1Les juifs indiens appartiennent à quatre communautés ayant des histoires bien distinctes : les bene Israel, les juifs de Cochin, les juifs baghdadi et les bnei Menashe. La plupart d’entre eux ont émigré en Israël après la création d’Israël.
Pakistan, Inde, Chine. Réalignement des planètes en Asie du Sud
Par Olivier Da Lage
Cet article est initialement paru sur Orient XXI le 19 janvier 2021 en français, en anglais, en arabe et en espagnol
Lentement, silencieusement, les vieilles alliances forgées durant la Guerre froide en Asie du Sud se modifient. Le Pakistan, l’Inde et la Chine infléchissent leurs politiques étrangères, loin de toute considération idéologique, mais en fonction de ce qu’ils perçoivent comme leurs intérêts nationaux.
Depuis le milieu des années 1950, le cadre était bien défini : au nom d’un anticommunisme partagé, les États-Unis s’appuyaient sur le Pakistan auquel ils ne ménageaient pas leur soutien. Ils savaient pouvoir compter sur l’appui politique (et financier) de l’Arabie saoudite pour maintenir à flot le jeune État né en 1947 au nom de l’islam. On avait pu voir une illustration magistrale de cette triple alliance au début des années 1980 pour soutenir le combat des moudjahidines afghans face à l’Armée rouge.
L’Inde de son côté, officiellement non alignée, penchait en réalité significativement du côté soviétique qui lui avait apporté tout son appui à l’issue de l’affrontement militaire sino-indien, achevé par la déroute indienne dans les montagnes himalayennes.
Le dégel sino-américain intervenu dans les années 1970 à l’initiative du président Richard Nixon était venu compléter l’ensemble : Pékin et Washington ayant en commun un antisoviétisme intransigeant, rien ne s’opposait à ce que la Chine se rapproche du Pakistan dans une alliance de revers visant notamment l’Inde, qui partage ses deux frontières terrestres les plus longues avec ces deux pays qui lui ont livré les seules guerres de son existence depuis l’indépendance de 1947.
Le «non» d’Islamabad à MBS
Les premières tensions visibles entre Riyad et Islamabad sont apparues en 2015. En avril, alors que l’Arabie saoudite venait de déclencher quelques jours auparavant l’opération Tempête décisive, autrement dit une campagne de bombardements aériens du Yémen à la tête d’une coalition, le Pakistan a fait savoir officiellement que contrairement aux informations diffusées par l’Arabie, il n’était pas partie prenante de cette coalition.
Afin de clarifier les choses et de soutenir les efforts du gouvernement d’Islamabad face aux pressions saoudiennes, un vote du Parlement pakistanais interdit à celui-ci de s’engager dans une telle coalition. Quelques mois plus tard, l’homme fort de l’Arabie, Mohamed ben Salman (MBS), qui n’est alors «que» ministre de la défense et vice-prince héritier, annonce le 14 décembre 2015 la constitution d’une «coalition antiterroriste» composée de 34 pays musulmans. Mais dans les jours qui suivent, trois des pays cités par MBS font savoir qu’ils n’ont pas donné leur accord : le Liban, la Malaisie et à nouveau le Pakistan.
Pour apaiser ces crispations dommageables pour les deux parties, le gouvernement pakistanais autorise en mars 2016 son chef d’état-major Rahil Charif, qui vient de prendre sa retraite, à prendre le commandement militaire de la coalition. L’honneur est sauf pour les deux pays, mais il ne règle en rien les différends de fond.
Des années durant, l’alignement du Pakistan sur l’Arabie saoudite était l’un des axiomes de la géopolitique régionale, tout particulièrement du temps du général Zia Ul-Haq, au pouvoir entre 1977 et 1988 qui avait accentué l’islamisation du Pakistan avec l’appui saoudien. L’armée pakistanaise était discrètement présente dans le royaume pour garantir la pérennité du régime en cas de troubles au sein des forces armées saoudiennes, et l’Arabie assurait les fins de mois budgétaires du Pakistan, y compris le financement des recherches nucléaires qui devaient aboutir à la production par le Pakistan de la «bombe atomique islamique».
Si les intérêts stratégiques de Riyad et Islamabad étaient alignés pour l’essentiel, les inévitables désaccords étaient réglés dans la discrétion. À partir du moment où, en Arabie, l’essentiel du pouvoir a été concentré entre les mains de MBS, dont la patience et le tact diplomatique ne sont pas les qualités premières, les données ont changé du tout au tout. Un homme capable de retenir en otage le premier ministre libanais parce que sa politique intérieure ne lui convenait pas n’allait évidemment pas se sentir tenu de respecter les sensibilités du Pakistan, censé s’aligner sur la politique saoudienne. Les pressions brutales et visibles qu’il a exercées sur son allié pakistanais se sont, comme il était prévisible, révélées contre-productives et ont abouti à l’humiliation publique qu’a représentée le refus répété de participer aux deux coalitions montées par MBS.
De plus, les dirigeants pakistanais n’ont pas manqué de noter le manque d’enthousiasme de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) pour condamner les actions du gouvernement indien au Jammu-et-Cachemire et, tout dernièrement, l’Arabie a, semble-t-il, exigé le remboursement d’un prêt de 3 milliards de dollars (2,48 milliards d’euros) qu’elle avait consenti au Pakistan en 2018. En dépit de ses difficultés financières, au lieu de solliciter un report, le Pakistan s’est exécuté et, en décembre 2020, avait déjà remboursé 2 milliards (1,65 milliard d’euros), le solde devant être réglé courant janvier 2021. En d’autres termes, non seulement le mariage idéologico-stratégique forgé il y a un demi-siècle bat de l’aile, mais il semble même en voie de dissolution.
Des alliances de revers
Longtemps, l’Inde a tenté de garder de bonnes relations avec tout le monde (Pakistan et Chine exceptés), même si son non-alignement penchait clairement du côté de Moscou. Sans annoncer en tant que telle une réorientation des priorités diplomatiques de son pays, le premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi a imprimé des inflexions sensibles à la politique étrangère indienne.
Ce nationaliste hindou réputé hostile aux musulmans et proche du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a créé la surprise en multipliant les visites dans les pays arabes du Golfe dès le début de son mandat, et tout particulièrement aux Émirats arabes unis. À l’issue de chacune de ses visites, le communiqué commun publié dénonçait non seulement le terrorisme, mais les États qui le favorisent ou le soutiennent. Le Pakistan, qui a parfaitement compris qu’il était visé, n’a pas tardé à éprouver l’efficacité de la realpolitik de Modi en constatant que les liens naguère très étroits qu’il avait avec l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis se distendaient sensiblement. Ces alliances de revers dont il était la cible l’ont mis en difficulté auprès de ses alliés de longue date.
Les changements impulsés par Modi ne se limitent pas au Proche-Orient. Le rapprochement avec les États-Unis qui était une réalité du temps où le parti du Congrès dirigeait le pays, s’est accéléré depuis 2014 et davantage encore après l’élection de Donald Trump en 2016. Au-delà des liens personnels qu’ont forgés les deux dirigeants, c’est la menace chinoise qui constitue la trame de cette évolution, marquée principalement par la réactivation du Quadrilateral Security Dialogue lancé en 2004 par le Japon, l’Australie, les États-Unis et l’Inde — et plus connu sous son diminutif de «Quad». Mais ce groupement informel dénoncé par Pékin comme une OTAN asiatique est rapidement tombé dans un demi-sommeil devant le refus des Australiens et des Indiens d’en faire ouvertement une alliance antichinoise.
Les choses ont changé voici trois ans, en raison principalement de la politique suivie par Xi Jinping, perçue comme une menace par tous ses voisins asiatiques. En novembre 2020, les marines des quatre pays ont effectué leur plus important exercice naval dans l’Océan indien à la faveur des manœuvres «Malabar». Le Quad n’est toujours pas une alliance formelle, mais il s’en rapproche quand même sensiblement, ce qui provoque la fureur de Pékin, mais aussi le mécontentement de Moscou, qui n’a jamais admis non plus le concept d’«Indo-Pacifique» qui, au-delà du Quad, rassemble d’autres pays riverains des océans Indien et Pacifique, y compris la France. Cette approche stratégique et militaire, ostensiblement tournée contre la Chine, marginalise également la puissance russe.
C’est dans ce contexte qu’il faut sans doute comprendre le report sine die du sommet annuel russo-indien prévu à l’automne et qui s’était jusque-là tenu chaque année depuis 2000, lorsqu’avait été signée la Déclaration sur le partenariat stratégique Inde-Russie. La raison invoquée — la pandémie de Covid-19 — ne doit pas faire illusion. Aussi bien le président russe Vladimir Poutine que le premier ministre indien Narendra Modi ont multiplié en cette fin 2020 les vidéoconférences avec les principaux dirigeants du monde. Les causes du mécontentement russe ont été évoquées plus haut. Quant à l’Inde, elle n’a semble-t-il guère apprécié les tentatives de médiation russe dans le conflit frontalier au Ladakh entre l’Inde et la Chine, Moscou étant soupçonnée d’être trop favorable au point de vue chinois.
Crise de confiance avec Moscou
À ce stade, il convient d’insister sur un point capital : l’essentiel de la politique extérieure et sécuritaire du Pakistan est déterminé par un seul et unique facteur : l’hostilité à l’Inde, doublée de la crainte qui n’est pas seulement théorique d’une intervention militaire de son grand et puissant voisin. Cette peur est entretenue par la rhétorique martiale et belliqueuse de nombreux dirigeants du Parti indien du peuple (Bharatiya Janata Party, BJP) au pouvoir et des médias qui leur sont proches, encourageant Narendra Modi à multiplier les «frappes chirurgicales» en territoire pakistanais. Elle justifie la réelle paranoïa pakistanaise, surtout depuis que l’aviation indienne a effectué en février 2019 une incursion dans l’espace aérien pakistanais, au-delà du territoire de la partie du Cachemire sous administration pakistanaise. Elle nourrit aussi, bien entendu, l’emprise de l’armée et des services secrets (Inter-Services Intelligence, ISI) sur les institutions du Pakistan.
