçal après l’assassinat de celui-ci, le 25 mars 1975. Il a le sourire triste et las d’un homme usé, miné par la maladie. Avant même de devenir le roi d’Arabie, Khaled a subi en 1972 et en 1978 une opération à cœur ouvert. En raison de sa mauvaise santé, mais aussi parce que c’est davantage par devoir que par goût qu’il dirige son pays, il délègue les tâches gouvernementales à son demi-frère Fahd, que la presse internationale dépeint invariablement comme « l’homme fort d’Arabie Saoudite ». Homme simple, Khaled n’a pas besoin d’apparat. Par la force des choses, en ce 26 mai 1981 — 26 rajab 1401, dans le calendrier musulman —, le pays fondé par son père est le parrain naturel de toute alliance régionale et son hégémonie est indiscutable. Mais Khaled est bien placé pour savoir à quel point son royaume est un géant fragile : au mois de novembre 1979, il a échappé de peu à l’assassinat et son trône a vacillé lors de l’occupation de la Grande Mosquée de La Mecque.
La révolution islamique : une menace commune
Tout cet héritage fait de déchirements, les six têtes couronnées qui viennent de faire alliance ne peuvent l’oublier. Il est constitutif de leur histoire, de la géopolitique de la Péninsule. Mais aujourd’hui, ce qui les réunit est beaucoup plus fort. Six monarchies pétrolières sont menacées de déstabilisation, en raison à la fois des tensions sociales engendrées par un développement trop rapide, et des convoitises attisées par le formidable pactole qui s’est accumulé, avec l’aide d’Allah, dans leurs nations. Un ennemi avoué s’est déclaré : la République islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny qui ne cesse de faire dénoncer par ses adjoints la « corruption de ces pétro-monarchies tyranniques ». Avec le Conseil de coopération du Golfe, un syndicat de dynasties est né.
L’idée d’une coopération régionale dans le Golfe a fait son chemin. A l’origine, c’est l’Iran qui en était le promoteur, à l’époque de Chah Reza Pahlavi. En 1975, avec l’aide des forces armées iraniennes, le sultan Qabous peut annoncer que la rébellion du Dhofar est écrasée. L’Iran et Oman signent un accord de coopération militaire le 2 décembre 1975 ; l’accord prévoit entre autres le contrôle de la navigation dans le détroit d’Ormuz. A cette date, l’Iran est plus fort que jamais et se pose en « gendarme » régional. D’où l’idée lancée par le Chah d’un pacte de sécurité collective signé par tous les pays riverains du Golfe. Le sultanat d’Oman reprend cette idée, soufflée par son allié iranien, et invite ces pays à se réunir à Mascate pour y discuter de la défense du détroit d’Ormuz. La réunion se tient en novembre 1976 au niveau des ministres des Affaires étrangères. L’Iran y propose une intégration militaire : une force multilatérale placée sous commandement unique serait chargée d’assurer la sécurité externe et intérieure des États signataires. L’idée heurte les Arabes qui y voient non sans raison une menace hégémonique du vieil ennemi perse. L’Irak, quant à lui, est franchement hostile, craignant que ce pacte soit une nouvelle mouture du CENTO moribond . L’Arabie Saoudite se tait et le Koweït tente en vain une médiation. Le représentant de Bagdad quitte la conférence avant même qu’elle soit terminée, précipitant son échec.
Peu après, les remous en Iran, puis la chute du Chahinchah en janvier 1979 disqualifient l’Iran pour de telles discussions. Si elles doivent reprendre, les Arabes resteront entre eux, d’autant que l’Iran n’est plus un allié potentiel envahissant, comme sous le chah. Depuis le retour de Khomeiny en effet, sa politique prend un tour agressif vis-à-vis des monarchies arabes de l’autre rive du Golfe. L’Irak profite de cet affaiblissement de l’Iran pour se poser en nouveau — et désormais unique — gendarme de la région, au grand déplaisir des régimes arabes conservateurs. Ces derniers n’ont pas oublié que la dernière tentative baasiste de mettre la main sur le Koweït remonte à 1973 seulement. Et la puissance militaire irakienne inquiète, d’autant que Bagdad, sans beaucoup de tact ni de discrétion, ne perd pas une occasion de la mettre en avant, proposant avec insistance aux Émirats arabes unis de les aider à récupérer les trois îles du détroit d’Ormuz (Abou Moussa, la grande et la petite Tomb), occupées par les troupes du chah à la veille de l’indépendance des Émirats.
Mais c’est en l’absence de Saddam Hussein, qui n’a pas été convié, que se réunissent, à l’invitation du roi Khaled, les six chefs d’État du futur Conseil de coopération du Golfe, le 27 juin 1979, à Khamis Mouchayt, dans la province de l’Asir, près de la frontière yéménite. Du reste, Khaled n’a pas invité que des chefs d’État. Le Premier ministre nord-yéménite a été convié en voisin, ainsi que les principaux cheikhs du Golfe. Même ceux qui appartiennent à des familles moins prestigieuses que les Al Khalifa de Bahreïn ou les Al Sabah de Koweït ont également été priés de venir assister à des manœuvres militaires organisées par l’armée du royaume, auxquelles prennent part 40 000 membres des tribus de l’Asir et du Qahtan, de même que des chasseurs F-5 de l’aviation du prince Sultan. Les manœuvres de Khamis Mouchayt se déroulent également en l’absence du sultan d’Oman. Ce sommet informel de l’Asir est suivi en octobre d’une réunion des ministres des Affaires étrangères, à Taëf. Cette fois, l’Irak est représenté. Au menu des discussions : la sécurité du détroit d’Ormuz. Malgré l’opposition de Bagdad, le sultanat d’Oman reçoit l’accord tacite de ses voisins pour permettre à l’armée américaine d’utiliser ses bases ; mais une certaine réticence se dessine sur les conséquences d’une telle alliance stratégique. Quoi qu’il en soit, les sujets de conversation ne manquent pas. Durant l’été, pendant le Ramadan — mois politique entre tous Bahreïn et le Hasa, la province est de l’Arabie Saoudite, ont été la proie d’une vive agitation au sein de la communauté chiite, agitation encouragée par les émissions de Radio-Téhéran. Ce même mois de septembre, un ayatollah iranien a demandé à la population de Bahreïn de renverser la dynastie des Al Khalifa.
Peu après, au mois de février 1980, le président irakien Saddam Hussein lance l’idée d’une « Charte nationale arabe » rejetant toute présence militaire étrangère dans la région. C’est une pierre dans le jardin du sultan Qabous. Pour calmer Saddam, et parce que cela n’engage pas à grand-chose, les dirigeants du Golfe, Qabous excepté, se montrent intéressés par le projet et murmurent des commentaires poliment approbateurs, tandis que le lobby irakien se déchaîne dans de nombreux journaux, faisant vibrer la vieille corde, pas encore usée, du nationalisme arabe. Mais au fond d’eux-mêmes, les dirigeants conservateurs du Golfe commencent à être prodigieusement irrités. Ils trouvent que Saddam en fait trop et que son amitié est bien étouffante. Pour l’heure, ils sont pris dans une contradiction. Impossible, sous peine d’émeutes, de se jeter ouvertement dans les bras américains. Par ailleurs, l’armée irakienne est la seule force militaire capable de contenir les ambitions iraniennes, si elles devaient s’exprimer par la force. Huit mois plus tard, l’aventure guerrière dans laquelle se lancera le chef de l’État irakien contre l’Iran se chargera de résoudre ce dilemme en affaiblissant les deux belligérants, pour la plus grande satisfaction — silencieuse, bien sûr — des monarques de la Péninsule.
Les conditions permettant la constitution d’une alliance régionale sans l’Irak sont créées, grâce au président irakien lui-même. Ce n’est donc pas une coïncidence si la création du CCG a été annoncée à Ryad le 4 février, quatre mois seulement après le déclenchement du conflit. En fin de compte, le CCG a pour marraine la révolution islamique et pour parrain le conflit irako-iranien.
L’Irak tenu à l’écart
Avant d’avoir un corps, le Conseil de coopération du Golfe avait une réalité : les innombrables organismes communs qui rassemblaient les six pays du futur CCG, plus l’Irak. Depuis la réunion des ministres de l’Information du Golfe le 4 janvier 1976 à Abou Dhabi, à laquelle sont représentés Bahreïn, les EAU, Qatar, le Koweït, l’Arabie Saoudite, Oman et l’Irak, Bagdad, qui fait son entrée dans le club, est de toutes les réunions. Les projets d’université, de développement médical, de production télévisée, de fabrication de médicaments, la création de l’agence de presse du Golfe (GNA) et bien d’autres réalisations trouvent en l’Irak un partenaire et un associé enthousiaste et actif. La mise en place des institutions spécialisées du CCG, à terme, ne peut qu’avoir pour conséquence la mise à l’écart progressive de l’Irak de ces institutions. Mais engagé dans sa guerre, l’Irak n’a guère le choix : bien à contrecœur, Saddam Hussein doit supporter cet isolement qui lui a, semble-t-il, été signifié au sommet arabe d’Amman, en novembre 1980. Officiellement, et pour rassurer l’Iran, on affirme bien fort que le CCG n’est pas un pacte ni une alliance dirigée contre qui que ce soit. Dans ces conditions, il ne saurait être question d’accepter l’Irak au sein du CCG nouvellement créé :Téhéran ne manquerait pas d’y voir un casus belli ou, tout au moins, d’interpréter cette adhésion comme un geste hostile de la part des pays arabes du Golfe. L’explication ne manque pas de logique et le président irakien fait semblant d’y croire, d’autant qu’au même moment, il a un besoin vital des subsides des États du Golfe pour soutenir son effort de guerre. Mais elle fournit surtout un excellent prétexte pour se retrouver entre soi.
