1Les juifs indiens appartiennent à quatre communautés ayant des histoires bien distinctes : les bene Israel, les juifs de Cochin, les juifs baghdadi et les bnei Menashe. La plupart d’entre eux ont émigré en Israël après la création d’Israël.
Inde. Pourquoi le plan de Modi contre les musulmans ne passe pas
Par Olivier Da Lage
Cet article est initialement paru le 16 janvier 2020 sur Orient XXI en français, en anglais, en arabe et en espagnol
En refusant la nationalité aux réfugiés musulmans de trois pays frontaliers, le premier ministre vise en réalité les musulmans indiens, dont il veut faire des apatrides. Face à une telle onde de choc, ceux-ci se mobilisent avec une ampleur inédite contre les excès du nationalisme hindou.
Les musulmans ne comptent peut-être que pour 14% de la population de l’Inde, mais ils représentent 180 millions de personnes — presque autant que la population du Pakistan. Dans quelques décennies, le nombre des musulmans indiens dépassera celui de l’Indonésie, faisant de l’Inde le plus grand pays musulman du monde en nombre d’habitants. Mais des musulmans minoritaires, à qui l’on fait sentir de façon croissante qu’ils ne sont que tolérés dans leur propre pays.
L’hindutva («hindouïté») est l’idéologie constitutive du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti indien du peuple) et Narendra Modi, l’actuel premier ministre de l’Inde arrivé au pouvoir en 2014 et reconduit de façon éclatante lors des législatives de mai 2019 en est le fidèle disciple. En 2014, cependant, Modi avait plutôt fait campagne sur la bonne gouvernance — le pays était alors plongé dans des scandales financiers impliquant des dirigeants du Congrès — et la promesse du développement (1).
Débarrasser le pays des «termites»
Cinq ans plus tard, les résultats économiques n’étant pas au rendez-vous, le BJP a au contraire mené une campagne fondée sur les revendications de base des nationalistes hindous : la fin du statut spécial pour le Cachemire — seul État majoritairement musulman —, la construction d’un temple dédié à Ram sur l’emplacement de la mosquée d’Ayodhya, détruite en décembre 1992 par des militants nationalistes, ce qui avait entraîné des émeutes communautaires faisant plusieurs milliers de morts, et l’instauration d’un Code civil uniforme, mettant fin aux statuts particuliers des chrétiens et des musulmans. Lors de la campagne, les dirigeants du BJP et Modi lui-même assimilaient facilement l’opposition, et notamment le Parti du Congrès à l’ennemi pakistanais. Quant à Amit Shah, le président du BJP, il promettait de débarrasser l’Inde de ses «infiltrés», ses «termites» (autrement dit les immigrants sans papiers musulmans venus du Bangladesh) et de les rejeter dans le golfe du Bengale.
La victoire écrasante du BJP, qui lui a donné une majorité absolue à la chambre basse (avec 37,4% des voix, compte tenu du mode de scrutin) le dispensant de faire des concessions à des alliés, a été interprétée par Modi comme un mandat clair l’autorisant à mettre en œuvre sans délai le programme du BJP.
Le Cachemire à l’isolement
C’est ainsi que le 5 août, Amit Shah a fait voter par le Parlement l’abrogation de l’article 370 de la Constitution qui avait permis l’accession du Cachemire à l’Union indienne, longtemps après les autres États indiens. Cet article accordait une large autonomie au Cachemire et résultait d’un compromis avec les dirigeants de cette région pour rejoindre l’Inde alors que le Pakistan la convoitait également. Hors du Cachemire, cette initiative a été très bien accueillie par la population hindoue et par des médias indiens de moins en moins indépendants. Sur place, un couvre-feu implacable a été imposé, les dirigeants politiques assignés à résidence, y compris d’anciens alliés du BJP et l’Internet coupé. Les étrangers (2), et même les parlementaires d’opposition se sont vu interdire l’accès au Cachemire tandis que les autorités affirmaient que tout était normal sur place. La Cour suprême, que l’on avait connue plus courageuse, s’est refusée à examiner dans l’urgence les cas d’habeas corpus (3) qui lui étaient soumis. Six mois plus tard, elle ne l’a toujours pas fait.
Un jugement discuté sur la mosquée Babri d’Ayodhya
Dans l’intervalle, cette même Cour suprême tranchait enfin le 9 novembre 2019 le litige portant sur la mosquée Babri d’Ayodhya, détruite en 1992 par des militants extrémistes voulant «reconstruire» le temple dédié à Ram qui, selon eux, avait été rasé pour ériger la mosquée au XVIe siècle sous l’empereur moghol Babour. Dans leur jugement d’un millier de pages, la Cour reconnait que sa destruction était illégale et qu’il n’existe pas de preuves irréfutables d’un temple préexistant à l’emplacement de la mosquée. Mais les hauts magistrats font droit aux demandes des plaignants hindous et leur accordent le droit exclusif de construire un temple sur ce lieu, tout en concédant aux musulmans cinq acres (environ deux hectares) un peu plus loin.
Cette décision a été appréciée diversement par ceux qui ont critiqué son manque de base juridique. Certains ont accusé les juges de se plier au «majoritarisme» ambiant, d’autres ont estimé que c’était un jugement politique, mais d’apaisement, permettant ainsi d’éviter les violences qu’un jugement opposé aurait sans nul doute provoquées de la part des extrémistes hindous de la Sangh parivar (4). De fait, la plupart des organisations représentatives de musulmans ont renoncé à faire appel de ce jugement.