C’est à l’aune de cette vision du monde et à la lecture des évolutions intervenues récemment qu’il faut lire l’approche actuelle des autorités pakistanaises. Le Pakistan s’adapte, lui aussi, à cette nouvelle donne. Le pays a une image déplorable en Occident et il en a parfaitement conscience. Ses actions (ou inaction vis-à-vis de mouvements terroristes) en sont largement responsables, mais ce n’est pas une raison pour sous-estimer ses capacités à tirer les leçons qui s’imposent des dynamiques récentes. L’Inde se rapproche des États-Unis? Le Pakistan en fait autant avec la Russie. Longtemps, Moscou a été l’allié des bons et mauvais jours pour l’Inde. Le pays sur lequel l’Inde a pu compter après la débâcle de 1962 face à la Chine, avec lequel elle a signé en août 1971 un «traité de paix, d’amitié et de coopération», juste avant la guerre de sécession du Pakistan oriental qui a donné naissance au Bangladesh grâce à l’intervention militaire indienne, et en l’absence de toute immixtion chinoise, Pékin étant dissuadée d’intervenir du fait de cette alliance politico-militaire qui ne disait pas son nom.
Mais la Russie, privée ces dernières années de son rôle de principal fournisseur d’équipements militaires de l’Inde par Israël, la France et les États-Unis, s’est à son tour tournée vers le Pakistan en lui livrant quelques hélicoptères et avions de combat, et engageant des discussions pour la livraison de chars. Bien entendu, le marché pakistanais ne saurait se comparer au marché indien, mais le signal en direction de New Delhi était suffisamment clair pour que l’Inde, au grand déplaisir des États-Unis, commande ces derniers mois le système de défense aérienne russe S-400 pour une valeur estimée à 5,4 milliards de dollars (4,4 milliards d’euros).
Quoi qu’il en soit, dans le sous-continent, la relation entre l’Inde et la Russie n’est plus exclusive, et c’est un indice de la crise de confiance qui s’est installée ces dernières années entre Moscou et New Delhi.
Privé de l’appui garanti des États-Unis (et d’autres pays occidentaux) et des monarchies du Golfe, le Pakistan n’est pas dépourvu pour autant d’autres options. Lorsqu’il regarde autour de lui, il constate que des pays musulmans (non arabes, comme lui) parviennent à tenir tête à l’Arabie saoudite et à lui contester son influence : la Turquie, l’Iran, la Malaisie. Très logiquement, le Pakistan s’est rapproché de la Turquie et de la Malaisie tout en faisant de son mieux pour effacer les sources de tensions qui l’opposaient à l’Iran.
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont, semble-t-il, fait pression sur Islamabad pour que le Pakistan rejoigne les rangs des pays musulmans qui normalisent leurs relations avec Israël. Le gouvernement pakistanais s’y est jusqu’à présent refusé, mais c’est sans doute la raison pour laquelle il a fait fuiter récemment des informations surprenantes sur les visites secrètes effectuées en Israël par des responsables pakistanais, y compris des membres de l’opposition.
Si l’Inde de Narendra Modi a entrepris de redessiner la géopolitique de la région, le Pakistan entend ne pas être en reste et répond à sa façon au nouvel axe constitué par les États-Unis, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël en lui opposant une forme d’alliance composée de la Chine, de la Turquie, de l’Iran, de la Malaisie, tout en essayant de gagner la neutralité bienveillante de la Russie.
La configuration géostratégique actuelle est donc faite d’un ensemble d’actions-réactions dans ce qui ressemble à un jeu à somme nulle où du reste, la plupart des acteurs, hormis sans doute les États-Unis et la Chine, se gardent bien de mettre tous leurs œufs dans le même panier. Lorsque l’Inde se rapproche trop ouvertement des États-Unis, la Russie fait un pas en direction du Pakistan. Quand ses anciens alliés (Arabie saoudite et Émirats arabes unis) semblent prendre le parti de l’Inde, le Pakistan se rapproche des adversaires de ces monarchies de la Péninsule arabique.
Au fond, pas de basculement brutal, mais un changement relatif des équilibres qui reste mouvant, l’hostilité ou la méfiance n’excluant pas un certain degré de coopération, même entre l’Inde et la Chine. Mais au bout du compte, c’est bien à un réalignement des planètes selon un nouveau paradigme auquel on assiste actuellement en Asie du Sud.
Inde. Pourquoi le plan de Modi contre les musulmans ne passe pas
Par Olivier Da Lage
Cet article est initialement paru le 16 janvier 2020 sur Orient XXI en français, en anglais, en arabe et en espagnol
En refusant la nationalité aux réfugiés musulmans de trois pays frontaliers, le premier ministre vise en réalité les musulmans indiens, dont il veut faire des apatrides. Face à une telle onde de choc, ceux-ci se mobilisent avec une ampleur inédite contre les excès du nationalisme hindou.
Les musulmans ne comptent peut-être que pour 14% de la population de l’Inde, mais ils représentent 180 millions de personnes — presque autant que la population du Pakistan. Dans quelques décennies, le nombre des musulmans indiens dépassera celui de l’Indonésie, faisant de l’Inde le plus grand pays musulman du monde en nombre d’habitants. Mais des musulmans minoritaires, à qui l’on fait sentir de façon croissante qu’ils ne sont que tolérés dans leur propre pays.
L’hindutva («hindouïté») est l’idéologie constitutive du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti indien du peuple) et Narendra Modi, l’actuel premier ministre de l’Inde arrivé au pouvoir en 2014 et reconduit de façon éclatante lors des législatives de mai 2019 en est le fidèle disciple. En 2014, cependant, Modi avait plutôt fait campagne sur la bonne gouvernance — le pays était alors plongé dans des scandales financiers impliquant des dirigeants du Congrès — et la promesse du développement (1).
Débarrasser le pays des «termites»
Cinq ans plus tard, les résultats économiques n’étant pas au rendez-vous, le BJP a au contraire mené une campagne fondée sur les revendications de base des nationalistes hindous : la fin du statut spécial pour le Cachemire — seul État majoritairement musulman —, la construction d’un temple dédié à Ram sur l’emplacement de la mosquée d’Ayodhya, détruite en décembre 1992 par des militants nationalistes, ce qui avait entraîné des émeutes communautaires faisant plusieurs milliers de morts, et l’instauration d’un Code civil uniforme, mettant fin aux statuts particuliers des chrétiens et des musulmans. Lors de la campagne, les dirigeants du BJP et Modi lui-même assimilaient facilement l’opposition, et notamment le Parti du Congrès à l’ennemi pakistanais. Quant à Amit Shah, le président du BJP, il promettait de débarrasser l’Inde de ses «infiltrés», ses «termites» (autrement dit les immigrants sans papiers musulmans venus du Bangladesh) et de les rejeter dans le golfe du Bengale.
La victoire écrasante du BJP, qui lui a donné une majorité absolue à la chambre basse (avec 37,4% des voix, compte tenu du mode de scrutin) le dispensant de faire des concessions à des alliés, a été interprétée par Modi comme un mandat clair l’autorisant à mettre en œuvre sans délai le programme du BJP.
Le Cachemire à l’isolement
C’est ainsi que le 5 août, Amit Shah a fait voter par le Parlement l’abrogation de l’article 370 de la Constitution qui avait permis l’accession du Cachemire à l’Union indienne, longtemps après les autres États indiens. Cet article accordait une large autonomie au Cachemire et résultait d’un compromis avec les dirigeants de cette région pour rejoindre l’Inde alors que le Pakistan la convoitait également. Hors du Cachemire, cette initiative a été très bien accueillie par la population hindoue et par des médias indiens de moins en moins indépendants. Sur place, un couvre-feu implacable a été imposé, les dirigeants politiques assignés à résidence, y compris d’anciens alliés du BJP et l’Internet coupé. Les étrangers (2), et même les parlementaires d’opposition se sont vu interdire l’accès au Cachemire tandis que les autorités affirmaient que tout était normal sur place. La Cour suprême, que l’on avait connue plus courageuse, s’est refusée à examiner dans l’urgence les cas d’habeas corpus (3) qui lui étaient soumis. Six mois plus tard, elle ne l’a toujours pas fait.
Un jugement discuté sur la mosquée Babri d’Ayodhya
Dans l’intervalle, cette même Cour suprême tranchait enfin le 9 novembre 2019 le litige portant sur la mosquée Babri d’Ayodhya, détruite en 1992 par des militants extrémistes voulant «reconstruire» le temple dédié à Ram qui, selon eux, avait été rasé pour ériger la mosquée au XVIe siècle sous l’empereur moghol Babour. Dans leur jugement d’un millier de pages, la Cour reconnait que sa destruction était illégale et qu’il n’existe pas de preuves irréfutables d’un temple préexistant à l’emplacement de la mosquée. Mais les hauts magistrats font droit aux demandes des plaignants hindous et leur accordent le droit exclusif de construire un temple sur ce lieu, tout en concédant aux musulmans cinq acres (environ deux hectares) un peu plus loin.
Cette décision a été appréciée diversement par ceux qui ont critiqué son manque de base juridique. Certains ont accusé les juges de se plier au «majoritarisme» ambiant, d’autres ont estimé que c’était un jugement politique, mais d’apaisement, permettant ainsi d’éviter les violences qu’un jugement opposé aurait sans nul doute provoquées de la part des extrémistes hindous de la Sangh parivar (4). De fait, la plupart des organisations représentatives de musulmans ont renoncé à faire appel de ce jugement.
Des hindous privés de nationalité dans l’Assam
Parallèlement, l’État d’Assam, dans le nord-est, venait d’achever la compilation de son Registre national des Citoyens (NRC). Un projet remontant aux années 1980, sous le gouvernement de Rajiv Gandhi. L’Assam, frontalier du Bangladesh, est traversé depuis plusieurs décennies par des poussées xénophobes tenant à la présence de nombreux immigrés sans papiers venus du pays voisin. Les Assamais sont nombreux à vouloir chasser de leurs terres ceux qui n’en sont pas originaires. Le gouvernement du BJP, avec l’appui de la Cour suprême alors présidée par le juge Gogoi, un Assamais, fait accélérer le processus. En septembre 2019, les premiers chiffres dénombraient 4 millions de personnes n’ayant pas franchi l’obstacle en prouvant qu’elles étaient indiennes. Cela a provoqué un choc, car nombre des personnes rejetées (près des deux tiers) sont des hindous, y compris des militaires de haut rang. Un nouveau calcul revoit les chiffres à la baisse et finalement 1,9 million d’Indiens découvraient soudainement qu’ils ne l’étaient plus.