Les « Six » ont tout pour les unir : religion, système politique, économies reposant très largement sur le pétrole, devises liées aux fluctuations du dollar et une forte présence de main-d’œuvre immigrée. Pour la forme, la porte est restée entrouverte. Les Six affirment que rien ne s’oppose, dans l’avenir, à ce que d’autres les rejoignent. Cela à l’intention des deux Yémen et de l’Irak. Le cas de l’Irak a été évoqué plus haut. Quant aux deux Yémen qu’il a bien fallu rassurer — c’est Cheikh Jaber, l’émir du Koweït, qui s’en est chargé en se rendant à Aden et Sanaa , nul ne peut sérieusement croire que les monarques aient l’intention d’admettre en leur sein le Sud-Yémen marxiste, méfiance dont le bien-fondé apparaît le 28 août 1981, lorsque Aden signe un traité d’amitié avec l’Éthiopie et la Libye, deux autres alliés de Moscou. C’est d’ailleurs en réponse à cette alliance que l’on rappelle à l’intention du Nord-Yémen que la charte du CCG prévoit la possibilité d’un élargissement. Encore une fois, il est peu vraisemblable que les six nantis de la Péninsule aient voulu ouvrir leur club très fermé à ce prolétaire qu’est le Nord-Yémen. Qu’un statut de membre associé ait été envisagé pour Sanaa n’est en revanche pas exclu.
Mais si le regroupement des six pays riches et conservateurs de la Péninsule fait grincer des dents chez leurs voisins, dans le reste du monde arabe, en dépit de la bénédiction rituelle que vient apporter Chadli Klibi au nom de la Ligue Arabe, qui par principe, doit encourager tout ce qui de près ou de loin va dans le sens de 1’« union arabe », cette association ne fait pas que des heureux. Chez les producteurs d’or noir, on observe, bien entendu, que le comité pétrolier du CCG préparera les réunions de l’OPEP. C’est donc la constitution d’un front conservateur homogène au sein du cartel. Les pays producteurs de pétrole du Golfe, à n’en pas douter, feront bloc derrière Ryad, davantage encore que par le passé. Plus généralement, les pays du Front de la fermeté, qui, à l’époque (1981), sont à peu près les seuls à présenter de façon systématique une position unie, voient ainsi leurs adversaires resserrer les rangs, contrebalançant leur influence.
Sur le plan international, si Washington se réjouit bruyamment — trop, au goût des dirigeants du Golfe — de la constitution du CCG, Moscou voit sans plaisir la formation de ce bloc pro-américain. Le 10 février 1981, l’agence Tass reproduit un article de la Pravda soupçonnant le CCG à naître d’être avant tout une alliance militaire, bien plus qu’un organisme de coopération économique, fondant ses reproches sur ce qu’en dit la presse américaine. Lors de sa visite à Moscou, le chef de la diplomatie koweïtienne, Cheikh Sabah, se charge de rassurer Andrei Gromyko, soulignant à cette occasion que son pays juge positifs plusieurs points du plan Brejnev sur la sécurité du Golfe. L’histoire ne dit pas s’il a ôté toute inquiétude de l’esprit des dirigeants soviétiques. Mais, cherchant à rassurer Moscou, le Koweït a sans nul doute inquiété les Omanais.
Koweit contre Oman
Car d’un bout à l’autre de ce sommet d’Abou Dhabi, la constitution du CCG a été marquée par l’opposition très vive entre la position d’Oman et celle du Koweït. Oman, que l’histoire des dix années précédentes ont rendu hypersensible au « danger communiste », ne voit qu’avantages à une alliance ouverte avec Washington, lui offrant si nécessaire les bases militaires demandées. Pour le sultanat, les dangers du moment, surtout depuis que l’imam Khomeiny a pris en main la destinée de l’Iran, font de la sécurité du Golfe une question prioritaire. Le dernier soldat iranien a évacué le territoire omanais en juillet 1979. Une page d’histoire vient alors de se tourner. Seule réponse possible, selon Mascate, au changement des conditions géopolitiques : la constitution d’une alliance militaire régionale. Comme celleci — les Omanais en sont bien conscients n’aura pas les moyens d’être viable par elle-même, il faut donc qu’elle soit complétée par une alliance claire et solide avec l’Occident, et avant tout avec les États-Unis. Les Koweïtiens voient la chose d’une tout autre façon. Leur politique officielle de non-alignement leur interdit de se ranger sous le parapluie américain. Mais, outre l’effet déplorable qu’elle ferait au sein du mouvement des non-alignés et, plus généralement, dans les pays du tiers monde, une telle alliance serait aux yeux des Koweïtiens un cadeau pour la propagande soviétique. Les « durs » du monde arabe ne manqueraient pas d’exploiter les sentiments nationalistes et anti-américains de leurs sujets. Loin d’être un facteur de stabilité, l’ancrage avoué à l’ouest serait au contraire un risque considérable pour ces fragiles États. De plus, se sentant menacée, l’Union soviétique ne manquerait pas de chercher à accroître son influence dans cette région dont on cherche à l’écarter.
Ce n’est donc pas, comme on l’a écrit par erreur, que le Koweït se désintéresse de la sécurité du Golfe. Pour les Koweïtiens, la coordination des politiques militaires doit apparaître comme une étape logique du développement du CCG et non comme le but premier de sa création. En dépit de la vive opposition d’Oman, qui veut d’emblée jouer cartes sur table, les dirigeants saoudiens font mine de se ranger à l’avis des Koweïtiens. Et dans les couloirs de la conférence, les délégués du Koweït se répandent à profusion, répétant à qui veut les entendre qu’au fond la philosophie du CCG est directement inspirée par leur pays. De fait, le document final rappelle beaucoup le projet initial divulgué par les Koweïtiens. Le CCG sera d’abord et avant tout un marché commun. L’objectif n o 2 sera la constitution d’une monnaie unique, le « dinar du Golfe ». Enfin, mais cela n’apparaît que comme une incidence, le CCG se préoccupera de la sécurité collective de ses membres. En apparence au moins, Oman s’est incliné. Durant ce sommet, on a beaucoup parlé du « papier omanais », un document secret dont l’existence a d’abord été niée, sur la sécurité du Golfe. Sa discussion a finalement été renvoyée aux sommets ultérieurs.
Les six chefs d’État conviennent de se rencontrer lors d’un sommet annuel dans chacune des capitales à tour de rôle. Leurs ministres des Affaires étrangères se verront tous les six mois, ou davantage si la situation l’exige. Le secrétaire général est un diplomate koweïtien, Abdallah Bicharah, ancien représentant de son pays aux Nations unies, qui s’était rendu célèbre en organisant à son domicile une rencontre entre l’Américain Andrew Young et l’observateur de l’OLP à l’ONU, Terzi. Mais si le poste de secrétaire général, qui peut changer, est attribué en premier à un Koweïtien, il est beaucoup plus significatif que la capitale saoudienne, Ryad, soit choisie pour siège permanent du CCG.
Préoccupations sécuritaires
A observer l’évolution ultérieure du CCG, on a cependant le très net sentiment que ce sont les Omanais qui ont le plus influencé le cours des décisions, si l’on tient compte de la vertueuse indignation qui s’exprimait, lors des premiers pas du CCG, dès qu’il était question d’offrir des bases aux Américains. Son appartenance au CCG n’a pas empêché Oman de participer aux manœuvres Bright Star II avec les Américains en décembre 1981. Sur le plan économique, les progrès suivent leur petit bonhomme de chemin, sans qu’il y ait rien de particulier à signaler. De temps à autre, pour la forme, tel ministre des Finances rappelle l’objectif de créer un « dinar du Golfe ». Comme l’urgence d’une telle décision n’a rien d’évident et que le dollar remplit parfaitement cette fonction, on oublie ce projet jusqu’à la fois suivante. En mars 1983, les citoyens du CCG ont en principe obtenu les mêmes droits que ceux des pays membres où ils se rendraient. Cependant, les correctifs sont nombreux. Par exemple, en théorie, l’idée que tout un chacun puisse acheter du terrain dans un autre pays du CCG sans restriction est séduisante. Mais, comme n’ont pas manqué de le faire remarquer les Bahreinis et les Qataris, à ce régime-là, une poignée de Saoudiens pourraient acheter leur pays en quelques jours. Dans l’ensemble, il est indéniable que l’intégration progresse, sans doute beaucoup plus rapidement qu’au sein de la Communauté européenne.