Des hindous privés de nationalité dans l’Assam
Parallèlement, l’État d’Assam, dans le nord-est, venait d’achever la compilation de son Registre national des Citoyens (NRC). Un projet remontant aux années 1980, sous le gouvernement de Rajiv Gandhi. L’Assam, frontalier du Bangladesh, est traversé depuis plusieurs décennies par des poussées xénophobes tenant à la présence de nombreux immigrés sans papiers venus du pays voisin. Les Assamais sont nombreux à vouloir chasser de leurs terres ceux qui n’en sont pas originaires. Le gouvernement du BJP, avec l’appui de la Cour suprême alors présidée par le juge Gogoi, un Assamais, fait accélérer le processus. En septembre 2019, les premiers chiffres dénombraient 4 millions de personnes n’ayant pas franchi l’obstacle en prouvant qu’elles étaient indiennes. Cela a provoqué un choc, car nombre des personnes rejetées (près des deux tiers) sont des hindous, y compris des militaires de haut rang. Un nouveau calcul revoit les chiffres à la baisse et finalement 1,9 million d’Indiens découvraient soudainement qu’ils ne l’étaient plus.
Il leur fallait établir qu’eux-mêmes ou leurs parents étaient résidents en Assam avant l’indépendance du Bangladesh en 1971, ce qui dans un pays où l’état civil est erratique, voire inexistant, est tâche impossible pour nombre d’Indiens. À l’initiative du gouvernement de New Delhi, des camps de rétention sont érigés pour y parquer ces nouveaux apatrides.
C’est alors qu’Amit Shah, qui avait promis lors de la campagne du printemps 2019 et plus récemment, en novembre, de généraliser à toute l’Inde ce recensement des citoyens expérimenté en Assam, se rend le 10 décembre devant la chambre basse, où il sait pouvoir compter sur une majorité automatique, pour présenter un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955. Le Citizenship Amendment Bill (CAB). Par cet amendement, les sans-papiers qui résident illégalement en Inde pourront accéder à la naturalisation s’ils proviennent de trois pays du voisinage : le Pakistan, le Bangladesh et l’Afghanistan, à condition qu’ils appartiennent aux minorités religieuses suivantes : hindous, bouddhistes, sikhs, parsis, jaïns et chrétiens. Les musulmans ne sont pas nommés, pas davantage que d’autres voisins de l’Inde comme le Sri Lanka ou le Népal. Amit Shah s’évertue à proclamer, sans convaincre, que les musulmans indiens ne sont pas concernés et n’ont rien à craindre, puisqu’il s’agit d’octroyer des droits nouveaux à des victimes de persécutions religieuses et non pas d’en retirer à quiconque.
En contradiction avec une Constitution laïque
Le projet, facilement voté à la chambre basse, trouve également une légère majorité à la chambre haute, malgré les protestations de l’opposition qui dénonce pêle-mêle la nature discriminatoire à l’encontre des musulmans de cette nouvelle loi, désormais baptisée CAA (Citizenship Amendment Act) et son caractère inconstitutionnel. Pour la première fois, en effet, la religion devient un critère de nationalité alors que la Constitution indienne est laïque et que la jurisprudence constante de la Cour suprême a consacré la laïcité comme l’un des fondements de l’ordre juridique du pays.
Tandis que des juristes préparent la saisine de la Cour suprême, une onde de choc secoue les musulmans indiens. Dans l’ensemble, depuis deux décennies, ces derniers ont fait preuve de beaucoup de résilience face à la montée du majoritarisme hindou qui entend les reléguer dans un statut de citoyens de seconde classe. Ils ont — avec d’autres — timidement protesté devant la montée des discriminations et des lynchages dont certains d’entre eux étaient victimes, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du BJP, mais dans l’ensemble, collectivement, ils ont absorbé les coups avec constance et résignation. Mais là, c’est leur statut de citoyens indiens qui est ouvertement remis en cause.
Des étudiants battus à New Dehli
Un peu partout dans le pays, des manifestations éclatent. L’une d’elles change la donne, celle des étudiants de la Jamia Millia University de New Delhi. Cet établissement universitaire musulman prestigieux, dont les étudiants et professeurs ne sont pas tous musulmans compte des personnalités éminentes parmi ses anciens élèves. Le 15 décembre, la police de Delhi (qui dépend directement du ministère de l’intérieur) pénètre dans les locaux de l’université et tire des gaz lacrymogènes à l’intérieur même de la bibliothèque universitaire; de nombreux étudiants sont battus à coup de lathis (cannes en bois utilisées par la police) et interpellés.
Les images vidéo font le tour des réseaux sociaux et, en quelques heures, des mouvements de solidarité se déclenchent au sein d’établissements universitaires dans presque tous les États indiens, y compris ceux qui s’étaient jusqu’alors signalés par leur dépolitisation. Le soutien le plus spectaculaire vient sans conteste des étudiants de la Benares Hindu University (BHU), haut lieu de l’hindouisme et située au cœur de la circonscription électorale du premier ministre Modi.
Féroce répression en Uttar Pradesh
Le gouvernement a beau dénoncer la «désinformation», répéter que le CAA ne menace aucunement les musulmans indiens et Narendra Modi lui-même affirmer le 22 décembre devant 200 000 militants et sympathisants du BJP qu’il n’existe aucun projet de recensement national des citoyens (NRC) à l’échelle de l’Inde, l’agitation persiste et s’étend. Parfois durement réprimée, notamment dans l’État d’Uttar Pradesh où la police est directement sous les ordres de Yogi Adityanath, chef du gouvernement local, un moine soldat placé par Modi lui-même et qui ne fait pas de quartier. Sa police laisse de nombreux morts parmi les manifestants et les cas d’arrestations massives, de torture et de destruction de biens se multiplient.
C’est que le CAA et le NRC prennent en tenaille les musulmans indiens. Comme l’a indiqué dans un tweet Amit Shah lui-même en avril, «D’abord, nous ferons voter l’amendement à la loi sur la citoyenneté et nous naturaliserons les réfugiés hindous, bouddhistes, sikhs et jaïns, les minorités religieuses des nations voisines. Puis nous mettrons en œuvre le NRC pour débarrasser notre pays des infiltrés».