Il leur fallait établir qu’eux-mêmes ou leurs parents étaient résidents en Assam avant l’indépendance du Bangladesh en 1971, ce qui dans un pays où l’état civil est erratique, voire inexistant, est tâche impossible pour nombre d’Indiens. À l’initiative du gouvernement de New Delhi, des camps de rétention sont érigés pour y parquer ces nouveaux apatrides.
C’est alors qu’Amit Shah, qui avait promis lors de la campagne du printemps 2019 et plus récemment, en novembre, de généraliser à toute l’Inde ce recensement des citoyens expérimenté en Assam, se rend le 10 décembre devant la chambre basse, où il sait pouvoir compter sur une majorité automatique, pour présenter un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955. Le Citizenship Amendment Bill (CAB). Par cet amendement, les sans-papiers qui résident illégalement en Inde pourront accéder à la naturalisation s’ils proviennent de trois pays du voisinage : le Pakistan, le Bangladesh et l’Afghanistan, à condition qu’ils appartiennent aux minorités religieuses suivantes : hindous, bouddhistes, sikhs, parsis, jaïns et chrétiens. Les musulmans ne sont pas nommés, pas davantage que d’autres voisins de l’Inde comme le Sri Lanka ou le Népal. Amit Shah s’évertue à proclamer, sans convaincre, que les musulmans indiens ne sont pas concernés et n’ont rien à craindre, puisqu’il s’agit d’octroyer des droits nouveaux à des victimes de persécutions religieuses et non pas d’en retirer à quiconque.
En contradiction avec une Constitution laïque
Le projet, facilement voté à la chambre basse, trouve également une légère majorité à la chambre haute, malgré les protestations de l’opposition qui dénonce pêle-mêle la nature discriminatoire à l’encontre des musulmans de cette nouvelle loi, désormais baptisée CAA (Citizenship Amendment Act) et son caractère inconstitutionnel. Pour la première fois, en effet, la religion devient un critère de nationalité alors que la Constitution indienne est laïque et que la jurisprudence constante de la Cour suprême a consacré la laïcité comme l’un des fondements de l’ordre juridique du pays.
Tandis que des juristes préparent la saisine de la Cour suprême, une onde de choc secoue les musulmans indiens. Dans l’ensemble, depuis deux décennies, ces derniers ont fait preuve de beaucoup de résilience face à la montée du majoritarisme hindou qui entend les reléguer dans un statut de citoyens de seconde classe. Ils ont — avec d’autres — timidement protesté devant la montée des discriminations et des lynchages dont certains d’entre eux étaient victimes, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du BJP, mais dans l’ensemble, collectivement, ils ont absorbé les coups avec constance et résignation. Mais là, c’est leur statut de citoyens indiens qui est ouvertement remis en cause.
Des étudiants battus à New Dehli
Un peu partout dans le pays, des manifestations éclatent. L’une d’elles change la donne, celle des étudiants de la Jamia Millia University de New Delhi. Cet établissement universitaire musulman prestigieux, dont les étudiants et professeurs ne sont pas tous musulmans compte des personnalités éminentes parmi ses anciens élèves. Le 15 décembre, la police de Delhi (qui dépend directement du ministère de l’intérieur) pénètre dans les locaux de l’université et tire des gaz lacrymogènes à l’intérieur même de la bibliothèque universitaire; de nombreux étudiants sont battus à coup de lathis (cannes en bois utilisées par la police) et interpellés.
Les images vidéo font le tour des réseaux sociaux et, en quelques heures, des mouvements de solidarité se déclenchent au sein d’établissements universitaires dans presque tous les États indiens, y compris ceux qui s’étaient jusqu’alors signalés par leur dépolitisation. Le soutien le plus spectaculaire vient sans conteste des étudiants de la Benares Hindu University (BHU), haut lieu de l’hindouisme et située au cœur de la circonscription électorale du premier ministre Modi.
Féroce répression en Uttar Pradesh
Le gouvernement a beau dénoncer la «désinformation», répéter que le CAA ne menace aucunement les musulmans indiens et Narendra Modi lui-même affirmer le 22 décembre devant 200 000 militants et sympathisants du BJP qu’il n’existe aucun projet de recensement national des citoyens (NRC) à l’échelle de l’Inde, l’agitation persiste et s’étend. Parfois durement réprimée, notamment dans l’État d’Uttar Pradesh où la police est directement sous les ordres de Yogi Adityanath, chef du gouvernement local, un moine soldat placé par Modi lui-même et qui ne fait pas de quartier. Sa police laisse de nombreux morts parmi les manifestants et les cas d’arrestations massives, de torture et de destruction de biens se multiplient.
C’est que le CAA et le NRC prennent en tenaille les musulmans indiens. Comme l’a indiqué dans un tweet Amit Shah lui-même en avril, «D’abord, nous ferons voter l’amendement à la loi sur la citoyenneté et nous naturaliserons les réfugiés hindous, bouddhistes, sikhs et jaïns, les minorités religieuses des nations voisines. Puis nous mettrons en œuvre le NRC pour débarrasser notre pays des infiltrés».
À peine le NRC remisé par le premier ministre, le même Narendra Modi lance par anticipation le recensement ordinaire de la population, le National Population Register (NPR). La nouveauté, dans ce recensement qui n’est pourtant pas le premier du genre, est qu’il envisage de demander la date et le lieu de naissance non seulement de la personne interrogée, mais également celles de ses parents. Autrement dit, presque toute la population indienne est concernée, car même s’il est prévu de ne poser la question directement qu’à ceux qui sont nés après 1985, le simple fait de demander également les détails de la naissance des parents, nécessaire pour passer le filtre du NPR, revient à établir également la nationalité de ces derniers.
Dans un pays où il n’est obligatoire que depuis 1969 de déclarer une naissance à l’état civil de sa commune et où l’âge médian est de 28 ans, cela revient en pratique à suspendre une épée de Damoclès au-dessus de la tête de presque tous les musulmans du pays. Car ceux qui seraient marqués comme «douteux» par l’administration pourront être repêchés grâce au fameux CAA. À condition, naturellement, de n’être pas musulmans. Et voilà comment une loi qui n’est officiellement pas censée concerner les musulmans indiens finit par les concerner très directement.
Le retour de la désobéissance civile
La mobilisation anti-CAA-NRC-NPR a visiblement pris de court le gouvernement Modi, qui n’entend pas pour autant renoncer à son projet. Plusieurs États indiens parmi les principaux, notamment le Bengale-Occidental et le Kerala ont fait savoir qu’ils refusaient de prêter leur concours au recensement et même s’y opposeraient. Des éditorialistes, jusqu’alors silencieux face aux excès des nationalistes hindous, ont pris la plume pour souligner l’ampleur de la désobéissance civile s’inspirant du satyagraha du Mahatma Gandhi. Les menaces qui pèsent sur l’idée même de l’Inde ont réveillé de nombreux Indiens, jusqu’alors passifs ou effrayés.
L’enjeu est de savoir si, même dirigée par le BJP, l’Inde peut demeurer ce pays laïc qui respecte toutes les religions à égalité, comme le voulaient les pères de l’indépendance indienne, ou si elle est sur le point de devenir ce «Pakistan hindou» que Nehru rejetait de toutes ses forces.
- Son slogan de campagne était «Sabka saath, sabka vikas» (solidarité avec chacun, développement pour tous).
- À l’exception d’une délégation de 27 membres du Parlement européen, dont 22 d’extrême droite, invités en octobre par le gouvernement à se rendre compte de la «normalité» de la situation.
- NDLR. Principe juridique selon lequel toute personne arrêtée a le droit de savoir pourquoi, et de quoi elle est accusée. Ensuite, elle peut être libérée sous caution, puis amenée dans les jours qui suivent devant un juge. À l’origine loi votée au XVIIe siècle par le Parlement anglais, l’habeas corpus signifie aujourd’hui le contraire de la détention arbitraire.
- La «famille des organisations» qui regroupe autour du BJP des dizaines d’organisations et notamment la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, en français «Organisation patriotique nationale») sa matrice idéologique fondée en 1925 sur le modèle des milices fascistes.
La Cour Suprême, gardienne de la démocratie indienne
Olivier Da Lage
Tous les candidats à des élections en Inde doivent désormais publier leur casier judiciaire, ainsi en a décidé fin septembre 2018 la Cour Suprême du pays qui, dans sa décision inédite, précise que la criminalisation de la politique indienne est comme « une termite rongeant l’édifice de la gouvernance constitutionnelle ». Cette décision n’a pas plu, c’est peu de le dire, aux autorités du pays qui reprochent aux hauts magistrats de sortir de leur rôle en imposant des règles non prévues par la loi votée par le parlement. Réponse du tac au tac de la Cour : les gouvernements critiquent « l’activisme judiciaire pour masquer leurs propres échecs ».
Comme la Cour Suprême des États-Unis, la Cour Suprême indienne est bien davantage qu’une cour constitutionnelle, même si sa tâche première est de veiller à l’application de la constitution indienne, et ses décisions façonnent largement l’application des lois en faisant évoluer a société, ou en prenant en compte son évolution. Mais deux différences essentielles la distinguent de son homologue américaine : les juges n’y sont pas nommé à vie et leur nomination est beaucoup moins politisée qu’à Washington, mais surtout, la Cour suprême indienne n’hésite pas à s’autosaisir sans attendre que les affaires remontent à elle. Et heureusement.
Car la « plus grande démocratie du monde » est de plus en plus dysfonctionnelle. La violence politique et sociale progresse continûment, les atteintes aux libertés fondamentales sont légion, souvent du fait de potentats locaux au niveau des États, mais également au niveau fédéral où le parti au pouvoir tend à vouloir confisquer le pouvoir. C’est particulièrement vrai depuis que le BJP a remporté la majorité absolue des sièges à la Lok Sabha (chambre basse) en 2014 sans avoir à dépendre d’une coalition pour conserver sa majorité, comme c’était le cas sous le gouvernement précédent, dirigé par le parti du Congrès.
En d’autres termes, dans bien des domaines, la Cour Suprême joue le rôle de dernier recours, préservant le fonctionnement démocratique d’une société qui, sans elle, se laisserait gagner par un fonctionnement que l’on ne pourrait certainement plus qualifier de démocratique.