Pourtant, le caractère anodin de ce marché commun, tant voulu par le Koweït, n’y change rien ; les monarchies du Golfe ne cherchent plus, désormais, à dissimuler leurs préoccupations sécuritaires. Alors que leur premier souci à la fin de la décennie 70 était de convaincre le monde que leur région était un havre de stabilité, au début des années 80, les souverains de la Péninsule entendent faire savoir que la sécurité de leur région les préoccupe et qu’ils la prennent en main. Trois ans après la formation du Conseil de coopération du Golfe, Abdallah Bicharah reconnaissait, lors d’un colloque tenu à Oxford, qu’entre mai et décembre 1981 les dirigeants du Golfe ont relativement peu parlé de la guerre qui faisait rage entre l’Irak et l’Iran depuis septembre 1980. Jusque-là, leur attention était accaparée par le différend entre Oman et le Sud-Yémen que s’efforçaient de résoudre les médiateurs du Koweït et des EAU. L’intégration économique les passionnait davantage que le kriegspiel de Bagdad et de Téhéran. C’est la découverte d’une tentative de coup d’État à Bahreïn, en décembre 1981, qui a constitué le déclic, le tournant dans les préoccupations. Quelles qu’aient pu être les raisons à l’origine de la création du CCG, Bicharah reconnaît par là même que ce qui hante désormais ses dirigeants, c’est l’obsession de la sécurité.
Lire également : Coopération et obsession de la sécurité (mars 1982)
Pakistan, Inde, Chine. Réalignement des planètes en Asie du Sud
Par Olivier Da Lage
Cet article est initialement paru sur Orient XXI le 19 janvier 2021 en français, en anglais, en arabe et en espagnol
Lentement, silencieusement, les vieilles alliances forgées durant la Guerre froide en Asie du Sud se modifient. Le Pakistan, l’Inde et la Chine infléchissent leurs politiques étrangères, loin de toute considération idéologique, mais en fonction de ce qu’ils perçoivent comme leurs intérêts nationaux.
Depuis le milieu des années 1950, le cadre était bien défini : au nom d’un anticommunisme partagé, les États-Unis s’appuyaient sur le Pakistan auquel ils ne ménageaient pas leur soutien. Ils savaient pouvoir compter sur l’appui politique (et financier) de l’Arabie saoudite pour maintenir à flot le jeune État né en 1947 au nom de l’islam. On avait pu voir une illustration magistrale de cette triple alliance au début des années 1980 pour soutenir le combat des moudjahidines afghans face à l’Armée rouge.
L’Inde de son côté, officiellement non alignée, penchait en réalité significativement du côté soviétique qui lui avait apporté tout son appui à l’issue de l’affrontement militaire sino-indien, achevé par la déroute indienne dans les montagnes himalayennes.
Le dégel sino-américain intervenu dans les années 1970 à l’initiative du président Richard Nixon était venu compléter l’ensemble : Pékin et Washington ayant en commun un antisoviétisme intransigeant, rien ne s’opposait à ce que la Chine se rapproche du Pakistan dans une alliance de revers visant notamment l’Inde, qui partage ses deux frontières terrestres les plus longues avec ces deux pays qui lui ont livré les seules guerres de son existence depuis l’indépendance de 1947.
Le «non» d’Islamabad à MBS
Les premières tensions visibles entre Riyad et Islamabad sont apparues en 2015. En avril, alors que l’Arabie saoudite venait de déclencher quelques jours auparavant l’opération Tempête décisive, autrement dit une campagne de bombardements aériens du Yémen à la tête d’une coalition, le Pakistan a fait savoir officiellement que contrairement aux informations diffusées par l’Arabie, il n’était pas partie prenante de cette coalition.
Afin de clarifier les choses et de soutenir les efforts du gouvernement d’Islamabad face aux pressions saoudiennes, un vote du Parlement pakistanais interdit à celui-ci de s’engager dans une telle coalition. Quelques mois plus tard, l’homme fort de l’Arabie, Mohamed ben Salman (MBS), qui n’est alors «que» ministre de la défense et vice-prince héritier, annonce le 14 décembre 2015 la constitution d’une «coalition antiterroriste» composée de 34 pays musulmans. Mais dans les jours qui suivent, trois des pays cités par MBS font savoir qu’ils n’ont pas donné leur accord : le Liban, la Malaisie et à nouveau le Pakistan.
Pour apaiser ces crispations dommageables pour les deux parties, le gouvernement pakistanais autorise en mars 2016 son chef d’état-major Rahil Charif, qui vient de prendre sa retraite, à prendre le commandement militaire de la coalition. L’honneur est sauf pour les deux pays, mais il ne règle en rien les différends de fond.
Des années durant, l’alignement du Pakistan sur l’Arabie saoudite était l’un des axiomes de la géopolitique régionale, tout particulièrement du temps du général Zia Ul-Haq, au pouvoir entre 1977 et 1988 qui avait accentué l’islamisation du Pakistan avec l’appui saoudien. L’armée pakistanaise était discrètement présente dans le royaume pour garantir la pérennité du régime en cas de troubles au sein des forces armées saoudiennes, et l’Arabie assurait les fins de mois budgétaires du Pakistan, y compris le financement des recherches nucléaires qui devaient aboutir à la production par le Pakistan de la «bombe atomique islamique».
Si les intérêts stratégiques de Riyad et Islamabad étaient alignés pour l’essentiel, les inévitables désaccords étaient réglés dans la discrétion. À partir du moment où, en Arabie, l’essentiel du pouvoir a été concentré entre les mains de MBS, dont la patience et le tact diplomatique ne sont pas les qualités premières, les données ont changé du tout au tout. Un homme capable de retenir en otage le premier ministre libanais parce que sa politique intérieure ne lui convenait pas n’allait évidemment pas se sentir tenu de respecter les sensibilités du Pakistan, censé s’aligner sur la politique saoudienne. Les pressions brutales et visibles qu’il a exercées sur son allié pakistanais se sont, comme il était prévisible, révélées contre-productives et ont abouti à l’humiliation publique qu’a représentée le refus répété de participer aux deux coalitions montées par MBS.
De plus, les dirigeants pakistanais n’ont pas manqué de noter le manque d’enthousiasme de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) pour condamner les actions du gouvernement indien au Jammu-et-Cachemire et, tout dernièrement, l’Arabie a, semble-t-il, exigé le remboursement d’un prêt de 3 milliards de dollars (2,48 milliards d’euros) qu’elle avait consenti au Pakistan en 2018. En dépit de ses difficultés financières, au lieu de solliciter un report, le Pakistan s’est exécuté et, en décembre 2020, avait déjà remboursé 2 milliards (1,65 milliard d’euros), le solde devant être réglé courant janvier 2021. En d’autres termes, non seulement le mariage idéologico-stratégique forgé il y a un demi-siècle bat de l’aile, mais il semble même en voie de dissolution.
Des alliances de revers
Longtemps, l’Inde a tenté de garder de bonnes relations avec tout le monde (Pakistan et Chine exceptés), même si son non-alignement penchait clairement du côté de Moscou. Sans annoncer en tant que telle une réorientation des priorités diplomatiques de son pays, le premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi a imprimé des inflexions sensibles à la politique étrangère indienne.
Ce nationaliste hindou réputé hostile aux musulmans et proche du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a créé la surprise en multipliant les visites dans les pays arabes du Golfe dès le début de son mandat, et tout particulièrement aux Émirats arabes unis. À l’issue de chacune de ses visites, le communiqué commun publié dénonçait non seulement le terrorisme, mais les États qui le favorisent ou le soutiennent. Le Pakistan, qui a parfaitement compris qu’il était visé, n’a pas tardé à éprouver l’efficacité de la realpolitik de Modi en constatant que les liens naguère très étroits qu’il avait avec l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis se distendaient sensiblement. Ces alliances de revers dont il était la cible l’ont mis en difficulté auprès de ses alliés de longue date.
Les changements impulsés par Modi ne se limitent pas au Proche-Orient. Le rapprochement avec les États-Unis qui était une réalité du temps où le parti du Congrès dirigeait le pays, s’est accéléré depuis 2014 et davantage encore après l’élection de Donald Trump en 2016. Au-delà des liens personnels qu’ont forgés les deux dirigeants, c’est la menace chinoise qui constitue la trame de cette évolution, marquée principalement par la réactivation du Quadrilateral Security Dialogue lancé en 2004 par le Japon, l’Australie, les États-Unis et l’Inde — et plus connu sous son diminutif de «Quad». Mais ce groupement informel dénoncé par Pékin comme une OTAN asiatique est rapidement tombé dans un demi-sommeil devant le refus des Australiens et des Indiens d’en faire ouvertement une alliance antichinoise.