À peine le NRC remisé par le premier ministre, le même Narendra Modi lance par anticipation le recensement ordinaire de la population, le National Population Register (NPR). La nouveauté, dans ce recensement qui n’est pourtant pas le premier du genre, est qu’il envisage de demander la date et le lieu de naissance non seulement de la personne interrogée, mais également celles de ses parents. Autrement dit, presque toute la population indienne est concernée, car même s’il est prévu de ne poser la question directement qu’à ceux qui sont nés après 1985, le simple fait de demander également les détails de la naissance des parents, nécessaire pour passer le filtre du NPR, revient à établir également la nationalité de ces derniers.
Dans un pays où il n’est obligatoire que depuis 1969 de déclarer une naissance à l’état civil de sa commune et où l’âge médian est de 28 ans, cela revient en pratique à suspendre une épée de Damoclès au-dessus de la tête de presque tous les musulmans du pays. Car ceux qui seraient marqués comme «douteux» par l’administration pourront être repêchés grâce au fameux CAA. À condition, naturellement, de n’être pas musulmans. Et voilà comment une loi qui n’est officiellement pas censée concerner les musulmans indiens finit par les concerner très directement.
Le retour de la désobéissance civile
La mobilisation anti-CAA-NRC-NPR a visiblement pris de court le gouvernement Modi, qui n’entend pas pour autant renoncer à son projet. Plusieurs États indiens parmi les principaux, notamment le Bengale-Occidental et le Kerala ont fait savoir qu’ils refusaient de prêter leur concours au recensement et même s’y opposeraient. Des éditorialistes, jusqu’alors silencieux face aux excès des nationalistes hindous, ont pris la plume pour souligner l’ampleur de la désobéissance civile s’inspirant du satyagraha du Mahatma Gandhi. Les menaces qui pèsent sur l’idée même de l’Inde ont réveillé de nombreux Indiens, jusqu’alors passifs ou effrayés.
L’enjeu est de savoir si, même dirigée par le BJP, l’Inde peut demeurer ce pays laïc qui respecte toutes les religions à égalité, comme le voulaient les pères de l’indépendance indienne, ou si elle est sur le point de devenir ce «Pakistan hindou» que Nehru rejetait de toutes ses forces.
- Son slogan de campagne était «Sabka saath, sabka vikas» (solidarité avec chacun, développement pour tous).
- À l’exception d’une délégation de 27 membres du Parlement européen, dont 22 d’extrême droite, invités en octobre par le gouvernement à se rendre compte de la «normalité» de la situation.
- NDLR. Principe juridique selon lequel toute personne arrêtée a le droit de savoir pourquoi, et de quoi elle est accusée. Ensuite, elle peut être libérée sous caution, puis amenée dans les jours qui suivent devant un juge. À l’origine loi votée au XVIIe siècle par le Parlement anglais, l’habeas corpus signifie aujourd’hui le contraire de la détention arbitraire.
- La «famille des organisations» qui regroupe autour du BJP des dizaines d’organisations et notamment la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, en français «Organisation patriotique nationale») sa matrice idéologique fondée en 1925 sur le modèle des milices fascistes.
Gujarat : victoire à la Pyrrhus pour Modi ?
Par Olivier Da Lage
Le résultat des élections législatives au Gujarat, l’Etat qu’a dirigé Narendra Modi pendant plus de douze ans, sont désormais connus. Comme il était prévisible, le BJP l’a à nouveau emporté, mais -et c’est la vraie leçon de ce scrutin- avec une marge très faible dans bien des circonscriptions.
Ce qui a sauvé la mise au BJP est l’implication personnelle de Modi dans la campagne quotidiennement pendant près de trois semaines (incidemment, c’est la véritable raison du report du voyage de Macron initialement prévu en décembre) qui a transformé ce vote en plebiscite pour ou contre Modi, fils de la terre du Gujarat.
Autre leçon, la spectaculaire remontée du Congrès, donné quasiment pour mort naguère encore, campagne menée par Rahul Gandhi, tout nouveau président du Congrès à la suite de sa mère Sonia. Il y a peu, il était de bon ton d’évoquer sur un ton condescendant cet héritier réticent à assumer la relève. Or, tout le monde s’accorde à dire qu’il a mené une bonne campagne et a su trouver le ton juste.
Bien entendu, les élections générales de 2019 ne sont pas encores perdues pour le BJP et Modi est un formidable animal politique. De même, le Congrès a encore beaucoup à faire pour seulement envisager la possibilité de revenir au pouvoir à Delhi.
Mais si personne ne conteste la victoire du BJP au Gujarat, elle à un goût amer pour le parti de Narendra Modi tandis que la défaite du Congrès est plus douce que beaucoup l’avaient prédit. Une victoire chèrement acquise pour le tout-puissant Modi dans son fief même, une performance largement inattendue pour Gandhi en terre a priori hostile : les jeux ne sont pas encore faits pour 2019.
Inde-Israël. Convergence de deux ethnonationalismes Narendra Modi en visite à Tel-Aviv
Par Olivier Da Lage et Pierre Prier
Cet article est initialement paru sur Orient XXI le 3 juillet 2017
Un quart de siècle après l’établissement des relations diplomatiques entre l’Inde et Israël, Narendra Modi est attendu pour la première fois en Israël le 4 juillet. Un événement qui marque le rapprochement spectaculaire entre les deux pays.
C’est la première visite d’un chef de gouvernement indien, le véritable détenteur du pouvoir selon la Constitution indienne, en Israël où vivent près de 70 000 juifs originaires d’Inde1.
Narendra Modi, porte-flambeau du nationalisme hindou, n’a jamais caché son admiration pour Israël, où il s’est déjà rendu en 2006 lorsqu’il dirigeait l’État indien du Gujarat. Ni son évidente proximité idéologique avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, fondée sur le nationalisme hindou pour le premier, juif pour le second, chacun respectant en l’autre l’« homme fort » qui conçoit la politique avant tout comme un rapport de forces.