Politique et religion
La constitution de l’Inde est laïque (secular) mais le BJP, le parti au pouvoir se revendique de l’hindutva, le nationalisme hindou dans un pays où l’écrasante majorité de la population (plus de 80 %) est hindoue. Mais à travers ses différents jugements, la cour suprême s’est toujours refusée à définir l’hindouisme mais a mis en garde contre la tentation de politiciens gardiens auto-proclamés de l’hindouisme de l’enfermer dans un mode de vie particulier. En revanche, la Cour Suprême a décidé en 2017 qu’aucun politicien ne peut invoquer la religion pour gagner des suffrages. La vérité oblige cependant à dire que cette décision est violée presque quotidiennement à travers le pays tout entier.
Dans ce pays extrêmement conservateur sur le plan des mœurs, les plus hauts magistrats indiens ont récemment rendu des décisions qui s’éloignent notablement de la pudibonderie victorienne qui s’est abattue depuis deux siècles sur la terre qui a donné naissance Kama Sutra et qui héberge les sculptures érotiques de Khajurao.
Les droits des femmes
Fin septembre, la Cour suprême a ordonné à tous les temples hindous d’ouvrir l’accès aux femmes, quel que soit leur âge. En effet, les des temples les plus important, celui d’Ayyapa au Kerala, était interdit aux femmes de 10 à 50 ans, considérées comme impures car susceptibles d’avoir leurs règles. La veille, la haute juridiction avait décriminalisé l’adultère et mis fin au traitement différencié, selon qu’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Une décision dans la droite ligne de celle prise au début de ce même mois de septembre 2018 lorsque la Cour Suprême, dans une décision de 500 pages s’ouvrant par des citations de Goethe, John Stuart Mill et Shakespeare, abroge la fameuse section 377 du Code Pénal, lui aussi hérité de la colonisation britannique, pénalisant l’homosexualité.
Le droit à la vie privée
S’il est un pays où la notion de vie privée ne va pas de soi, c’est bien l’Inde : la surpopulation des villes et d’une bonne partie des campagnes fait que l’on n’y est jamais seul, les familles étendues sont davantage la règle que l’exception, sauf dans les grandes métropoles et par conséquent plusieurs générations et fratries vient habituellement sous le même toit et suivent un mode de vie tout à la fois communautaire et extrêmement hiérarchisé. Enfin, la politesse à l’indienne commande que l’on interroge son prochain (même s’il s’agit d’un inconnu assis en face de soi dans le train) sur tous les détails de sa vie… et d’y répondre lorsque l’on est interrogé, sauf à passer pour un grossier personnage.
C’est pourquoi plusieurs décisions de la Cour Suprême affirmant que la vie privée est un droit fondamental de la personne sont proprement révolutionnaires.
Cette annonce a été faite alors que la Cour examinait un recours contre la carte Aadhaar, sorte de carte d’identité biométrique mise en place à partir de 2015 pour tous les résidents. À l’origine, cette carte devait servir à identifier correctement les bénéficiaires des différentes allocations et prenait la suite de la célèbre carte de rationnement. Mais graduellement, toute une série d’intervenants on prévus au départ ont commencé à exiger que leurs services soient reliés au numéro unique d’identité de la carte Aadhaar : fournisseurs d’accès Internet, compagnies de téléphone mobile, banques, établissements scolaires, etc.
Comme rien n’est dit de la vie privée dans la Constitution de 1950, les juges ont décidé à l’unanimité, contre l’avis du gouvernement, que le droit à la vie privée faisait intrinsèquement partie du droit à la vie mentionné à l’article 21.
Liberté d’expression contre intolérance
Mais c’est sans doute dans le domaine de la liberté d’expression que le rôle de la Cour Suprême en tant que gardienne de la démocratie indienne a été le plus significative. La législation de l’Union indienne, plus de soixante-dix ans après l’Indépendance, continue d’être marquée par les textes répressifs hérités du colonisateur britannique. C’est notamment le cas de la loi sur la sédition, qu’en ces temps d’intolérance les autorités et leurs partisans ont tendance à invoquer à tout bout de champ contre opposants, intellectuels et journalistes par trop critiques, en dépit du fait que l’article 19 de la Constitution garantit la liberté d’expression et que l’Inde a signé et ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont l’article 19 garantit, lui aussi, cette liberté.
En 2015, la haute juridiction a déclaré anticonstitutionnel un article de la loi sur les technologies de l’information qui permettait de poursuivre pénalement les auteurs de propos injurieux, insultants ou malveillant. Pour la Cour Suprême, ces restrictions n’étaient pas raisonnables et « ce qui est offensant pour l’un peut ne pas l’être pour un autre », et la Cour d’exiger que toute restriction soit formulée en termes précis, et proportionnelle au but légitime recherché – formulation très proche de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. « L’Internet doit favoriser la liberté politique et non la répression », écrivent les juges dans leur arrêt.
Dans d’autres décisions, la Cour a affirmé le droit au silence, qui inclut celui de ne pas chanter l’hymne national dans un établissement scolaire ou universitaire, ce qui est hardi, en ces temps où l’on est prompt à faire la chasse aux « anti-nationaux ».
Le « droit à la dissidence »
Tout récemment, c’est le droit à la dissidence qui a été garanti par la Cour Suprême indienne. En août 2018, cinq intellectuels d’extrême-gauche ont été arrêtés par la police du Maharashtra sous l’accusation d’avoir comploté pour attenter à la vie du Premier ministre Narendra Modi et de soutenir la guérilla maoïste des Naxalistes. Le terme « naxalistes urbains », forgé pour désigner les intellectuels suspects de mal penser, a été surabondamment utilisé par les politiciens et une grande partie des médias pour désigner ces suspects, et plus généralement, les intellectuels critiques du gouvernement actuel. Mais dans une conférence de presse tenue par la police du Maharashtra, la police de l’État n’a produit que des livres et écrits, certes parfois recourant à une rhétorique révolutionnaire, mais n’évoquant en rien un tel complot.
Saisie en urgence par les avocats des cinq suspects, la Cour Suprême a ordonné qu’ils ne soient pas envoyés en prison mais placés en résidence surveillée le temps de l’enquête. Dans leur décision, les magistrats précisent : « La dissidence est la soupape de sécurité de la démocratie… La cocotte-minute explosera si vous ne faites pas de place aux soupapes de sécurité ». La Cour a également sévèrement commenté la conférence de presse tenue par les policiers en dehors de tout processus judiciaire.
La liberté artistique
La plus haut juridiction indienne s’est également instituée protectrice de la liberté de création. Depuis plusieurs années, nombre de films sont l’objet de vives attaques avant même leur sortie, soit parce qu’ils abordent des sujets controversés, soit parce qu’ils font appel à des acteurs pakistanais, soit parce qu’ils ne donnent pas le point de vue que certains considèrent comme la seule vérité. Voici Une dizaine d’années, le célèbre peintre indien MF Husain a été arrêté à plusieurs reprises et ses œuvres détruites par des extrémistes hindous du Bajrang Dal, puis du Shiv Sena. De multiples plaintes sont lancées contre ce peindre qui a le malheur d’être musulman et d’avoir osé représenter des divinités hindous en tenue légère. Menacé de mort, il doit quitter le pays et s’installe en Inde où il meurt en 2011 alors que la Cour Suprême vient d’annuler le mandat d’arrêt à son encontre.
Fin 2017, cette frénésie de censure se poursuit mais la Cour Suprême y met le holà en écrivant que les tribunaux indiens doivent se montrer « extrêmement précautionneux » lorsqu’ils s’ingèrent dans la liberté artistique et le président de la Cour précise : « la liberté d’expression est sacro-sainte et on ne doit pas normalement interférer avec elle (…) Que ce soit dans un film, une pièce de théâtre ou un roman, qui sont des expressions de la création artistique, l’artiste à la liberté de s’exprimer d’une façon qui est légalement répréhensible. » Et la Cour suprême de préciser que les limites à la liberté d’expression prévues par l’alinéa 2 de l’article 19 de la Constitution ne doivent pas être invoquées pour tuer la créativité artistique !
Le juge Dipak Misra, qui a présidé la Cour suprême depuis un peu plus d’un an, prend sa retraite en ce début octobre 2018. Son successeur, qu’il a lui-même choisi parmi les autres magistrats de la Cour doit être formellement désigné par le président de la République, est Ranjan Gogoi, qui s’était pourtant publiquement opposé à lui voici quelques mois. Mais au bout du compte, l’unité de la Cour Suprême, où les opinions dissidentes des juges minoritaires sont publiées selon la tradition anglo-saxonne, a prévalu face à la tentation du pouvoir politique de prendre le contrôle de l’institution judiciaire.
Pour l’instant, celle-ci résiste bien et la Cour Suprême, à juste titre, est vue par une majorité d’Indiens comme le dernier rempart de l’homme ordinaire face aux tentations des politiques de contrôler leur vie.
Gujarat : victoire à la Pyrrhus pour Modi ?
Par Olivier Da Lage
Le résultat des élections législatives au Gujarat, l’Etat qu’a dirigé Narendra Modi pendant plus de douze ans, sont désormais connus. Comme il était prévisible, le BJP l’a à nouveau emporté, mais -et c’est la vraie leçon de ce scrutin- avec une marge très faible dans bien des circonscriptions.
Ce qui a sauvé la mise au BJP est l’implication personnelle de Modi dans la campagne quotidiennement pendant près de trois semaines (incidemment, c’est la véritable raison du report du voyage de Macron initialement prévu en décembre) qui a transformé ce vote en plebiscite pour ou contre Modi, fils de la terre du Gujarat.
Autre leçon, la spectaculaire remontée du Congrès, donné quasiment pour mort naguère encore, campagne menée par Rahul Gandhi, tout nouveau président du Congrès à la suite de sa mère Sonia. Il y a peu, il était de bon ton d’évoquer sur un ton condescendant cet héritier réticent à assumer la relève. Or, tout le monde s’accorde à dire qu’il a mené une bonne campagne et a su trouver le ton juste.
Bien entendu, les élections générales de 2019 ne sont pas encores perdues pour le BJP et Modi est un formidable animal politique. De même, le Congrès a encore beaucoup à faire pour seulement envisager la possibilité de revenir au pouvoir à Delhi.
Mais si personne ne conteste la victoire du BJP au Gujarat, elle à un goût amer pour le parti de Narendra Modi tandis que la défaite du Congrès est plus douce que beaucoup l’avaient prédit. Une victoire chèrement acquise pour le tout-puissant Modi dans son fief même, une performance largement inattendue pour Gandhi en terre a priori hostile : les jeux ne sont pas encore faits pour 2019.