Les choses ont changé voici trois ans, en raison principalement de la politique suivie par Xi Jinping, perçue comme une menace par tous ses voisins asiatiques. En novembre 2020, les marines des quatre pays ont effectué leur plus important exercice naval dans l’Océan indien à la faveur des manœuvres «Malabar». Le Quad n’est toujours pas une alliance formelle, mais il s’en rapproche quand même sensiblement, ce qui provoque la fureur de Pékin, mais aussi le mécontentement de Moscou, qui n’a jamais admis non plus le concept d’«Indo-Pacifique» qui, au-delà du Quad, rassemble d’autres pays riverains des océans Indien et Pacifique, y compris la France. Cette approche stratégique et militaire, ostensiblement tournée contre la Chine, marginalise également la puissance russe.
C’est dans ce contexte qu’il faut sans doute comprendre le report sine die du sommet annuel russo-indien prévu à l’automne et qui s’était jusque-là tenu chaque année depuis 2000, lorsqu’avait été signée la Déclaration sur le partenariat stratégique Inde-Russie. La raison invoquée — la pandémie de Covid-19 — ne doit pas faire illusion. Aussi bien le président russe Vladimir Poutine que le premier ministre indien Narendra Modi ont multiplié en cette fin 2020 les vidéoconférences avec les principaux dirigeants du monde. Les causes du mécontentement russe ont été évoquées plus haut. Quant à l’Inde, elle n’a semble-t-il guère apprécié les tentatives de médiation russe dans le conflit frontalier au Ladakh entre l’Inde et la Chine, Moscou étant soupçonnée d’être trop favorable au point de vue chinois.
Crise de confiance avec Moscou
À ce stade, il convient d’insister sur un point capital : l’essentiel de la politique extérieure et sécuritaire du Pakistan est déterminé par un seul et unique facteur : l’hostilité à l’Inde, doublée de la crainte qui n’est pas seulement théorique d’une intervention militaire de son grand et puissant voisin. Cette peur est entretenue par la rhétorique martiale et belliqueuse de nombreux dirigeants du Parti indien du peuple (Bharatiya Janata Party, BJP) au pouvoir et des médias qui leur sont proches, encourageant Narendra Modi à multiplier les «frappes chirurgicales» en territoire pakistanais. Elle justifie la réelle paranoïa pakistanaise, surtout depuis que l’aviation indienne a effectué en février 2019 une incursion dans l’espace aérien pakistanais, au-delà du territoire de la partie du Cachemire sous administration pakistanaise. Elle nourrit aussi, bien entendu, l’emprise de l’armée et des services secrets (Inter-Services Intelligence, ISI) sur les institutions du Pakistan.
C’est à l’aune de cette vision du monde et à la lecture des évolutions intervenues récemment qu’il faut lire l’approche actuelle des autorités pakistanaises. Le Pakistan s’adapte, lui aussi, à cette nouvelle donne. Le pays a une image déplorable en Occident et il en a parfaitement conscience. Ses actions (ou inaction vis-à-vis de mouvements terroristes) en sont largement responsables, mais ce n’est pas une raison pour sous-estimer ses capacités à tirer les leçons qui s’imposent des dynamiques récentes. L’Inde se rapproche des États-Unis? Le Pakistan en fait autant avec la Russie. Longtemps, Moscou a été l’allié des bons et mauvais jours pour l’Inde. Le pays sur lequel l’Inde a pu compter après la débâcle de 1962 face à la Chine, avec lequel elle a signé en août 1971 un «traité de paix, d’amitié et de coopération», juste avant la guerre de sécession du Pakistan oriental qui a donné naissance au Bangladesh grâce à l’intervention militaire indienne, et en l’absence de toute immixtion chinoise, Pékin étant dissuadée d’intervenir du fait de cette alliance politico-militaire qui ne disait pas son nom.
Mais la Russie, privée ces dernières années de son rôle de principal fournisseur d’équipements militaires de l’Inde par Israël, la France et les États-Unis, s’est à son tour tournée vers le Pakistan en lui livrant quelques hélicoptères et avions de combat, et engageant des discussions pour la livraison de chars. Bien entendu, le marché pakistanais ne saurait se comparer au marché indien, mais le signal en direction de New Delhi était suffisamment clair pour que l’Inde, au grand déplaisir des États-Unis, commande ces derniers mois le système de défense aérienne russe S-400 pour une valeur estimée à 5,4 milliards de dollars (4,4 milliards d’euros).
Quoi qu’il en soit, dans le sous-continent, la relation entre l’Inde et la Russie n’est plus exclusive, et c’est un indice de la crise de confiance qui s’est installée ces dernières années entre Moscou et New Delhi.
Privé de l’appui garanti des États-Unis (et d’autres pays occidentaux) et des monarchies du Golfe, le Pakistan n’est pas dépourvu pour autant d’autres options. Lorsqu’il regarde autour de lui, il constate que des pays musulmans (non arabes, comme lui) parviennent à tenir tête à l’Arabie saoudite et à lui contester son influence : la Turquie, l’Iran, la Malaisie. Très logiquement, le Pakistan s’est rapproché de la Turquie et de la Malaisie tout en faisant de son mieux pour effacer les sources de tensions qui l’opposaient à l’Iran.
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont, semble-t-il, fait pression sur Islamabad pour que le Pakistan rejoigne les rangs des pays musulmans qui normalisent leurs relations avec Israël. Le gouvernement pakistanais s’y est jusqu’à présent refusé, mais c’est sans doute la raison pour laquelle il a fait fuiter récemment des informations surprenantes sur les visites secrètes effectuées en Israël par des responsables pakistanais, y compris des membres de l’opposition.
Si l’Inde de Narendra Modi a entrepris de redessiner la géopolitique de la région, le Pakistan entend ne pas être en reste et répond à sa façon au nouvel axe constitué par les États-Unis, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël en lui opposant une forme d’alliance composée de la Chine, de la Turquie, de l’Iran, de la Malaisie, tout en essayant de gagner la neutralité bienveillante de la Russie.
La configuration géostratégique actuelle est donc faite d’un ensemble d’actions-réactions dans ce qui ressemble à un jeu à somme nulle où du reste, la plupart des acteurs, hormis sans doute les États-Unis et la Chine, se gardent bien de mettre tous leurs œufs dans le même panier. Lorsque l’Inde se rapproche trop ouvertement des États-Unis, la Russie fait un pas en direction du Pakistan. Quand ses anciens alliés (Arabie saoudite et Émirats arabes unis) semblent prendre le parti de l’Inde, le Pakistan se rapproche des adversaires de ces monarchies de la Péninsule arabique.
Au fond, pas de basculement brutal, mais un changement relatif des équilibres qui reste mouvant, l’hostilité ou la méfiance n’excluant pas un certain degré de coopération, même entre l’Inde et la Chine. Mais au bout du compte, c’est bien à un réalignement des planètes selon un nouveau paradigme auquel on assiste actuellement en Asie du Sud.
En première ligne dans l’affrontement États-Unis-Iran, les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre.
Article publié initialement sur Paroles d’actu le 7 janvier 2020
“Be careful what you wish for, you may just get it”.
Depuis plus d’une dizaine d’années, plusieurs monarques du Golfe pressent les États-Unis d’attaquer l’Iran et de renverser son régime. Feu le roi Abdallah d’Arabie saoudite, recevant en 2008 le général américain David Petraeus, avait imploré les Américains de « couper la tête du serpent », autrement dit l’Iran. Le même message, plus direct et employant des expressions moins imagées, était relayé par les souverains de Bahreïn et d’Abou Dhabi, à la grande satisfaction du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou qui se félicitait publiquement de la convergence entre Israël et les monarchies du Golfe.
Mais l’administration Obama ne partage pas cette vision extrême de la façon de traiter avec l’Iran. De toute façon, les États du Golfe, ou en tout cas certains d’entre eux, sont ulcérés par la façon dont Obama réagit aux « printemps arabes » qu’ils voient comme une menace existentielle alors que les États-Unis voient une opportunité pour les peuples de la région de se faire entendre. Le comble est atteint lorsqu’ils apprennent en 2015 qu’Américains et Iraniens négocient secrètement depuis un an et demi sous l’égide du sultanat d’Oman qui ne leur a rien dit, bien qu’il soit membre du Conseil de coopération du Golfe, comme les cinq autres monarchies de la Péninsule arabique. Ces négociations aboutiront à l’accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015.