Les idéologues des deux pays exultent. Pour eux, le voyage du 4 juillet scellera de façon spectaculaire la complicité de deux visions ethnonationalistes. Depuis son élection en 2014, Narendra Modi poursuit une politique identitaire qui tend à marginaliser les quelque 14 % de musulmans du pays. « Le concept d’Israël comme maison naturelle des juifs du monde entier, un endroit où ils ont un droit de naissance, est un des fondements du sionisme. On ne peut s’empêcher de le comparer au concept selon lequel l’Inde est la maison naturelle des hindous du monde entier, un endroit où, eux aussi, ils ont un droit de naissance », écrit par exemple Vivek Dehejia, professeur à l’université Carleton d’Ottawa, membre d’une nouvelle génération d’intellectuels nationalistes indiens. Même fraternité de pensée en Israël : « Les hindous et les juifs, dominants dans les deux États font face chez eux à des minorités musulmanes significatives. Ils pratiquent tous deux des religions qui ne sont pas usuelles dans le reste du monde. Leurs minorités, 150 millions de musulmans en Inde et 1,7 million en Israël posent des défis majeurs aux deux pays », écrit le politologue Jonathan Adelman dans le quotidien israélien en anglais The Jerusalem Post.
En revanche, pas de réaction de personnalités musulmanes indiennes, plus préoccupées par la montée de l’islamophobie et les lynchages de musulmans par des milices sous prétexte de « protection des vaches », animal sacré pour les hindous (le premier ministre a tardivement réagi à ces crimes).
Un lent mais irrésistible rapprochement
Au-delà de ces convergences israélo-indiennes, le voyage de Narendra Modi apparaît comme la célébration d’une victoire diplomatique et stratégique majeure. Le dirigeant du pays qui abrite la deuxième population musulmane du monde n’accompagnera pas son voyage d’un déplacement dans les territoires palestiniens. Cette figure protocolaire, quasi obligatoire pour tout dirigeant étranger, a été jusqu’ici respectée par chaque responsable indien se rendant en Israël, du président indien Pranab Mukherjee (membre du Congrès) en octobre 2015 à la ministre des affaires étrangères Sushma Swaraj (Parti du peuple indien, BJP) en janvier 2016, venue poser les jalons de la visite de Modi.
La visite du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas à New Delhi le 14 mai 2017 a manifestement servi de lot de consolation, d’autant plus difficile à avaler que l’Inde se présente toujours comme le défenseur des droits des Palestiniens. Pendant longtemps, elle a joint les actes à la parole. Pour l’Inde, Israël incarnait le modèle colonial contre lequel s’étaient battus les pères de l’indépendance, et, après celle-ci, les pays non-alignés dont l’Inde était l’un des membres fondateurs les plus éminents. Cette approche a profondément irrigué l’administration indienne, et notamment son ministère des affaires étrangères qui craignait en outre que tout rapprochement avec Israël n’attire sur l’Inde l’ire des pays arabes.
L’Inde s’est longtemps opposée à Israël devant les institutions internationales. À l’ONU, le jeune État a rejoint en 1947 les pays arabes dans le refus du plan de partage de la Palestine, puis voté contre l’entrée d’Israël aux Nations unies en 1949. L’Inde a voté en 1975 la fameuse résolution 3379 présentant le sionisme comme un racisme. Sur le plan diplomatique, New Delhi a soutenu le camp arabe dans les deux guerres de 1967 et de 1973. L’Inde a été le premier pays non arabe à ouvrir un bureau de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1975, et a reconnu l’État palestinien en 1988.
Coopération militaire
Mais New Delhi a poursuivi en parallèle des relations discrètes et de plus en plus intenses avec Israël, que le voyage de Modi vient couronner et qui, du côté indien, ont longtemps été comparées à une liaison avec une maîtresse que l’on ne veut pas assumer en public. C’est d’autant plus frappant que les échanges en matière militaire et de renseignement remontent aux années 1960, quand après la défaite indienne face à la Chine en 1962 les Israéliens ont proposé leur assistance en matière militaire et de renseignement aux Indiens qui l’ont volontiers acceptée, alors que les deux pays n’avaient toujours pas de relations diplomatiques. Même si les nationalistes hindous du BJP, le parti de Narendra Modi ont beaucoup fait lorsqu’ils étaient au pouvoir (1998-2004) pour normaliser les liens avec Israël, c’est le premier ministre du Congrès Narasimha Rao qui prit en 1992 la décision d’établir des relations diplomatiques. Cela s’inscrivait dans sa politique de libéralisation économique et de modernisation de l’Inde et ne représentait aucunement un soutien à Israël. Par la suite, les liens se sont progressivement resserrés. Israël a fourni à l’Inde des armes et équipements en quantité pendant la guerre indo-pakistanaise de 1999, puis le premier ministre Ariel Sharon s’est rendu à New Delhi en 2003, et le chef d’état-major Gabi Ashkenazi en 2009.
Dans les instances internationales, le soutien indien aux Palestiniens s’est de plus en plus émoussé. Déjà, en 1991, New Delhi avait voté pour l’abrogation de la résolution 3379 de 1975. L’Inde s’est plus récemment abstenue dans le vote de la résolution de l’Unesco du 5 mai 2017 qui affirme que « toutes les mesures (…) prises par Israël, une puissance occupante, qui ont altéré ou visent à altérer le statut de la ville sainte de Jérusalem » seront « nulles et non avenues et doivent être annulées ».
La visite de Narendra Modi couronne une longue amitié, mais l’Inde se montre prudente. Il aura donc fallu attendre quatorze ans depuis la visite d’Ariel Sharon pour qu’un premier ministre indien rende la politesse, dont trois depuis l’arrivée au pouvoir de Modi, alors que beaucoup d’observateurs s’attendaient au contraire à ce que le premier ministre consacre l’un de ses tout premiers voyages à l’étranger à Israël. Entre-temps, Modi, saisi d’une frénésie diplomatique a sillonné le monde, effectuant plus de soixante voyages à l’étranger (jusqu’en juin 2017), parfois à plusieurs reprises, dans 46 pays. Cela ne rendait que plus mystérieux le temps pris par le leader indien pour visiter enfin Israël, comme s’il avait voulu longuement tourner autour de l’objet de son désir avant de s’y résoudre.