Inde-Israël. Convergence de deux ethnonationalismes Narendra Modi en visite à Tel-Aviv
Par Olivier Da Lage et Pierre Prier
Cet article est initialement paru sur Orient XXI le 3 juillet 2017
Un quart de siècle après l’établissement des relations diplomatiques entre l’Inde et Israël, Narendra Modi est attendu pour la première fois en Israël le 4 juillet. Un événement qui marque le rapprochement spectaculaire entre les deux pays.
C’est la première visite d’un chef de gouvernement indien, le véritable détenteur du pouvoir selon la Constitution indienne, en Israël où vivent près de 70 000 juifs originaires d’Inde1.
Narendra Modi, porte-flambeau du nationalisme hindou, n’a jamais caché son admiration pour Israël, où il s’est déjà rendu en 2006 lorsqu’il dirigeait l’État indien du Gujarat. Ni son évidente proximité idéologique avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, fondée sur le nationalisme hindou pour le premier, juif pour le second, chacun respectant en l’autre l’« homme fort » qui conçoit la politique avant tout comme un rapport de forces.
Les idéologues des deux pays exultent. Pour eux, le voyage du 4 juillet scellera de façon spectaculaire la complicité de deux visions ethnonationalistes. Depuis son élection en 2014, Narendra Modi poursuit une politique identitaire qui tend à marginaliser les quelque 14 % de musulmans du pays. « Le concept d’Israël comme maison naturelle des juifs du monde entier, un endroit où ils ont un droit de naissance, est un des fondements du sionisme. On ne peut s’empêcher de le comparer au concept selon lequel l’Inde est la maison naturelle des hindous du monde entier, un endroit où, eux aussi, ils ont un droit de naissance », écrit par exemple Vivek Dehejia, professeur à l’université Carleton d’Ottawa, membre d’une nouvelle génération d’intellectuels nationalistes indiens. Même fraternité de pensée en Israël : « Les hindous et les juifs, dominants dans les deux États font face chez eux à des minorités musulmanes significatives. Ils pratiquent tous deux des religions qui ne sont pas usuelles dans le reste du monde. Leurs minorités, 150 millions de musulmans en Inde et 1,7 million en Israël posent des défis majeurs aux deux pays », écrit le politologue Jonathan Adelman dans le quotidien israélien en anglais The Jerusalem Post.
En revanche, pas de réaction de personnalités musulmanes indiennes, plus préoccupées par la montée de l’islamophobie et les lynchages de musulmans par des milices sous prétexte de « protection des vaches », animal sacré pour les hindous (le premier ministre a tardivement réagi à ces crimes).
Un lent mais irrésistible rapprochement
Au-delà de ces convergences israélo-indiennes, le voyage de Narendra Modi apparaît comme la célébration d’une victoire diplomatique et stratégique majeure. Le dirigeant du pays qui abrite la deuxième population musulmane du monde n’accompagnera pas son voyage d’un déplacement dans les territoires palestiniens. Cette figure protocolaire, quasi obligatoire pour tout dirigeant étranger, a été jusqu’ici respectée par chaque responsable indien se rendant en Israël, du président indien Pranab Mukherjee (membre du Congrès) en octobre 2015 à la ministre des affaires étrangères Sushma Swaraj (Parti du peuple indien, BJP) en janvier 2016, venue poser les jalons de la visite de Modi.
La visite du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas à New Delhi le 14 mai 2017 a manifestement servi de lot de consolation, d’autant plus difficile à avaler que l’Inde se présente toujours comme le défenseur des droits des Palestiniens. Pendant longtemps, elle a joint les actes à la parole. Pour l’Inde, Israël incarnait le modèle colonial contre lequel s’étaient battus les pères de l’indépendance, et, après celle-ci, les pays non-alignés dont l’Inde était l’un des membres fondateurs les plus éminents. Cette approche a profondément irrigué l’administration indienne, et notamment son ministère des affaires étrangères qui craignait en outre que tout rapprochement avec Israël n’attire sur l’Inde l’ire des pays arabes.
L’Inde s’est longtemps opposée à Israël devant les institutions internationales. À l’ONU, le jeune État a rejoint en 1947 les pays arabes dans le refus du plan de partage de la Palestine, puis voté contre l’entrée d’Israël aux Nations unies en 1949. L’Inde a voté en 1975 la fameuse résolution 3379 présentant le sionisme comme un racisme. Sur le plan diplomatique, New Delhi a soutenu le camp arabe dans les deux guerres de 1967 et de 1973. L’Inde a été le premier pays non arabe à ouvrir un bureau de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1975, et a reconnu l’État palestinien en 1988.
Coopération militaire
Mais New Delhi a poursuivi en parallèle des relations discrètes et de plus en plus intenses avec Israël, que le voyage de Modi vient couronner et qui, du côté indien, ont longtemps été comparées à une liaison avec une maîtresse que l’on ne veut pas assumer en public. C’est d’autant plus frappant que les échanges en matière militaire et de renseignement remontent aux années 1960, quand après la défaite indienne face à la Chine en 1962 les Israéliens ont proposé leur assistance en matière militaire et de renseignement aux Indiens qui l’ont volontiers acceptée, alors que les deux pays n’avaient toujours pas de relations diplomatiques. Même si les nationalistes hindous du BJP, le parti de Narendra Modi ont beaucoup fait lorsqu’ils étaient au pouvoir (1998-2004) pour normaliser les liens avec Israël, c’est le premier ministre du Congrès Narasimha Rao qui prit en 1992 la décision d’établir des relations diplomatiques. Cela s’inscrivait dans sa politique de libéralisation économique et de modernisation de l’Inde et ne représentait aucunement un soutien à Israël. Par la suite, les liens se sont progressivement resserrés. Israël a fourni à l’Inde des armes et équipements en quantité pendant la guerre indo-pakistanaise de 1999, puis le premier ministre Ariel Sharon s’est rendu à New Delhi en 2003, et le chef d’état-major Gabi Ashkenazi en 2009.
Dans les instances internationales, le soutien indien aux Palestiniens s’est de plus en plus émoussé. Déjà, en 1991, New Delhi avait voté pour l’abrogation de la résolution 3379 de 1975. L’Inde s’est plus récemment abstenue dans le vote de la résolution de l’Unesco du 5 mai 2017 qui affirme que « toutes les mesures (…) prises par Israël, une puissance occupante, qui ont altéré ou visent à altérer le statut de la ville sainte de Jérusalem » seront « nulles et non avenues et doivent être annulées ».
La visite de Narendra Modi couronne une longue amitié, mais l’Inde se montre prudente. Il aura donc fallu attendre quatorze ans depuis la visite d’Ariel Sharon pour qu’un premier ministre indien rende la politesse, dont trois depuis l’arrivée au pouvoir de Modi, alors que beaucoup d’observateurs s’attendaient au contraire à ce que le premier ministre consacre l’un de ses tout premiers voyages à l’étranger à Israël. Entre-temps, Modi, saisi d’une frénésie diplomatique a sillonné le monde, effectuant plus de soixante voyages à l’étranger (jusqu’en juin 2017), parfois à plusieurs reprises, dans 46 pays. Cela ne rendait que plus mystérieux le temps pris par le leader indien pour visiter enfin Israël, comme s’il avait voulu longuement tourner autour de l’objet de son désir avant de s’y résoudre.
Les Palestiniens abandonnés
Le choix d’un découplage assumé entre politique envers Israël et politique envers les Palestiniens, qui a certainement dû donner des aigreurs aux vieux routiers de l’appareil diplomatique indien, a été rendu possible par l’approche adoptée au cours des trois années précédentes. Contre toute attente, Modi a d’abord effectué plusieurs voyages dans des pays musulmans (Émirats arabes unis en août 2015, Arabie saoudite en avril 2016, Iran en mai 2016, Qatar en juin 2016). Enfin, à la mi-mai, il a reçu à New Delhi, avec les honneurs, pendant quatre jours le président palestinien Mahmoud Abbas, réaffirmant le « soutien inébranlable » de l’Inde à la cause palestinienne. Ayant ainsi balisé le terrain, Modi peut à présent se rendre en Israël sans avoir à redouter les critiques internes comme externes, car le terrain est désormais mûr pour assumer sans fard une proximité entre l’Inde et Israël, bien au-delà de la connivence idéologique entre les deux leaders du moment. Elle repose essentiellement sur une coopération militaire et en matière de renseignement, y compris la fabrication d’armement en Inde utilisant les technologies israéliennes (le fameux « Make in India » (fabriquer en Inde) cher à Modi, mais aussi dans le domaine des hautes technologies civiles.
L’Inde a acheté pour 1,5 milliard d’euros de missiles et technologies liées à Israël, une transaction présentée comme le plus gros contrat d’exportation d’armes de ce pays. L’entreprise publique Israel Aerospace Industries (IAI) a annoncé le 19 mai 2017 la fourniture à l’Inde d’un système avancé de missiles, comprenant notamment des missiles sol-air de moyenne portée, des lanceurs et des technologies de communication, a-t-elle annoncé dans un récent communiqué. Ce contrat d’une valeur de 103 milliards de roupies (1,6 milliard de dollars) constitue « le plus gros contrat de l’industrie de défense israélienne », a affirmé l’entreprise. Les contrats conclus par les entreprises israéliennes d’armement ont atteint les 6,5 milliards de dollars en 2016, une hausse de 14 % par rapport à l’année précédente. La firme israélienne fournira également de l’équipement — notamment des missiles sol-air longue portée — pour le premier porte-avions indien encore en construction.
La coopération va aussi bon train dans le domaine des hautes technologies, et dans l’agriculture à travers les « centres d’excellence » installés par Israël dans la plupart des États depuis 2009 pour former les paysans indiens à l’utilisation des outils modernes israéliens, en particulier l’irrigation.
Cette normalisation avec Israël a vocation à durer au-delà d’une éventuelle alternance en Inde, car au fond, peu de choses séparent les dirigeants du BJP et ceux du Congrès (ou des autres partis) en matière de politique étrangère. Et l’acquis principal sera justement ce découplage entre la politique palestinienne et la politique israélienne de l’Inde. L’équilibre entre les deux n’était qu’apparent, car cela fait longtemps que l’appui de l’Inde à la Palestine ne dépasse guère la rhétorique, mais il inhibait le développement des relations avec Israël. Cette phase appartient désormais au passé et met fin à une anomalie dans la diplomatie indienne qui veille toujours à ne pas faire dépendre ses relations bilatérales avec un État des relations avec un autre État. Le dossier Israël-Palestine était justement une exception à cette approche, que l’Inde n’a jamais tenté de mettre à profit pour offrir ses bons offices entre les deux. Elle n’aura désormais plus à s’en soucier.