Avec Obama, la rupture est totale et l’Arabie saoudite, comme les Émirats arabes unis et Bahreïn, misent sur son successeur à venir. En fait, ils font davantage que miser : comme on le sait désormais, Abou Dhabi et Riyadh ont travaillé en sous-main pour faire élire Donald Trump. Ce dernier l’ayant emporté, ils attendent la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. De fait, les principaux responsables de l’administration Trump sont connus pour leur hostilité à la République islamique et leurs critiques passées de la passivité supposée d’Obama. Enhardi, le tout nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, annonce même en 2017 qu’il va porter la guerre sur le sol iranien. Les premiers gestes de Trump comblent d’aise ces émirs va-t-en guerre : retrait de l’accord de Vienne, renforcement des sanctions pour infliger une « pression maximale » sur l’Iran menaces à l’encontre des Européens qui se risqueraient à ne pas respecter les sanctions… américaines, etc.
Mais au fil du temps, un doute affreux les saisit : et si Trump, en fin de compte, n’était qu’un faux dur, répugnant au conflit ? Après tout, il s’est fait élire sur la promesse de rapatrier les troupes américaines, dont plusieurs dizaines de milliers stationnent au Moyen-Orient et alentour. Ils voient la confirmation de leurs soupçons lorsqu’en juin 2019, un drone américain est abattu par l’Iran au-dessus du golfe Persique sans que cela provoque la moindre réaction. Pis : Donald Trump révèle que les militaires avaient préparé une action de représailles et qu’il y a renoncé en apprenant que le bombardement risquait de provoquer la mort de 250 Iraniens.
Quarante ans après Carter, et trois ans seulement après Obama, les monarques du Golfe se sentent à nouveau abandonnés par l’allié américain.
Dans ce contexte, deux événements vont les conduire à réviser en profondeur leur stratégie.
En juin 2019, deux pétroliers croisant en mer d’Oman, à l’orée du fameux détroit d’Ormuz qui commande l’accès au Golfe, font l’objet d’attaques non revendiquées mais attribuées à l’Iran sans que les démentis de ce dernier ne parviennent à convaincre. Les deux pétroliers sont évacués mais ne coulent pas et tout laisse à penser que ces attaques n’en étaient pas véritablement et constituaient plutôt un avertissement. C’est en tout cas ce que croient comprendre les Émirats arabes unis qui, dans la foulée, annoncent le retrait de leur contingent militaire du Yémen, où ils combattent les Houthis, soutenus par l’Iran. Et en juillet, de hauts responsables émiriens se rendent à Téhéran pour y discuter sécurité maritime. C’est le premier contact de ce niveau depuis six ans entre les deux pays.
De même, le 14 septembre, des installations pétrolières saoudiennes situées à Abqaiq dans la province orientale sont attaquées par les airs avec une précision diabolique. Les Houthis revendiquent une attaque par drones, ce qui est immédiatement mis en doute, à la fois en raison de la sophistication de l’attaque et de la distance de la frontière yéménite. Les regards se tournent naturellement vers Téhéran dont les démentis ne convainquent pas plus qu’en juin. Les Iraniens ne cherchent d’ailleurs pas vraiment à dissiper l’impression qu’ils sont derrière une attaque qui, analyse faite, viendrait plutôt du nord que du sud et parvient à endommager, sans détruire complètement, ces installations vitales pour les exportations saoudiennes. La production de pétrole est temporairement réduite de moitié mais peut progressivement reprendre son rythme de croisière dans les mois qui suivent. Quoi qu’il en soit, à Riyadh aussi, le message a été parfaitement reçu.
Puisque les États-Unis ne semblent pas prêts à venir au secours de leurs alliés arabes, ces derniers doivent s’adapter à la situation nouvelle et, pour la première fois depuis 2015, les Saoudiens paraissent sérieux en affirmant qu’ils veulent mettre fin à la guerre au Yémen. De même, la tonalité des discours saoudiens à l’égard de l’Iran s’est considérablement assouplie. Riyadh et Téhéran échangent directement, ainsi que par l’intérmédiaire de pays tiers naguère encore marginalisés par l’Arabie, comme Oman, le Koweït et le Pakistan.
C’est alors que, prenant tout le monde par surprise, Donald Trump ordonne fin décembre le bombardement de cinq sites des Kataëb Hezbollah irakiennes, une milice chiite liée à l’Iran, en représailles après la mort d’un « sous-traitant » américain en Irak (autrement dit un mercenaire employé par l’armée américaine) tué lors de l’attaque d’une base militaire américaine près de Kirkouk quelques jours auparavant. Moins d’une semaine plus tard, le 3 janvier, le général iranien Qassem Soleimani était pulvérisé par un missile tiré d’un drone américain alors qu’il venait de quitter l’aéroport de Bagdad. Soleimani, l’architecte de l’expansion politico-militaire de l’Iran au Moyen-Orient, était un très proche du guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei au point que nombre d’observateurs le qualifiaient de numéro deux du régime, avant même le président Rohani.
Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du guide à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak, qui agissait en tant que médiateur. L’Arabie saoudite a donc doublement été pris de court, à la fois par une réaction américaine violente qu’elle n’attendait plus, et par le fait que celle-ci intervient alors que Riyadh est engagé dans un processus diplomatique de rapprochement avec la République islamique. Mais à Washington, l’heure est désormais à la rhétorique guerrière, dans la bouche du président Trump que de son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo, sans considération pour les alliés des Américains, qu’il s’agisse des Européens, ouvertement méprisés par Pompeo, ou des alliés arabes du Golfe. Quand ces derniers affirment qu’ils n’ont pas été consultés ni même informés préalablement, leurs déclarations semblent crédibles, tant ils apparaissent désemparés.
À Abou Dhabi, le ministre des Affaires étrangères Anouar Gargarsh que l’on a connu plus belliqueux, plaide désormais pour un « engagement rationnel » et souligne que « la sagesse et l’équilibre » doivent prévaloir. Son homologue saoudien, Adel Jubeir, qui n’était pas le dernier à dénoncer l’Iran dans les termes les moins diplomatiques, insiste désormais sur « l’importance de la désescalade pour épargner les pays de la région et leurs peuples des risques d’une escalade ».
Un universitaire des Émirats arabes unis, Abdulkhaleq Abdulla qui a mis son talent et son influence au service du discours anti-iranien de son gouvernement ces dernières années, déclare à présent que le message à Trump des dirigeants du Golfe peut se résumer ainsi : « Épargnez-nous s’il vous plaît une autre guerre qui serait destructrice pour la région. Nous serons les premiers à payer le prix d’une confrontation militaire. Il en va donc de notre intérêt vital que les choses restent sous contrôle ».
Enfin, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, dépêche aux États-Unis son frère cadet Khaled ben Salman, vice-ministre de la Défense, ancien ambassadeur à Washington et homme de confiance de MBS avec un message simple à l’attention de l’administration américaine : « faites preuve de retenue ».
L’attaque de juin 2019 contre les pétroliers et celle du 14 septembre contre les installations pétrolières d’Arabie a tiré certaines monarchies pétrolières de leur rêve éveillé dans lequel les Américains pouvaient frapper l’Iran sans conséquences pour eux-mêmes. Cette inconscience était d’autant plus incompréhensible que les Iraniens, depuis plus de trente ans, ont toujours été très clairs : en cas d’attaque américaine ou israélienne, ce sont les monarchies situées de l’autre côté du Golfe qui en paieront le prix. Leurs installations pétrolières et pétrochimiques sont des cibles faciles et aisément à la portée des missiles de la République islamique, tout comme, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus grave, les usines de dessalement de l’eau de mer qui assurent l’essentiel du ravitaillement en eau potable des pétromonarchies.
Il ne faudra pas longtemps aux souverains du Golfe, qui ont si longtemps plaidé pour une attaque contre l’Iran auprès des dirigeants américains, pour voir si leur influence est suffisante afin de persuader désormais Donald Trump du contraire.
«Les princes disparus d’Arabie saoudite» Un documentaire de la BBC
Cet article est initialement paru sur Orient XXI le 28 août 2017.
Un documentaire de la BBC diffusé le 14 août offre une vision crue de l’action des services secrets saoudiens contre des membres de la famille royale ayant exprimé des divergences.
Depuis son remplacement comme prince héritier d’Arabie saoudite le 21 juin 2017, le prince Mohammed Ben Nayef n’a plus reparu en public. Cet homme, naguère encore chef des forces de sécurité du royaume et promis à la couronne, serait en résidence surveillée. La rumeur de sa mort court également sur les réseaux sociaux.
Il n’est que le dernier en date et le plus en vue des « princes disparus d’Arabie saoudite » (Saudi Arabia’s Missing Princes) auxquels la BBC vient de consacrer un documentaire stupéfiant, diffusé en anglais et sur son service arabe. Cette version moderne du cachot qui aurait davantage sa place dans un épisode de la série Les Tudor a concerné avant lui plusieurs membres de moindre importance de la maison des Saoud qui avaient en commun de s’être exprimés en public contre le régime saoudien.