Les Palestiniens abandonnés
Le choix d’un découplage assumé entre politique envers Israël et politique envers les Palestiniens, qui a certainement dû donner des aigreurs aux vieux routiers de l’appareil diplomatique indien, a été rendu possible par l’approche adoptée au cours des trois années précédentes. Contre toute attente, Modi a d’abord effectué plusieurs voyages dans des pays musulmans (Émirats arabes unis en août 2015, Arabie saoudite en avril 2016, Iran en mai 2016, Qatar en juin 2016). Enfin, à la mi-mai, il a reçu à New Delhi, avec les honneurs, pendant quatre jours le président palestinien Mahmoud Abbas, réaffirmant le « soutien inébranlable » de l’Inde à la cause palestinienne. Ayant ainsi balisé le terrain, Modi peut à présent se rendre en Israël sans avoir à redouter les critiques internes comme externes, car le terrain est désormais mûr pour assumer sans fard une proximité entre l’Inde et Israël, bien au-delà de la connivence idéologique entre les deux leaders du moment. Elle repose essentiellement sur une coopération militaire et en matière de renseignement, y compris la fabrication d’armement en Inde utilisant les technologies israéliennes (le fameux « Make in India » (fabriquer en Inde) cher à Modi, mais aussi dans le domaine des hautes technologies civiles.
L’Inde a acheté pour 1,5 milliard d’euros de missiles et technologies liées à Israël, une transaction présentée comme le plus gros contrat d’exportation d’armes de ce pays. L’entreprise publique Israel Aerospace Industries (IAI) a annoncé le 19 mai 2017 la fourniture à l’Inde d’un système avancé de missiles, comprenant notamment des missiles sol-air de moyenne portée, des lanceurs et des technologies de communication, a-t-elle annoncé dans un récent communiqué. Ce contrat d’une valeur de 103 milliards de roupies (1,6 milliard de dollars) constitue « le plus gros contrat de l’industrie de défense israélienne », a affirmé l’entreprise. Les contrats conclus par les entreprises israéliennes d’armement ont atteint les 6,5 milliards de dollars en 2016, une hausse de 14 % par rapport à l’année précédente. La firme israélienne fournira également de l’équipement — notamment des missiles sol-air longue portée — pour le premier porte-avions indien encore en construction.
La coopération va aussi bon train dans le domaine des hautes technologies, et dans l’agriculture à travers les « centres d’excellence » installés par Israël dans la plupart des États depuis 2009 pour former les paysans indiens à l’utilisation des outils modernes israéliens, en particulier l’irrigation.
Cette normalisation avec Israël a vocation à durer au-delà d’une éventuelle alternance en Inde, car au fond, peu de choses séparent les dirigeants du BJP et ceux du Congrès (ou des autres partis) en matière de politique étrangère. Et l’acquis principal sera justement ce découplage entre la politique palestinienne et la politique israélienne de l’Inde. L’équilibre entre les deux n’était qu’apparent, car cela fait longtemps que l’appui de l’Inde à la Palestine ne dépasse guère la rhétorique, mais il inhibait le développement des relations avec Israël. Cette phase appartient désormais au passé et met fin à une anomalie dans la diplomatie indienne qui veille toujours à ne pas faire dépendre ses relations bilatérales avec un État des relations avec un autre État. Le dossier Israël-Palestine était justement une exception à cette approche, que l’Inde n’a jamais tenté de mettre à profit pour offrir ses bons offices entre les deux. Elle n’aura désormais plus à s’en soucier.
Modi d’Arabie: Visite du premier ministre indien à Riyad
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 31 mars 2016 dans Orient XXI
Huit mois après sa visite aux Émirats arabes unis, le premier ministre indien Narendra Modi se rendra les 2 et 3 avril en Arabie saoudite. On aurait tort cependant de ne voir dans cette visite que ses aspects protocolaires ou économiques : pour l’Inde, le Proche-Orient est devenu un enjeu stratégique.
Les raisons objectives d’une telle visite ne manquent pas : l’Arabie saoudite est le principal fournisseur de pétrole de l’Inde, près de 2,8 millions de ressortissants indiens résident dans le royaume et l’Inde, à la recherche d’investisseurs étrangers pour alimenter ses projets de make in India pourrait difficilement frapper à meilleure porte — malgré les difficultés budgétaires actuelles du royaume. Par ailleurs, au fil des décennies, les dirigeants indiens et saoudiens ont régulièrement échangé des visites officielles, même si celles-ci sont plutôt espacées.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi a consacré une énergie inattendue à la révision complète de la politique étrangère de l’Inde. Ce n’est pas à proprement parler une remise en cause de la diplomatie suivie jusqu’alors, mais plutôt une rationalisation, faite de nombreux ajustements et de redéfinition des priorités, de ses orientations fondamentales. Concernant le Proche-Orient, on s’attendait plutôt à voir Modi réserver à Israël son premier voyage dans la région. Ce fut Abou Dhabi et Dubaï. Il était cependant question qu’il se rende en Israël à la fin de l’année 2015. Aucune date n’avait été fixée et, à la place, la ministre indienne des affaires étrangères Sushma Swaraj s’est rendue à Jérusalem et Ramallah en janvier pour poser les jalons d’une telle visite, en se gardant soigneusement de proférer la moindre parole controversée. À présent, il se dit que Benyamin Nétanyahou pourrait venir à New Delhi avant que Modi ne se déplace en Israël, mais aucune date n’a encore été annoncée, ni pour l’un, ni pour l’autre. C’est donc en Arabie saoudite que Modi foule donc pour la seconde fois la terre proche-orientale en tant que chef du gouvernement indien.