L’Inde, désir de puissance
Mon livre sur les défis stratégiques de l’Inde est paru le 22 février chez Armand Colin.
Dans la presse :
Alternatives économiques n° 369 (juin 2017)
“On parle souvent d’un monde dangereux et instable. Quels en sont les grands acteurs et les points de rupture ou de stabilité ? La qualité du livre d’Olivier Da Lage est de décrire avec minutie ce que le géant indien nous réserve compte tenu de sa vision du monde et de ses intérêts. Car l’Inde de la non agression et du non-alignement n’existe plus. L’Inde nouvelle a commencé à émerger dès 1998 avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement nationaliste hindou dont l’actuel Premier ministre Narendra Modi poursuit le réalignement géopolitique: la volonté de se faire reconnaître comme une grande puissance parmi les grands.
Finie la diplomatie défensive et ses fameux Pansheel ou Cinq vertus dont la non ingérence dans les affaires de chacun. Désormais l’Inde identifie clairement un adversaire -le Pakistan- et un rival -la Chine- sur son chemin de la puissance. De là découlent sa nouvelle diplomatie vis-à-vis des États-Unis mais aussi de la Turquie ou même d’Israël. Reste selon Olivier Da Lage à mettre en cohérence son ambition extérieure et la persistance de faiblesses internes dont l’extrême pauvreté de masse. C’est sans doute la raison pour laquelle le Premier ministre nationaliste Modi a relancé le mot d’ordre « chassons la pauvreté » (garibi hatao) en même temps qu’il faisait preuve d’une grande fébrilité dans ses voyages à l’étranger et dans l’affirmation d’un projet nationaliste hindouiste. Un alignement de trois planètes qui pourrait influencer grandement l’ordre du monde.”
L’Inde, un géant hésitant au Proche-Orient, Pierre Prier (Orient XXI, 26 mai 2017)
Population & Avenir n° 733 (mai-juin 2017)
“L’auteur sait parfaitement utiliser le caractère multiscalaire de la géographie pour analyser la géopolitique de l’Inde. Dans la partie 1, il étudie la stratégie de l’Inde par rapport à cinq ensembles géographiques du plus proche, l’Asie du Sud, au plus lointain en terme de distance, les États-Unis, sans oublier l’Afrique. La partie 2 examine les caractéristiques de l’Inde qui concourent à sa puissance, qu’il s’agisse de la croissance économique, des forces militaires (hard power) ou des armes pacifiques de l’influence (soft power). Cette passionnante lecture montre aussi combien « la démographie de l’Inde est désormais un atout », à rebours des multiples craintes à ce sujet formulées dans des décennies précédentes. Ce livre montre que la phrase attribuée au Général de Gaulle concernant Le Brésil, « un pays d’avenir et qui le restera » ne semble nullement pouvoir s’appliquer à l’Inde.”
Le livre international de la semaine (RFI, interview par Sylvie Noël, 18 mars 2017)
Interview sur le site de l’IRIS (16 mars 2017)
Modi Magic: India’s PM turns cash crunch into selling point (France 24 The Debate with François Picard, 14 mars 2017)
Olivier Da Lage : « Hier chantre du non-alignement, l’Inde se préfère aujourd’hui multi-alignée » , (Paroles d’Actu, interview par Nicolas Roche, 6 mars 2017)
Désir de puissance de New Delhi, une quête encore inachevée, Tirthankar Chanda (L’Hebdo, rfi.fr 24 février 2017)
Géopolitique, le débat (RFI, 19 février 2017) animé par Marie-France Chatin, avec
– Vaiju Naravane, écrivain et journaliste. « Transgressions », collection roman du Seuil.
– Jean-Luc Racine, directeur de recherches au CNRS
– Olivier Da Lage, journaliste. « L’Inde, désir de puissance », Armand Colin.
Inde-Pakistan : le théorème de Tchékhov
Le Premier ministre indien Narendra Modi a donc reçu ce samedi à sa résidence de fonction les chefs des trois armes pour examiner la riposte indienne à l’attaque qui a fait 18 morts parmi les soldats qui se trouvaient sur la base d’Uri, dans le Cachemire, à proximité de la Line of Control (LoC) qui sert de ligne de démarcation entre le Cachemire indien et le Cachemire pakistanais.
Selon Delhi, l’attaque aurait été menée par une organisation basée au Pakistan, jaish-e-Muhammad (l’armée de Mahomet). Mais contrairement à ce qui s’était passé après l’attaque de la base militaire indienne de Pathankot le 2 janvier dernier, Inde et Pakistan ont aussitôt échangé des propos martiaux. A l’époque, au contraire, l’Inde s’était gardée de mettre en cause directement le Pakistan, où Narendra Modi venait tout juste de rencontrer le Premier ministre Nawaz Sharif et avait même invité une délégation militaire pakistanaise à se rendre sur cette base pour se rendre compte par elle-même.
Ce geste n’avait pas donné les résultats espérés par l’Inde et le gouvernement de Narendra Modi avait été à mots couverts accusé de naïveté par certains observateurs et même des responsables de son propre parti le BJP. Les mois qui ont suivi ont été marqués par un net durcissement de la rhétorique de part et d’autres. Pour revenir à l’attaque d’Uri, le ministre de l’Intérieur, a immédiatement accusé le Pakistan d’être un Etat qui soutient le terrorisme. Modi, pour sa part, a tweeté pour indiquer que l’attaque ne resterait pas impunie. L’Assemblée générale des Nations unies qui s’achève à New York a été l’occasion pour l’Inde de mettre en cause le Pakistan et de tenter de l’isoler diplomatiquement. Cela risque de s’avérer plus difficile que prévu car la Chine s’est immédiatement portée en défense d’Islamabad et la Russie, l’alliée traditionnelle des bons et des mauvais jours, a entamé des manœuvres militaires communes avec le Pakistan.
Ce dernier, contrairement aux incidents précédents, n’a en rien promis de restreindre l’activité des groupes armés opérant à partir de son territoire, ni même d’ouvrir une enquête. Il a au contraire, par la voix de son Premier ministre Nawaz Sharif s’exprimant de la tribune des Nations unies, mis en cause la répression indienne au Cachemire comme étant l’unique cause de la tension actuelle.
En mai 2011, après le raid américain dans lequel Oussama Ben Laden a été tué au Pakistan (Opération Geronimo), nombreux étaient ceux, dans les milieux militaires, parmi les journalistes et surtout, les dirigeants du BJP alors dans l’opposition, à exprimer leur frustration que l’Inde ne lance pas son Opération Géronimo en territoire pakistanais pour éradiquer les bases terroristes qui s’y trouvent. Narendra Modi n’était pas le dernier.
Aujourd’hui au pouvoir, Modi est soumis à semblable pression, y compris de son propre camp, au nom de la rhétorique nationaliste qu’il a lui-même incarnée avant d’accéder au pouvoir.
Tchékhov a dit et écrit que dans une pièce de théâtre, si une arme chargée se trouve sur la scène dans l’acte premier, elle doit nécessairement avoir servi avant la fin du dernier acte. Les armes sont déjà sur la table, et elles sont chargées. Il paraît difficile d’imaginer que l’Inde puisse, cette fois, s’épargner une opération militaire « chirurgicale » en territoire pakistanais contre l’un des groupes terroristes qui y pullulent. Mais personne n’est en mesure de prédire l’enchaînement qui en résultera.
Olivier Da Lage
Jours ordinaires au Cachemire
Par Olivier Da Lage
Peut-on considérer que cinq jours en touriste font de vous un reporter ? Sûrement pas. Mais les impressions que l’on en retire peuvent-elles aider à la compréhension de la situation locale ? Je le crois. Le court séjour que je viens d’effectuer au Cachemire a dans tous les cas remis en perspective tout ce que j’avais pu lire ou entendre sur le sujet.
Sur la route menant de l’aéroport à Srinagar, la capitale du Jammu et Cachemire, tous les magasins sont fermés bien que l’ on soit un mercredi en plein cœur de la journée. Mon chauffeur donne l’explication sans même que la question lui ait été posée. « Avant-hier, une lycéenne a été harcelée par des soldats. En réaction, des jeunes Cachemiris ont manifesté devant des postes militaires et ont jeté des pierres en direction des soldats. Ces derniers ont riposté en tirant à balles réelles, tuant deux jeunes et en blessant de nombreux autres. C’est pourquoi il y a aujourd’hui une grève générale. Ça va sûrement durer plusieurs jours. »
La plupart des rues de Srinagar sont calmes, mais dans certains quartiers, la présence militaire est visible. Rideaux fermés sur les boutiques, soldats en patrouille, blindés légers surmontés d’une tourelle pour le mitrailleur, check points fréquents, indifférence calculée des passants qui font mine d’ignorer la présence de ces soldats venus de toutes les régions de l’Inde, couvre-feu, cela m’évoque irrésistiblement des souvenirs : la dernière fois que j’ai vu de telles scènes, c’était en Cisjordanie sous occupation israélienne.
Le lendemain, nous prévoyons de nous rendre à Gulmarg, sur les hauteurs montagneuses surplombant le Pakistan,à l’ouest de Srinagar. Mais une demi-heure à peine après avoir quitté l’hôtel, le chauffeur range sa voiture au bord de la route, où sont arrêtées de nombreux autres véhicules touristiques. Au loin sur la route monte une fumée noire. Des pneus brûlent sur la chaussée comme un avertissement à ceux qui seraient tentés de persévérer : un caillassage en règle les attend. Demi-tour donc et tourisme à Srinagar : le jardin Moghol, le jardin des tulipes, le jardin Nishat, le jardin Shalimar, une virée sur là lac Dal en shikara (la gondole locale). Parfait après-midi touristique, rien à signaler, si ce n’est la forte présence militaire qui jalonne notre parcours.