Khaled Ben Farhan Al-Saoud, dont la lignée est tombée en disgrâce il y a déjà longtemps, a commencé à remettre en question le système politique imposé par sa famille depuis le début du XXe siècle. Craignant pour sa sécurité, il s’est réfugié en 2013 en Allemagne où il a demandé l’asile politique. « Nous étions quatre membres de la famille en Europe. Nous avons critiqué la famille et le régime. Trois d’entre nous ont été kidnappés », a-t-il confié à la BBC.
C’est par exemple le cas de Sultan Ben Turki Al-Saoud, petit-fils du fondateur du royaume. Enlevé une première fois à Genève et placé en résidence surveillée, il est relâché pour raisons de santé et part se faire soigner aux États-Unis. Aussitôt, il porte plainte contre plusieurs responsables saoudiens. En janvier 2016, il s’apprête à se rendre en Égypte à bord d’un appareil mis à sa disposition par l’ambassade d’Arabie saoudite à Paris. Mais au lieu d’atterrir au Caire, l’avion se pose à Riyad où il est encerclé par des hommes armés. Les assistants du prince, européens et américains, sont confinés pendant trois jours avant d’être autorisés à quitter le pays.
Turki Ben Bandar Al-Saoud, pour sa part, est un ancien haut responsable des forces de sécurité du pays. Une querelle d’héritage se termine mal pour lui et il atterrit en prison. À sa libération, il part s’installer à Paris. À partir de juin 2012, il commence à poster sur YouTube des vidéos demandant des réformes politiques en Arabie saoudite. Il est arrêté au Maroc alors qu’il s’apprêtait à regagner Paris et extradé vers l’Arabie saoudite avec l’accord d’un tribunal marocain.
Quant à Saoud Ben Saif Al-Nasr, c’est un prince de rang modeste parmi les quelque dix mille princes saoudiens. On le dit playboy, aimant les casinos et les hôtels de luxe. Mais pour une raison ou une autre, à partir de 2012, il se met à tweeter contre la monarchie et en 2015, il soutient publiquement un appel à renverser le régime. Peu après, il disparaît. Il aurait été attiré dans un piège des services saoudiens qui, sous la couverture d’une société italo-russe, lui auraient proposé une commission pour pouvoir installer une succursale dans le royaume. L’avion de la compagnie venu le chercher à Milan ne s’est pas posé à Rome mais à Riyad et depuis, on n’a plus de nouvelles du jeune prince.
Comme l’explique Khaled Ben Farhan Al-Saoud dans le documentaire de la BBC, toutes les décisions concernant les membres de la famille Al-Saoud sont prises au plus haut niveau, celui du roi. Dans un premier temps, lorsque des signes de dissidence sont détectés, on empêche l’intéressé de voyager, ses revenus sont réduits, et, dans les cas les plus graves, il peut être placé en résidence surveillée, voire en prison. Cela en dit long sur la dépendance des membres de la famille royale, incapables pour la plupart d’avoir une activité rémunératrice en dehors du système d’allocations interne.
Ce que montre l’exemple d’au moins deux des quatre princes évoqués dans ce documentaire, c’est qu’à l’origine de la dissidence, on trouve rarement un désaccord politique comme ce fut le cas du prince Talal Ben Abdelaziz Al-Saoud1 à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Il s’agit de façon plus prosaïque d’une réaction de dépit suite à une frustration d’ordre financier, engendrant en représailles une prise de position politique hostile. On reste néanmoins confondu devant la naïveté de plusieurs de ces princes qui, après avoir publiquement critiqué le régime, voyagent sans prendre de précaution particulière, voire empruntent un avion mis à leur disposition par le régime honni.
Enfin, les exemples présentés par la BBC montrent que cette façon de faire n’a pas débuté avec le règne du roi Salman, marqué par une approche beaucoup plus brutale que celle de ses prédécesseurs, mais avait commencé bien avant, sous les règnes de Fahd et d’Abdallah.
1Mathilde Rouxel, « Le mouvement des ‟Princes rouges” en Arabie saoudite (1958-1964) », Les clés du Moyen-Orient, 2 août 2017.
Modi d’Arabie: Visite du premier ministre indien à Riyad
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 31 mars 2016 dans Orient XXI
Huit mois après sa visite aux Émirats arabes unis, le premier ministre indien Narendra Modi se rendra les 2 et 3 avril en Arabie saoudite. On aurait tort cependant de ne voir dans cette visite que ses aspects protocolaires ou économiques : pour l’Inde, le Proche-Orient est devenu un enjeu stratégique.
Les raisons objectives d’une telle visite ne manquent pas : l’Arabie saoudite est le principal fournisseur de pétrole de l’Inde, près de 2,8 millions de ressortissants indiens résident dans le royaume et l’Inde, à la recherche d’investisseurs étrangers pour alimenter ses projets de make in India pourrait difficilement frapper à meilleure porte — malgré les difficultés budgétaires actuelles du royaume. Par ailleurs, au fil des décennies, les dirigeants indiens et saoudiens ont régulièrement échangé des visites officielles, même si celles-ci sont plutôt espacées.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi a consacré une énergie inattendue à la révision complète de la politique étrangère de l’Inde. Ce n’est pas à proprement parler une remise en cause de la diplomatie suivie jusqu’alors, mais plutôt une rationalisation, faite de nombreux ajustements et de redéfinition des priorités, de ses orientations fondamentales. Concernant le Proche-Orient, on s’attendait plutôt à voir Modi réserver à Israël son premier voyage dans la région. Ce fut Abou Dhabi et Dubaï. Il était cependant question qu’il se rende en Israël à la fin de l’année 2015. Aucune date n’avait été fixée et, à la place, la ministre indienne des affaires étrangères Sushma Swaraj s’est rendue à Jérusalem et Ramallah en janvier pour poser les jalons d’une telle visite, en se gardant soigneusement de proférer la moindre parole controversée. À présent, il se dit que Benyamin Nétanyahou pourrait venir à New Delhi avant que Modi ne se déplace en Israël, mais aucune date n’a encore été annoncée, ni pour l’un, ni pour l’autre. C’est donc en Arabie saoudite que Modi foule donc pour la seconde fois la terre proche-orientale en tant que chef du gouvernement indien.
Des intérêts bien compris
Modi est réputé hostile aux musulmans en raison de l’idéologie du parti nationaliste hindou (Parti du peuple indien, BJP) qu’il représente, mais surtout à cause des émeutes de 2002 entre hindous et musulmans au Gujarat qu’il dirigeait alors et au cours desquelles près de 2 000 personnes, principalement des musulmans, ont été tuées. Il a donc été accueilli assez fraîchement par les dirigeants arabes, notamment saoudiens, lors de son succès électoral. Pourtant à la mort du roi Abdallah en janvier 2015, ce même Modi a déclaré une journée de deuil national. Entre-temps, les deux hommes qui s’étaient rencontrés fin 2014 en marge du G20 de Brisbane avaient commencé à se connaître, et surtout, à comprendre l’intérêt qu’ils pouvaient présenter l’un pour l’autre. Bref, l’approche stratégique prenait le pas sur l’idéologie.
Entre les deux pays, les relations sont anciennes et bien ancrées à défaut d’être étroites et profondes. Le tournant — car il y en a un — est intervenu en janvier 2006, lors de la visite en Inde du roi Abdallah qui était l’invité d’honneur du défilé militaire de la « journée de la République ». Le royaume wahhabite est pleinement conscient que son avenir s’inscrit de façon croissante à l’Est. À l’époque, le pétrole et le gaz de schiste américains ne permettaient pas encore aux États-Unis de se passer de l’or noir saoudien, mais l’Arabie saoudite était à la recherche de clients intéressés dans le long terme par ses hydrocarbures. Or, l’Inde et la Chine répondaient parfaitement à cette définition : voilà deux pays dont le développement économique est impressionnant, la population gigantesque et dont, par conséquent, les besoins énergétiques s’envolent. Ajoutons, ce qui ne gâte rien, que contrairement aux États-Unis, ni la Chine ni l’Inde n’ont l’habitude de sermonner leurs partenaires sur les droits humains. Ce sont donc bien des partenaires stables et fiables, intéressants pour Riyad qui ne cherche aucunement à remplacer les États-Unis en tant que protecteur du royaume. Quel que soit l’état — déplorable à l’heure actuelle — des relations entre les deux pays, elles ont survécu à tant d’épreuves depuis des décennies que personne n’imagine sérieusement qu’une rupture soit possible dans un avenir prévisible. Cela tombe bien : ni l’Inde ni la Chine n’aspirent à remplacer les États-Unis dans le Golfe, il n’y a donc aucun malentendu à ce sujet.
Iran et Pakistan, les sujets qui fâchent
Outre les sujets de discussions incontournables évoqués plus haut (pétrole, investissements, communauté indienne d’Arabie saoudite), Modi et ses hôtes saoudiens vont évidemment avoir des discussions politiques. Deux sujets, en particuliers, sont plus délicats que les autres : le Pakistan et l’Iran.