Des intérêts bien compris
Modi est réputé hostile aux musulmans en raison de l’idéologie du parti nationaliste hindou (Parti du peuple indien, BJP) qu’il représente, mais surtout à cause des émeutes de 2002 entre hindous et musulmans au Gujarat qu’il dirigeait alors et au cours desquelles près de 2 000 personnes, principalement des musulmans, ont été tuées. Il a donc été accueilli assez fraîchement par les dirigeants arabes, notamment saoudiens, lors de son succès électoral. Pourtant à la mort du roi Abdallah en janvier 2015, ce même Modi a déclaré une journée de deuil national. Entre-temps, les deux hommes qui s’étaient rencontrés fin 2014 en marge du G20 de Brisbane avaient commencé à se connaître, et surtout, à comprendre l’intérêt qu’ils pouvaient présenter l’un pour l’autre. Bref, l’approche stratégique prenait le pas sur l’idéologie.
Entre les deux pays, les relations sont anciennes et bien ancrées à défaut d’être étroites et profondes. Le tournant — car il y en a un — est intervenu en janvier 2006, lors de la visite en Inde du roi Abdallah qui était l’invité d’honneur du défilé militaire de la « journée de la République ». Le royaume wahhabite est pleinement conscient que son avenir s’inscrit de façon croissante à l’Est. À l’époque, le pétrole et le gaz de schiste américains ne permettaient pas encore aux États-Unis de se passer de l’or noir saoudien, mais l’Arabie saoudite était à la recherche de clients intéressés dans le long terme par ses hydrocarbures. Or, l’Inde et la Chine répondaient parfaitement à cette définition : voilà deux pays dont le développement économique est impressionnant, la population gigantesque et dont, par conséquent, les besoins énergétiques s’envolent. Ajoutons, ce qui ne gâte rien, que contrairement aux États-Unis, ni la Chine ni l’Inde n’ont l’habitude de sermonner leurs partenaires sur les droits humains. Ce sont donc bien des partenaires stables et fiables, intéressants pour Riyad qui ne cherche aucunement à remplacer les États-Unis en tant que protecteur du royaume. Quel que soit l’état — déplorable à l’heure actuelle — des relations entre les deux pays, elles ont survécu à tant d’épreuves depuis des décennies que personne n’imagine sérieusement qu’une rupture soit possible dans un avenir prévisible. Cela tombe bien : ni l’Inde ni la Chine n’aspirent à remplacer les États-Unis dans le Golfe, il n’y a donc aucun malentendu à ce sujet.
Iran et Pakistan, les sujets qui fâchent
Outre les sujets de discussions incontournables évoqués plus haut (pétrole, investissements, communauté indienne d’Arabie saoudite), Modi et ses hôtes saoudiens vont évidemment avoir des discussions politiques. Deux sujets, en particuliers, sont plus délicats que les autres : le Pakistan et l’Iran.
Dans un entretien au Times of India en date du 10 mars 2016, le ministre saoudien des affaires étrangères Adel al-Jubeir a insisté sur le fait que « les relations [de l’Arabie saoudite] avec le Pakistan ne seraient pas au détriment de [ses] relations avec l’Inde ». Le non-dit (mais fortement suggéré) est que réciproquement, le renforcement des liens de l’Arabie saoudite avec l’Inde ne se traduirait pas par une prise de distance vis-à-vis d’un pays qualifié dans la même interview d’« allié historique [qui] le restera ». On mesure l’importance du Pakistan pour l’Arabie saoudite par les deux visites à Islamabad quelque peu précipitées et à quelques jours d’écart seulement au mois de janvier d’al-Jubeir puis du ministre de la défense et vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman. Les visites intervenaient quelques semaines après le refus du Pakistan de rejoindre la « coalition contre le terrorisme » annoncée à la mi-décembre par ce dernier. Malgré une irritation mal dissimulée, le royaume ne veut en aucun cas que le Pakistan prenne ses distances. Il a pourtant par deux fois décliné l’invitation à suivre Riyad : d’abord en avril 2015 lorsque son Parlement a refusé d’envoyer des troupes au Yémen contre les houthis, puis en étant absent de la coalitiondes trente-quatre nations musulmanes menée par l’Arabie saoudite.
Cela représente une opportunité pour le premier ministre indien qui va sans doute tenter de rééditer à Riyad le coup de maître joué à Abou Dhabi huit mois auparavant, lorsqu’il a obtenu des Émirats arabes unis la publication d’un communiqué commun dénonçant les États qui se servent de la religion pour parrainer le terrorisme, une expression qui visait clairement le Pakistan.
Mais le véritable test des relations saoudo-indiennes sera l’Iran. New Delhi a de bonnes relations avec Téhéran. Or les Saoudiens ont actuellement tendance à évaluer la fiabilité de leurs partenaires à l’aune de la position qu’ils prennent vis-à-vis de la République islamique (à l’instar de la façon dont l’Inde se comporte, s’agissant du Pakistan). Il est peu probable, cependant, que l’Arabie saoudite fasse ouvertement pression sur l’Inde pour qu’elle prenne ses distances avec l’Iran. Le ferait-elle que ce serait mettre New Delhi dans une position impossible. D’un point de vue stratégique, l’Inde a besoin de l’Iran pour assurer une partie de ses approvisionnements en gaz et en pétrole afin de contribuer à la stabilisation de l’Afghanistan dans la perspective du départ des Américains. Et comme route lui permettant l’accès à l’Asie centrale grâce au port iranien de Chabahar en mer d’Oman qui permettrait, entre autres, de réduire la dépendance de Kaboul à l’égard du Pakistan.