Le lendemain, départ matinal pour Pahalgam, une station d’altitude d’où l’on peut explorer les vallées et les glaciers dans un cadre qui évoque irrésistiblement les Alpes (l’endroit est d’ailleurs connu comme la « petite Suisse »), à ceci près que l’acharnement des villageois à vendre des babioles ou à se proposer comme guide sans rien avoir à expliquer illustre l’extreme pauvreté d’une population qui se refuse à mendier.
Pour le retour le lendemain, le chauffeur est inquiet : le bilan des affrontements est désormais passé à cinq morts et des dizaines de blessés. Entendue par la police, la jeune fille affirme désormais que ce ne sont pas des militaires qui l’ont importunés mais des jeunes de son école. Pour les Cachemiris, ces nouvelles déclarations ont été faites sous la pression policière. Bref, non seulement la tension ne retombe pas, mais elle est montée de plusieurs crans. Il risque d’y avoir des émeutes sur la route du retour. Pour parer à ce risque, le chauffeur propose que nous quittions Pahalgam à 5 heures. Nous lui faisons confiance, d’autant que les téléphones étrangers ne fonctionnent pas au Cachemire, non plus que les cartes SIM prépayées. Quant à l’internet, il a été coupé sur la plus grande partie du territoire pour éviter que les protestataires ne coordonnent leur mouvement sur Facebook ou par WhatsApp.
Concentré et silencieux, le chauffeur roule à vive allure. Nous rallions Srinagar pratiquement sans avoir croisé de véhicules sur la plus grande partie du chemin en tout juste deux heures. Le trajet prend habituellement trois heures et demie. Notre chauffeur a vu juste. Nous apprendrons le lendemain que ceux des touristes qui ont emprunté la même route une heure après nous ont été interceptés par des émeutiers, des pierres lancées sur leur véhicules et certains des chauffeurs extraits de force de leur voiture et passés à tabac pour ne pas avoir respecté la grève.
Le lendemain, le gouvernement indien dépêche plusieurs bataillons anti-émeutes venus du reste du pays et ordonné aux militaires de rester cantonnés dans leur caserne. New Delhi semble s’être enfin avisée que les soldats ne sont pas entraînés à maintenir l’ordre, mais à tirer sur l’ennemi, contrairement aux forces de police.
Il ne fait aucun doute que les services pakistanais et les militants séparatistes qu’ils soutiennent profitent de la situation. Mais justement : l’embrasement ne survient que parce que la situation est hautement inflammable : lors des inondations catastrophiques de 2014, les dons envoyés par solidarité de l’Inde tout entière se sont évaporés avant d’atterir dans la poche de dirigeants bien placés. La population n’en a jamais vu la couleur et son appauvrissement a pris des allures catastrophiques.
Résignés, plusieurs Cachemiris voient s’effondrer leur rêve de connaître enfin une saison touristique florissante (avec la sortie de l’hiver, elle vient tout juste de commencer). Le tourisme est pratiquement la seule ressource économique du territoire, déserté par l’industrie. Les jeunes formés à l’université ont peu d’espoir de trouver un emploi correspondant à leur qualification – voire un emploi tout court – et quand c’est le cas, le salaire est quatre fois inférieur à celui qu’il obtiendrait pour le même travail à Delhi. Les plus talentueux s’exilent. Pour les autres, c’est No Future.
Modi d’Arabie: Visite du premier ministre indien à Riyad
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 31 mars 2016 dans Orient XXI
Huit mois après sa visite aux Émirats arabes unis, le premier ministre indien Narendra Modi se rendra les 2 et 3 avril en Arabie saoudite. On aurait tort cependant de ne voir dans cette visite que ses aspects protocolaires ou économiques : pour l’Inde, le Proche-Orient est devenu un enjeu stratégique.
Les raisons objectives d’une telle visite ne manquent pas : l’Arabie saoudite est le principal fournisseur de pétrole de l’Inde, près de 2,8 millions de ressortissants indiens résident dans le royaume et l’Inde, à la recherche d’investisseurs étrangers pour alimenter ses projets de make in India pourrait difficilement frapper à meilleure porte — malgré les difficultés budgétaires actuelles du royaume. Par ailleurs, au fil des décennies, les dirigeants indiens et saoudiens ont régulièrement échangé des visites officielles, même si celles-ci sont plutôt espacées.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi a consacré une énergie inattendue à la révision complète de la politique étrangère de l’Inde. Ce n’est pas à proprement parler une remise en cause de la diplomatie suivie jusqu’alors, mais plutôt une rationalisation, faite de nombreux ajustements et de redéfinition des priorités, de ses orientations fondamentales. Concernant le Proche-Orient, on s’attendait plutôt à voir Modi réserver à Israël son premier voyage dans la région. Ce fut Abou Dhabi et Dubaï. Il était cependant question qu’il se rende en Israël à la fin de l’année 2015. Aucune date n’avait été fixée et, à la place, la ministre indienne des affaires étrangères Sushma Swaraj s’est rendue à Jérusalem et Ramallah en janvier pour poser les jalons d’une telle visite, en se gardant soigneusement de proférer la moindre parole controversée. À présent, il se dit que Benyamin Nétanyahou pourrait venir à New Delhi avant que Modi ne se déplace en Israël, mais aucune date n’a encore été annoncée, ni pour l’un, ni pour l’autre. C’est donc en Arabie saoudite que Modi foule donc pour la seconde fois la terre proche-orientale en tant que chef du gouvernement indien.
Des intérêts bien compris
Modi est réputé hostile aux musulmans en raison de l’idéologie du parti nationaliste hindou (Parti du peuple indien, BJP) qu’il représente, mais surtout à cause des émeutes de 2002 entre hindous et musulmans au Gujarat qu’il dirigeait alors et au cours desquelles près de 2 000 personnes, principalement des musulmans, ont été tuées. Il a donc été accueilli assez fraîchement par les dirigeants arabes, notamment saoudiens, lors de son succès électoral. Pourtant à la mort du roi Abdallah en janvier 2015, ce même Modi a déclaré une journée de deuil national. Entre-temps, les deux hommes qui s’étaient rencontrés fin 2014 en marge du G20 de Brisbane avaient commencé à se connaître, et surtout, à comprendre l’intérêt qu’ils pouvaient présenter l’un pour l’autre. Bref, l’approche stratégique prenait le pas sur l’idéologie.
Entre les deux pays, les relations sont anciennes et bien ancrées à défaut d’être étroites et profondes. Le tournant — car il y en a un — est intervenu en janvier 2006, lors de la visite en Inde du roi Abdallah qui était l’invité d’honneur du défilé militaire de la « journée de la République ». Le royaume wahhabite est pleinement conscient que son avenir s’inscrit de façon croissante à l’Est. À l’époque, le pétrole et le gaz de schiste américains ne permettaient pas encore aux États-Unis de se passer de l’or noir saoudien, mais l’Arabie saoudite était à la recherche de clients intéressés dans le long terme par ses hydrocarbures. Or, l’Inde et la Chine répondaient parfaitement à cette définition : voilà deux pays dont le développement économique est impressionnant, la population gigantesque et dont, par conséquent, les besoins énergétiques s’envolent. Ajoutons, ce qui ne gâte rien, que contrairement aux États-Unis, ni la Chine ni l’Inde n’ont l’habitude de sermonner leurs partenaires sur les droits humains. Ce sont donc bien des partenaires stables et fiables, intéressants pour Riyad qui ne cherche aucunement à remplacer les États-Unis en tant que protecteur du royaume. Quel que soit l’état — déplorable à l’heure actuelle — des relations entre les deux pays, elles ont survécu à tant d’épreuves depuis des décennies que personne n’imagine sérieusement qu’une rupture soit possible dans un avenir prévisible. Cela tombe bien : ni l’Inde ni la Chine n’aspirent à remplacer les États-Unis dans le Golfe, il n’y a donc aucun malentendu à ce sujet.
Iran et Pakistan, les sujets qui fâchent
Outre les sujets de discussions incontournables évoqués plus haut (pétrole, investissements, communauté indienne d’Arabie saoudite), Modi et ses hôtes saoudiens vont évidemment avoir des discussions politiques. Deux sujets, en particuliers, sont plus délicats que les autres : le Pakistan et l’Iran.
Dans un entretien au Times of India en date du 10 mars 2016, le ministre saoudien des affaires étrangères Adel al-Jubeir a insisté sur le fait que « les relations [de l’Arabie saoudite] avec le Pakistan ne seraient pas au détriment de [ses] relations avec l’Inde ». Le non-dit (mais fortement suggéré) est que réciproquement, le renforcement des liens de l’Arabie saoudite avec l’Inde ne se traduirait pas par une prise de distance vis-à-vis d’un pays qualifié dans la même interview d’« allié historique [qui] le restera ». On mesure l’importance du Pakistan pour l’Arabie saoudite par les deux visites à Islamabad quelque peu précipitées et à quelques jours d’écart seulement au mois de janvier d’al-Jubeir puis du ministre de la défense et vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman. Les visites intervenaient quelques semaines après le refus du Pakistan de rejoindre la « coalition contre le terrorisme » annoncée à la mi-décembre par ce dernier. Malgré une irritation mal dissimulée, le royaume ne veut en aucun cas que le Pakistan prenne ses distances. Il a pourtant par deux fois décliné l’invitation à suivre Riyad : d’abord en avril 2015 lorsque son Parlement a refusé d’envoyer des troupes au Yémen contre les houthis, puis en étant absent de la coalitiondes trente-quatre nations musulmanes menée par l’Arabie saoudite.
Cela représente une opportunité pour le premier ministre indien qui va sans doute tenter de rééditer à Riyad le coup de maître joué à Abou Dhabi huit mois auparavant, lorsqu’il a obtenu des Émirats arabes unis la publication d’un communiqué commun dénonçant les États qui se servent de la religion pour parrainer le terrorisme, une expression qui visait clairement le Pakistan.
Mais le véritable test des relations saoudo-indiennes sera l’Iran. New Delhi a de bonnes relations avec Téhéran. Or les Saoudiens ont actuellement tendance à évaluer la fiabilité de leurs partenaires à l’aune de la position qu’ils prennent vis-à-vis de la République islamique (à l’instar de la façon dont l’Inde se comporte, s’agissant du Pakistan). Il est peu probable, cependant, que l’Arabie saoudite fasse ouvertement pression sur l’Inde pour qu’elle prenne ses distances avec l’Iran. Le ferait-elle que ce serait mettre New Delhi dans une position impossible. D’un point de vue stratégique, l’Inde a besoin de l’Iran pour assurer une partie de ses approvisionnements en gaz et en pétrole afin de contribuer à la stabilisation de l’Afghanistan dans la perspective du départ des Américains. Et comme route lui permettant l’accès à l’Asie centrale grâce au port iranien de Chabahar en mer d’Oman qui permettrait, entre autres, de réduire la dépendance de Kaboul à l’égard du Pakistan.