Dans un entretien au Times of India en date du 10 mars 2016, le ministre saoudien des affaires étrangères Adel al-Jubeir a insisté sur le fait que « les relations [de l’Arabie saoudite] avec le Pakistan ne seraient pas au détriment de [ses] relations avec l’Inde ». Le non-dit (mais fortement suggéré) est que réciproquement, le renforcement des liens de l’Arabie saoudite avec l’Inde ne se traduirait pas par une prise de distance vis-à-vis d’un pays qualifié dans la même interview d’« allié historique [qui] le restera ». On mesure l’importance du Pakistan pour l’Arabie saoudite par les deux visites à Islamabad quelque peu précipitées et à quelques jours d’écart seulement au mois de janvier d’al-Jubeir puis du ministre de la défense et vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman. Les visites intervenaient quelques semaines après le refus du Pakistan de rejoindre la « coalition contre le terrorisme » annoncée à la mi-décembre par ce dernier. Malgré une irritation mal dissimulée, le royaume ne veut en aucun cas que le Pakistan prenne ses distances. Il a pourtant par deux fois décliné l’invitation à suivre Riyad : d’abord en avril 2015 lorsque son Parlement a refusé d’envoyer des troupes au Yémen contre les houthis, puis en étant absent de la coalitiondes trente-quatre nations musulmanes menée par l’Arabie saoudite.
Cela représente une opportunité pour le premier ministre indien qui va sans doute tenter de rééditer à Riyad le coup de maître joué à Abou Dhabi huit mois auparavant, lorsqu’il a obtenu des Émirats arabes unis la publication d’un communiqué commun dénonçant les États qui se servent de la religion pour parrainer le terrorisme, une expression qui visait clairement le Pakistan.
Mais le véritable test des relations saoudo-indiennes sera l’Iran. New Delhi a de bonnes relations avec Téhéran. Or les Saoudiens ont actuellement tendance à évaluer la fiabilité de leurs partenaires à l’aune de la position qu’ils prennent vis-à-vis de la République islamique (à l’instar de la façon dont l’Inde se comporte, s’agissant du Pakistan). Il est peu probable, cependant, que l’Arabie saoudite fasse ouvertement pression sur l’Inde pour qu’elle prenne ses distances avec l’Iran. Le ferait-elle que ce serait mettre New Delhi dans une position impossible. D’un point de vue stratégique, l’Inde a besoin de l’Iran pour assurer une partie de ses approvisionnements en gaz et en pétrole afin de contribuer à la stabilisation de l’Afghanistan dans la perspective du départ des Américains. Et comme route lui permettant l’accès à l’Asie centrale grâce au port iranien de Chabahar en mer d’Oman qui permettrait, entre autres, de réduire la dépendance de Kaboul à l’égard du Pakistan.
L’antiterrorisme, terrain d’entente
Outre la politique traditionnelle de l’Inde consistant à ne pas prendre parti dans les querelles opposant des pays tiers, l’autre raison qui devrait en toute logique conduire Narendra Modi à refuser de prendre position dans le conflit mettant aux prises l’Iran et l’Arabie saoudite est que parmi les quelque 180 millions de musulmans indiens, près d’un quart sont des chiites. Une médiation, parfois évoquée par la presse indienne, est tout autant exclue : ni le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif, ni le président chinois Xi Jinping qui se sont rendus en janvier successivement dans les deux capitales du Golfe ne s’y sont risqués. Pour l’heure, l’hostilité entre les deux pays est si profonde que nulle médiation n’est envisageable.
C’est donc très probablement sur le terrain de la coopération antiterroriste contre les mouvements djihadistes que le nationaliste hindou et le monarque wahhabite devraient paradoxalement trouver un terrain d’entente. On le sait peu, mais une telle coopération est déjà en place. Elle a permis l’extradition vers l’Inde de plusieurs suspects, dont Abou Jandal, un Indien lié aux attaques de novembre 2008 à Bombay renvoyé dans son pays en 2012, ou encore Mohammed Assadullah Khan (alias Abou Soufyan), militant du Lashkar-e-Taiba1, expulsé en décembre 2015 d’Arabie où il avait été arrêté à la suite d’un partage de renseignements entre l’Inde et le royaume saoudien. Car si l’Inde s’alarme du risque que représente l’infiltration de militants djihadistes, le royaume sait pertinemment que le régime des Saoud figure en bonne place dans les objectifs de l’organisation de l’État islamique.
Réputé pro-israélien et antimusulman, Narendra Modi est en train de faire la preuve d’un savoir-faire diplomatique et d’un pragmatisme dont peu le créditaient en s’appuyant en premier lieu sur les pays musulmans conservateurs de la péninsule Arabique pour avancer ses pions. Il ne fait en cela qu’appliquer les préceptes de Kautilya2, l’auteur de l’Arthashastra, un manuel destiné aux rois sur la façon de gouverner : « ton voisin est ton ennemi naturel, mais le voisin de ton voisin est ton ami ».
Les contradictions de la politique indienne au Proche-Orient
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 17 août 2015 dans Orient XXI
Le premier ministre indien Narendra Modi se rend aux Émirats arabes unis les 16 et 17 août. La région du Golfe, où travaillent de nombreux ressortissants indiens, est cruciale pour l’approvisionnement énergétique de l’Inde. Et il se prépare, à la fin de l’année, à se rendre en Israël.
Cela faisait 34 ans, lorsque Indira Gandhi avait visité le pays en 1981, qu’un chef du gouvernement indien n’avait pas foulé le sol des Émirats arabes unis. Cette négligence apparente est surprenante quand on aligne quelques chiffres : les pétromonarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) fournissent près de 45 % du pétrole importé par l’Inde, les expatriés indiens sont environ 7 millions dans la péninsule Arabique, 2,6 millions rien qu’aux Émirats arabes unis. Les transferts d’argent en provenance de ses ressortissants dans le Golfe rapportent annuellement à l’Inde six milliards de dollars.
Il aura donc fallu attendre plus d’un an après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en mai 2014 pour que celui-ci effectue son premier voyage au Proche-Orient. Sa première année a été consacrée à renforcer sa position dans son environnement proche (sous-continent et océan Indien), aux relations avec l’Extrême-Orient, l’Europe et les États-Unis.
Le calendrier de ce second semestre 2015 montre cependant que le Proche-Orient figure en bonne place dans l’agenda diplomatique du gouvernement indien. C’est ainsi que le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif était à New Delhi les 13 et 14 août : comme tant d’autres, l’Inde attendait avec impatience la conclusion de l’accord nucléaire devant entraîner la levée de toutes les sanctions contre l’Iran, à la fois marché potentiel pour l’économie indienne et fournisseur d’énergie (pétrole et gaz).
Rapprochement avec Israël
Mais le voyage le plus significatif est celui que Narendra Modi devrait effectuer à la fin de l’année en Israël : ce sera la première fois qu’un premier ministre indien se rendra dans l’État hébreu, alors même qu’Ariel Sharon, chef du gouvernement israélien à l’époque, avait visité l’Inde en septembre 2003. Un pays avec lequel le Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir en Inde se sent de nombreuses affinités. L’histoire des relations indo-israéliennes est compliquée : l’Inde avait voté contre le partage de la Palestine à l’Assemblée générale de l’ONU en 1947, et si elle a reconnu Israël de jure en 1950, il faudra attendre 1992 pour que cette reconnaissance donne lieu à des échanges d’ambassades. Dans la tradition de Jawaharlal Nehru, le parti du Congrès — au pouvoir pratiquement sans interruption depuis 1947 — se veut à la fois non-aligné et soutenant les mouvements de libération comme l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
C’est l’arrivée au pouvoir du BJP en 1998 qui donne un coup d’accélérateur au rapprochement avec Israël. La grille de lecture est alors : nous avons les mêmes adversaires (les musulmans), les mêmes amis (les États-Unis), et une coopération militaire discrète remontant aux années 1960. De fait, le retour au pouvoir du parti du Congrès en 2004 ne remet pas en question ce rapprochement israélo-indien qui se manifeste principalement dans le domaine militaire et celui de la haute technologie. Les nationalistes hindous du BJP et de la myriade d’organisations qui gravitent autour de lui ne font pas mystère de leur sympathie pour Israël au nom d’une communauté d’intérêts supposée contre les pays musulmans tandis que le gouvernement actuel, contre toute évidence, soutient que la politique indienne vis-à-vis des Palestiniens n’a pas changé.
L’« Asie occidentale »
Cette visite à venir de Narendra Modi aura en tout état de cause l’avantage de mettre fin à l’ambiguïté et à l’hypocrisie qui marquaient ces relations depuis plus d’une vingtaine d’années. Peut-être amènera-t-elle aussi l’Inde à clarifier sa politique au Proche-Orient. Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, New Delhi n’a pas de politique proche-orientale, et encore moins de stratégie dans la région. Elle a, en fait, autant de politiques que d’interlocuteurs et essaie de se contredire le moins possible, mais cela ne fait pas une stratégie. Pour un pays qui ambitionne à raison une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est un sérieux problème.