L’antiterrorisme, terrain d’entente
Outre la politique traditionnelle de l’Inde consistant à ne pas prendre parti dans les querelles opposant des pays tiers, l’autre raison qui devrait en toute logique conduire Narendra Modi à refuser de prendre position dans le conflit mettant aux prises l’Iran et l’Arabie saoudite est que parmi les quelque 180 millions de musulmans indiens, près d’un quart sont des chiites. Une médiation, parfois évoquée par la presse indienne, est tout autant exclue : ni le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif, ni le président chinois Xi Jinping qui se sont rendus en janvier successivement dans les deux capitales du Golfe ne s’y sont risqués. Pour l’heure, l’hostilité entre les deux pays est si profonde que nulle médiation n’est envisageable.
C’est donc très probablement sur le terrain de la coopération antiterroriste contre les mouvements djihadistes que le nationaliste hindou et le monarque wahhabite devraient paradoxalement trouver un terrain d’entente. On le sait peu, mais une telle coopération est déjà en place. Elle a permis l’extradition vers l’Inde de plusieurs suspects, dont Abou Jandal, un Indien lié aux attaques de novembre 2008 à Bombay renvoyé dans son pays en 2012, ou encore Mohammed Assadullah Khan (alias Abou Soufyan), militant du Lashkar-e-Taiba1, expulsé en décembre 2015 d’Arabie où il avait été arrêté à la suite d’un partage de renseignements entre l’Inde et le royaume saoudien. Car si l’Inde s’alarme du risque que représente l’infiltration de militants djihadistes, le royaume sait pertinemment que le régime des Saoud figure en bonne place dans les objectifs de l’organisation de l’État islamique.
Réputé pro-israélien et antimusulman, Narendra Modi est en train de faire la preuve d’un savoir-faire diplomatique et d’un pragmatisme dont peu le créditaient en s’appuyant en premier lieu sur les pays musulmans conservateurs de la péninsule Arabique pour avancer ses pions. Il ne fait en cela qu’appliquer les préceptes de Kautilya2, l’auteur de l’Arthashastra, un manuel destiné aux rois sur la façon de gouverner : « ton voisin est ton ennemi naturel, mais le voisin de ton voisin est ton ami ».
Les contradictions de la politique indienne au Proche-Orient
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 17 août 2015 dans Orient XXI
Le premier ministre indien Narendra Modi se rend aux Émirats arabes unis les 16 et 17 août. La région du Golfe, où travaillent de nombreux ressortissants indiens, est cruciale pour l’approvisionnement énergétique de l’Inde. Et il se prépare, à la fin de l’année, à se rendre en Israël.
Cela faisait 34 ans, lorsque Indira Gandhi avait visité le pays en 1981, qu’un chef du gouvernement indien n’avait pas foulé le sol des Émirats arabes unis. Cette négligence apparente est surprenante quand on aligne quelques chiffres : les pétromonarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) fournissent près de 45 % du pétrole importé par l’Inde, les expatriés indiens sont environ 7 millions dans la péninsule Arabique, 2,6 millions rien qu’aux Émirats arabes unis. Les transferts d’argent en provenance de ses ressortissants dans le Golfe rapportent annuellement à l’Inde six milliards de dollars.
Il aura donc fallu attendre plus d’un an après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en mai 2014 pour que celui-ci effectue son premier voyage au Proche-Orient. Sa première année a été consacrée à renforcer sa position dans son environnement proche (sous-continent et océan Indien), aux relations avec l’Extrême-Orient, l’Europe et les États-Unis.
Le calendrier de ce second semestre 2015 montre cependant que le Proche-Orient figure en bonne place dans l’agenda diplomatique du gouvernement indien. C’est ainsi que le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif était à New Delhi les 13 et 14 août : comme tant d’autres, l’Inde attendait avec impatience la conclusion de l’accord nucléaire devant entraîner la levée de toutes les sanctions contre l’Iran, à la fois marché potentiel pour l’économie indienne et fournisseur d’énergie (pétrole et gaz).
Rapprochement avec Israël
Mais le voyage le plus significatif est celui que Narendra Modi devrait effectuer à la fin de l’année en Israël : ce sera la première fois qu’un premier ministre indien se rendra dans l’État hébreu, alors même qu’Ariel Sharon, chef du gouvernement israélien à l’époque, avait visité l’Inde en septembre 2003. Un pays avec lequel le Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir en Inde se sent de nombreuses affinités. L’histoire des relations indo-israéliennes est compliquée : l’Inde avait voté contre le partage de la Palestine à l’Assemblée générale de l’ONU en 1947, et si elle a reconnu Israël de jure en 1950, il faudra attendre 1992 pour que cette reconnaissance donne lieu à des échanges d’ambassades. Dans la tradition de Jawaharlal Nehru, le parti du Congrès — au pouvoir pratiquement sans interruption depuis 1947 — se veut à la fois non-aligné et soutenant les mouvements de libération comme l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
C’est l’arrivée au pouvoir du BJP en 1998 qui donne un coup d’accélérateur au rapprochement avec Israël. La grille de lecture est alors : nous avons les mêmes adversaires (les musulmans), les mêmes amis (les États-Unis), et une coopération militaire discrète remontant aux années 1960. De fait, le retour au pouvoir du parti du Congrès en 2004 ne remet pas en question ce rapprochement israélo-indien qui se manifeste principalement dans le domaine militaire et celui de la haute technologie. Les nationalistes hindous du BJP et de la myriade d’organisations qui gravitent autour de lui ne font pas mystère de leur sympathie pour Israël au nom d’une communauté d’intérêts supposée contre les pays musulmans tandis que le gouvernement actuel, contre toute évidence, soutient que la politique indienne vis-à-vis des Palestiniens n’a pas changé.
L’« Asie occidentale »
Cette visite à venir de Narendra Modi aura en tout état de cause l’avantage de mettre fin à l’ambiguïté et à l’hypocrisie qui marquaient ces relations depuis plus d’une vingtaine d’années. Peut-être amènera-t-elle aussi l’Inde à clarifier sa politique au Proche-Orient. Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, New Delhi n’a pas de politique proche-orientale, et encore moins de stratégie dans la région. Elle a, en fait, autant de politiques que d’interlocuteurs et essaie de se contredire le moins possible, mais cela ne fait pas une stratégie. Pour un pays qui ambitionne à raison une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est un sérieux problème.