L’antiterrorisme, terrain d’entente
Outre la politique traditionnelle de l’Inde consistant à ne pas prendre parti dans les querelles opposant des pays tiers, l’autre raison qui devrait en toute logique conduire Narendra Modi à refuser de prendre position dans le conflit mettant aux prises l’Iran et l’Arabie saoudite est que parmi les quelque 180 millions de musulmans indiens, près d’un quart sont des chiites. Une médiation, parfois évoquée par la presse indienne, est tout autant exclue : ni le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif, ni le président chinois Xi Jinping qui se sont rendus en janvier successivement dans les deux capitales du Golfe ne s’y sont risqués. Pour l’heure, l’hostilité entre les deux pays est si profonde que nulle médiation n’est envisageable.
C’est donc très probablement sur le terrain de la coopération antiterroriste contre les mouvements djihadistes que le nationaliste hindou et le monarque wahhabite devraient paradoxalement trouver un terrain d’entente. On le sait peu, mais une telle coopération est déjà en place. Elle a permis l’extradition vers l’Inde de plusieurs suspects, dont Abou Jandal, un Indien lié aux attaques de novembre 2008 à Bombay renvoyé dans son pays en 2012, ou encore Mohammed Assadullah Khan (alias Abou Soufyan), militant du Lashkar-e-Taiba1, expulsé en décembre 2015 d’Arabie où il avait été arrêté à la suite d’un partage de renseignements entre l’Inde et le royaume saoudien. Car si l’Inde s’alarme du risque que représente l’infiltration de militants djihadistes, le royaume sait pertinemment que le régime des Saoud figure en bonne place dans les objectifs de l’organisation de l’État islamique.
Réputé pro-israélien et antimusulman, Narendra Modi est en train de faire la preuve d’un savoir-faire diplomatique et d’un pragmatisme dont peu le créditaient en s’appuyant en premier lieu sur les pays musulmans conservateurs de la péninsule Arabique pour avancer ses pions. Il ne fait en cela qu’appliquer les préceptes de Kautilya2, l’auteur de l’Arthashastra, un manuel destiné aux rois sur la façon de gouverner : « ton voisin est ton ennemi naturel, mais le voisin de ton voisin est ton ami ».
Les contradictions de la politique indienne au Proche-Orient
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 17 août 2015 dans Orient XXI
Le premier ministre indien Narendra Modi se rend aux Émirats arabes unis les 16 et 17 août. La région du Golfe, où travaillent de nombreux ressortissants indiens, est cruciale pour l’approvisionnement énergétique de l’Inde. Et il se prépare, à la fin de l’année, à se rendre en Israël.
Cela faisait 34 ans, lorsque Indira Gandhi avait visité le pays en 1981, qu’un chef du gouvernement indien n’avait pas foulé le sol des Émirats arabes unis. Cette négligence apparente est surprenante quand on aligne quelques chiffres : les pétromonarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) fournissent près de 45 % du pétrole importé par l’Inde, les expatriés indiens sont environ 7 millions dans la péninsule Arabique, 2,6 millions rien qu’aux Émirats arabes unis. Les transferts d’argent en provenance de ses ressortissants dans le Golfe rapportent annuellement à l’Inde six milliards de dollars.
Il aura donc fallu attendre plus d’un an après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en mai 2014 pour que celui-ci effectue son premier voyage au Proche-Orient. Sa première année a été consacrée à renforcer sa position dans son environnement proche (sous-continent et océan Indien), aux relations avec l’Extrême-Orient, l’Europe et les États-Unis.
Le calendrier de ce second semestre 2015 montre cependant que le Proche-Orient figure en bonne place dans l’agenda diplomatique du gouvernement indien. C’est ainsi que le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif était à New Delhi les 13 et 14 août : comme tant d’autres, l’Inde attendait avec impatience la conclusion de l’accord nucléaire devant entraîner la levée de toutes les sanctions contre l’Iran, à la fois marché potentiel pour l’économie indienne et fournisseur d’énergie (pétrole et gaz).
Rapprochement avec Israël
Mais le voyage le plus significatif est celui que Narendra Modi devrait effectuer à la fin de l’année en Israël : ce sera la première fois qu’un premier ministre indien se rendra dans l’État hébreu, alors même qu’Ariel Sharon, chef du gouvernement israélien à l’époque, avait visité l’Inde en septembre 2003. Un pays avec lequel le Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir en Inde se sent de nombreuses affinités. L’histoire des relations indo-israéliennes est compliquée : l’Inde avait voté contre le partage de la Palestine à l’Assemblée générale de l’ONU en 1947, et si elle a reconnu Israël de jure en 1950, il faudra attendre 1992 pour que cette reconnaissance donne lieu à des échanges d’ambassades. Dans la tradition de Jawaharlal Nehru, le parti du Congrès — au pouvoir pratiquement sans interruption depuis 1947 — se veut à la fois non-aligné et soutenant les mouvements de libération comme l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
C’est l’arrivée au pouvoir du BJP en 1998 qui donne un coup d’accélérateur au rapprochement avec Israël. La grille de lecture est alors : nous avons les mêmes adversaires (les musulmans), les mêmes amis (les États-Unis), et une coopération militaire discrète remontant aux années 1960. De fait, le retour au pouvoir du parti du Congrès en 2004 ne remet pas en question ce rapprochement israélo-indien qui se manifeste principalement dans le domaine militaire et celui de la haute technologie. Les nationalistes hindous du BJP et de la myriade d’organisations qui gravitent autour de lui ne font pas mystère de leur sympathie pour Israël au nom d’une communauté d’intérêts supposée contre les pays musulmans tandis que le gouvernement actuel, contre toute évidence, soutient que la politique indienne vis-à-vis des Palestiniens n’a pas changé.
L’« Asie occidentale »
Cette visite à venir de Narendra Modi aura en tout état de cause l’avantage de mettre fin à l’ambiguïté et à l’hypocrisie qui marquaient ces relations depuis plus d’une vingtaine d’années. Peut-être amènera-t-elle aussi l’Inde à clarifier sa politique au Proche-Orient. Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, New Delhi n’a pas de politique proche-orientale, et encore moins de stratégie dans la région. Elle a, en fait, autant de politiques que d’interlocuteurs et essaie de se contredire le moins possible, mais cela ne fait pas une stratégie. Pour un pays qui ambitionne à raison une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est un sérieux problème.
Pour commencer, les Indiens ont un problème avec le concept même de Proche-Orient. Ce terme européocentriste hérité de l’époque coloniale est rejeté par les analystes et politiques indiens qui lui préfèrent celui d’Asie occidentale. Peu importe d’ailleurs que l’Égypte, la Libye ou le Soudan — pays africains — soient inclus dans cette région. Cela explique peut-être en partie, mais pas seulement, pourquoi les gouvernements indiens n’ont jamais jusqu’à ce jour envisagé la région dans son ensemble ni formulé de stratégie globale.
En effet, l’Inde se voit à juste titre comme la puissance centrale du sous-continent indien et attend des puissances étrangères qu’elles la considèrent comme telle. Elle a défini des politiques séparées selon qu’elle traite avec l’Iran, les pays arabes du Golfe, Israël ou les Palestiniens. Pays anciennement colonisé, l’Inde tire sa fierté depuis l’indépendance en 1947 de son refus de toute ingérence (même si sa pratique est quelque peu différente chez ses voisins du Sri Lanka, du Bhoutan ou du Népal). C’est pourquoi, par principe, elle refuse de prendre position dans les différends entre pays tiers.
Non ingérence diplomatique
Tout récemment, dans la guerre du Yémen, l’Inde s’est illustrée en mettant sa marine au service de l’évacuation de ressortissants indiens et asiatiques du Yémen, mais a refusé de prendre position sur le bien-fondé des attaques de la coalition menée par l’Arabie saoudite. De même, l’Inde fait de son mieux pour traiter ses relations bilatérales avec l’Iran d’un côté, les pays arabes du Golfe de l’autre, comme si l’on pouvait faire abstraction des tensions entre ces derniers.
D’ailleurs, les relations diplomatiques de l’Inde avec les pays arabes sont aussi dépolitisées que possible. Cela tient en grande partie à la crainte, déjà évoquée, de retombées négatives sur les relations de New Delhi avec des pays tiers, mais aussi à la perception durable que les pays arabes du Golfe sont par principe favorables au Pakistan. Mais ce qui a été une réalité pendant des décennies l’est beaucoup moins aujourd’hui : d’une part, les pays du CCG reconnaissent le potentiel de l’Inde après l’avoir durablement sous-estimé ; la longue visite effectuée en Inde en janvier 2006 par le roi Abdallah d’Arabie saoudite marque cette évolution. De l’autre, les pays du CCG prennent leurs distances avec le Pakistan, et le refus de ce dernier de soutenir l’opération saoudienne au Yémen au printemps 2015 n’a fait qu’accentuer ce refroidissement.
D’un point de vue de politique intérieure, régulièrement accusé de négliger les musulmans indiens, le gouvernement nationaliste hindou de Modi n’est pas fâché d’afficher de bonnes relations avec les États arabes musulmans du Golfe. D’un point de vue économique, ces mêmes bonnes relations sont une nécessité pour la croissance du pays et les investissements étrangers dont Modi a fait une priorité.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi s’est efforcé de redonner une cohérence à une diplomatie qui avait perdu en lisibilité depuis une trentaine d’années et l’essoufflement du Mouvement des non-alignés. En abordant ses relations avec les entités qui composent le Proche-Orient (Iran, pays arabes du Golfe, autres pays arabes, Israël et Palestine), la logique voudrait que le gouvernement que dirige Narendra Modi lui donne un cadre global et lisible. Son penchant personnel le porterait sans aucun doute vers un soutien franc à Israël. La prudence dont il a témoigné depuis son arrivée aux affaires et les traditions d’un appareil diplomatique indien rétif à l’idée de se mêler des conflits des autres laissent penser au contraire qu’il avancera sur cette voie avec circonspection.
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