Pour commencer, les Indiens ont un problème avec le concept même de Proche-Orient. Ce terme européocentriste hérité de l’époque coloniale est rejeté par les analystes et politiques indiens qui lui préfèrent celui d’Asie occidentale. Peu importe d’ailleurs que l’Égypte, la Libye ou le Soudan — pays africains — soient inclus dans cette région. Cela explique peut-être en partie, mais pas seulement, pourquoi les gouvernements indiens n’ont jamais jusqu’à ce jour envisagé la région dans son ensemble ni formulé de stratégie globale.
En effet, l’Inde se voit à juste titre comme la puissance centrale du sous-continent indien et attend des puissances étrangères qu’elles la considèrent comme telle. Elle a défini des politiques séparées selon qu’elle traite avec l’Iran, les pays arabes du Golfe, Israël ou les Palestiniens. Pays anciennement colonisé, l’Inde tire sa fierté depuis l’indépendance en 1947 de son refus de toute ingérence (même si sa pratique est quelque peu différente chez ses voisins du Sri Lanka, du Bhoutan ou du Népal). C’est pourquoi, par principe, elle refuse de prendre position dans les différends entre pays tiers.
Non ingérence diplomatique
Tout récemment, dans la guerre du Yémen, l’Inde s’est illustrée en mettant sa marine au service de l’évacuation de ressortissants indiens et asiatiques du Yémen, mais a refusé de prendre position sur le bien-fondé des attaques de la coalition menée par l’Arabie saoudite. De même, l’Inde fait de son mieux pour traiter ses relations bilatérales avec l’Iran d’un côté, les pays arabes du Golfe de l’autre, comme si l’on pouvait faire abstraction des tensions entre ces derniers.
D’ailleurs, les relations diplomatiques de l’Inde avec les pays arabes sont aussi dépolitisées que possible. Cela tient en grande partie à la crainte, déjà évoquée, de retombées négatives sur les relations de New Delhi avec des pays tiers, mais aussi à la perception durable que les pays arabes du Golfe sont par principe favorables au Pakistan. Mais ce qui a été une réalité pendant des décennies l’est beaucoup moins aujourd’hui : d’une part, les pays du CCG reconnaissent le potentiel de l’Inde après l’avoir durablement sous-estimé ; la longue visite effectuée en Inde en janvier 2006 par le roi Abdallah d’Arabie saoudite marque cette évolution. De l’autre, les pays du CCG prennent leurs distances avec le Pakistan, et le refus de ce dernier de soutenir l’opération saoudienne au Yémen au printemps 2015 n’a fait qu’accentuer ce refroidissement.
D’un point de vue de politique intérieure, régulièrement accusé de négliger les musulmans indiens, le gouvernement nationaliste hindou de Modi n’est pas fâché d’afficher de bonnes relations avec les États arabes musulmans du Golfe. D’un point de vue économique, ces mêmes bonnes relations sont une nécessité pour la croissance du pays et les investissements étrangers dont Modi a fait une priorité.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi s’est efforcé de redonner une cohérence à une diplomatie qui avait perdu en lisibilité depuis une trentaine d’années et l’essoufflement du Mouvement des non-alignés. En abordant ses relations avec les entités qui composent le Proche-Orient (Iran, pays arabes du Golfe, autres pays arabes, Israël et Palestine), la logique voudrait que le gouvernement que dirige Narendra Modi lui donne un cadre global et lisible. Son penchant personnel le porterait sans aucun doute vers un soutien franc à Israël. La prudence dont il a témoigné depuis son arrivée aux affaires et les traditions d’un appareil diplomatique indien rétif à l’idée de se mêler des conflits des autres laissent penser au contraire qu’il avancera sur cette voie avec circonspection.
Voir aussi :
Arabie : Le legs d’Abdallah
Le roi Abdallah d’Arabie Saoudite est mort jeudi à 91 ans. Le nom de son successeur, le prince Salman, a été annoncé en même temps que son décès.
Par Olivier Da Lage
Le jour même de la mort d’Abdallah, le président du Yémen annonçait sa démission, l’épilogue provisoire d’une crise yéménite qui a viré au cauchemar pour les autorités saoudiennes. La victoire du clan zaydite des Houthis dans la partie septentrionale du Yémen est un échec personnel pour les dirigeants du royaume qui ont tout fait (y compris en recourant à l’aviation pour les bombarder en 2009) pour les écraser. En vain. Aujourd’hui, les houthistes contrôlent une bonne partie du Yemen septentrional, dont la capitale du pays, Sanaa. Comme les zaydites sont une branche du chiisme, Riyad y voit depuis le début la main de l’Iran qui chercherait à encercler l’Arabie en contrôlant son flanc sud. Rien ne le prouve, même s’il est évident que les succès houthistes font le bonheur de Téhéran. La conséquence, c’est que les sunnites, effrayés par la progression des Houthis, sont de plus en plus nombreux à s’en remettre aux jihadistes d’AQPA, Al Qaïda dans la Péninsule arabique, autre ennemi mortel de la dynastie saoudienne. En 1953, sur son lit de mort, le fondateur du royaume, Abdelaziz (Ibn Saoud) aurait confié à ses fils : « Le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen ». On pourrait ajouter : et inversement.
Le monde que vient de quitter Abdallah est plein de périls pour la monarchie saoudienne. Sur sa frontière nord, l’Etat islamique menace l’existence même du régime. Au nom de ses propres valeurs fondatrices wahhabites. Le mur que construit l’Arabie pour s’en protéger est une digue illusoire, une Ligne Maginot contre un ennemi qui peut non seulement la contourner, mais qui est déjà en place. Car les extrémistes sunnites du Califat d’Al Baghdadi ne manquent pas de soutiens en Arabie, en raison de la peur panique, de la haine qu’inspirent chez nombre de sunnites de la Péninsule le « péril chiite » et l’Iran.
C’est le troisième danger qui guette l’Arabie saoudite, aux yeux de la plupart de ses sujets et de tous ses dirigeants. La République islamique d’Iran. Les télégrammes diplomatiques révélés par WikiLeaks avaient montré un roi Abdallah demandant à ses interlocuteurs américains d’ « écraser la tête du serpent ». Actuellement, l’angoisse des Saoudiens est plutôt la perspective imminente d’un accord entre Washington et Téhéran sur le nucléaire. Un cauchemar absolu pour Riyad. Voici près d’un an, le diplomate onusien Lakhdar Brahimi avait averti le roi que le rapprochement avec Téhéran était la priorité de l’administration Obama. « Ce n’est pas une analyse, c’est une information », avait précisé Brahimi à son royal interlocuteur.
C’est un des éléments de la virulence du sentiment antiaméricain prévalant actuellement dans les cercles dirigeants saoudiens, les autres étant le soutien aux aspirations démocratiques qui se sont fait jour lors du « Printemps arabe » et le lâchage de Moubarak par l’administration Obama début 2011 qui avait fait rentrer d’urgence Abdallah, alors en convalescence au Maroc, pour mener depuis Riyad la contre-révolution qui, il faut le reconnaître, a été une réussite.
Reste la chute vertigineuse des prix du pétrole. Qui a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis le mois de juin, privant l’Arabie Saoudite de recettes considérables. Mais ce n’est pas seulement une chute subie. Elle est en grande partie la conséquence de la politique pétrolière saoudienne elle-même. L’Arabie, comme cela a déjà été le cas au milieu des années 80 (à partir de 1986) veut coûte que coûte préserver sa part de marché ; elle veut aussi rendre non rentable l’exploitation du gaz de schiste par les Etats-Unis qui risque d’entraîner un découplage stratégique entre Washington et ses alliés du Moyen-Orient, à commencer par Riyad ; il s’agit enfin de mettre à genoux l’Iran et, accessoirement l’Irak, les autres grands producteurs de la région, mais dont la population importante ne permet pas de faire face durablement à une baisse du cours du baril, contrairement à l’Arabie qui disposerait de réserves financières supérieures à 750 milliards de dollars. Le cours d’équilibre pour le budget saoudien est légèrement supérieur à 100 dollars. Avec un baril à moins de 50, on est loin du compte, mais le royaume peut faire face à un déficit important pensant encore au moins deux ans… Mais sans doute pas davantage, tant est important le niveau des dépenses publiques dont une bonne partie servent à acheter la paix sociale après les troubles du début 2011.
L’environnement dont hérite à 79 ans le roi Salman n’a rien de rassurant. La seule chose qui pourrait le rassurer est que, souffrant d’Alzheimer et sans doute aussi de leucémie, il n’aura sans doute pas à exercer longtemps le pouvoir. La tâche en incombera alors à son successeur, si les événements ne se précipitent pas d’ici là.
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