Pour commencer, les Indiens ont un problème avec le concept même de Proche-Orient. Ce terme européocentriste hérité de l’époque coloniale est rejeté par les analystes et politiques indiens qui lui préfèrent celui d’Asie occidentale. Peu importe d’ailleurs que l’Égypte, la Libye ou le Soudan — pays africains — soient inclus dans cette région. Cela explique peut-être en partie, mais pas seulement, pourquoi les gouvernements indiens n’ont jamais jusqu’à ce jour envisagé la région dans son ensemble ni formulé de stratégie globale.
En effet, l’Inde se voit à juste titre comme la puissance centrale du sous-continent indien et attend des puissances étrangères qu’elles la considèrent comme telle. Elle a défini des politiques séparées selon qu’elle traite avec l’Iran, les pays arabes du Golfe, Israël ou les Palestiniens. Pays anciennement colonisé, l’Inde tire sa fierté depuis l’indépendance en 1947 de son refus de toute ingérence (même si sa pratique est quelque peu différente chez ses voisins du Sri Lanka, du Bhoutan ou du Népal). C’est pourquoi, par principe, elle refuse de prendre position dans les différends entre pays tiers.
Non ingérence diplomatique
Tout récemment, dans la guerre du Yémen, l’Inde s’est illustrée en mettant sa marine au service de l’évacuation de ressortissants indiens et asiatiques du Yémen, mais a refusé de prendre position sur le bien-fondé des attaques de la coalition menée par l’Arabie saoudite. De même, l’Inde fait de son mieux pour traiter ses relations bilatérales avec l’Iran d’un côté, les pays arabes du Golfe de l’autre, comme si l’on pouvait faire abstraction des tensions entre ces derniers.
D’ailleurs, les relations diplomatiques de l’Inde avec les pays arabes sont aussi dépolitisées que possible. Cela tient en grande partie à la crainte, déjà évoquée, de retombées négatives sur les relations de New Delhi avec des pays tiers, mais aussi à la perception durable que les pays arabes du Golfe sont par principe favorables au Pakistan. Mais ce qui a été une réalité pendant des décennies l’est beaucoup moins aujourd’hui : d’une part, les pays du CCG reconnaissent le potentiel de l’Inde après l’avoir durablement sous-estimé ; la longue visite effectuée en Inde en janvier 2006 par le roi Abdallah d’Arabie saoudite marque cette évolution. De l’autre, les pays du CCG prennent leurs distances avec le Pakistan, et le refus de ce dernier de soutenir l’opération saoudienne au Yémen au printemps 2015 n’a fait qu’accentuer ce refroidissement.
D’un point de vue de politique intérieure, régulièrement accusé de négliger les musulmans indiens, le gouvernement nationaliste hindou de Modi n’est pas fâché d’afficher de bonnes relations avec les États arabes musulmans du Golfe. D’un point de vue économique, ces mêmes bonnes relations sont une nécessité pour la croissance du pays et les investissements étrangers dont Modi a fait une priorité.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi s’est efforcé de redonner une cohérence à une diplomatie qui avait perdu en lisibilité depuis une trentaine d’années et l’essoufflement du Mouvement des non-alignés. En abordant ses relations avec les entités qui composent le Proche-Orient (Iran, pays arabes du Golfe, autres pays arabes, Israël et Palestine), la logique voudrait que le gouvernement que dirige Narendra Modi lui donne un cadre global et lisible. Son penchant personnel le porterait sans aucun doute vers un soutien franc à Israël. La prudence dont il a témoigné depuis son arrivée aux affaires et les traditions d’un appareil diplomatique indien rétif à l’idée de se mêler des conflits des autres laissent penser au contraire qu’il avancera sur cette voie avec circonspection.
Voir aussi :
La Modi-fication de l’Inde
Ce lundi 26 mai, une page se tourne en Inde avec la prise de fonction du nationaliste hindou Narendra Modi à la tête du gouvernement indien, en présence d’un parterre de dignitaires étrangers parmi lesquels le Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif. Modi va-t-il rester fidèle à son idéologie et tenter de faire de l’Inde un « Pakistan hindou », ou au contraire profiter de son incontestable aura pour la mettre au profit d’une modernisation et d’une croissance incluant toutes les composantes de cette mosaïque de communautés qu’est l’Inde ?
Par Olivier Da Lage
Depuis que Narendra Modi a mené son parti à la victoire, ses partisans se définissent en tant que « Modified Indians ». Ce jeu de mots en dit long sur les espoirs placés par ses électeurs dans le nouvel homme fort de l’Inde. Ses électeurs : les conservateurs traditionnalistes et nationalistes hindous, bien sûr. Mais cette seule base n’aurait pu assurer au BJP une majorité absolue de sièges à la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement. Ceux qui ont véritablement fait le succès de Narendra Modi sont ces jeunes urbains, unis par le rejet de ce qu’est devenu le parti du Congrès (une dynastie familiale entourée de barons corrompus) et une indifférence totale à ce qui relève pour eux de la préhistoire : le mouvement national mené par le Congrès pour l’indépendance de l’Inde. Unis aussi par une commune rage de sortir du carcan administratif des babus, ces fonctionnaires vétilleux et corrompus qui brident l’initiative privée. Ils croient à la promesse de Modi : ce que j’ai fait pour le Gujarat, je le ferai pour l’Inde. Autrement dit, une administration efficace, une bureaucratie minimale, un climat favorable aux affaires, l’enrichissement programmé pour tous, en tout cas, pour ceux qui ne sont pas marginalisés parce que musulmans, chrétiens, ou intellectuels non séduits par le charisme de Narendrabhai.
Et peu importe que le succès économique du Gujarat ait préexisté à l’avènement de Modi à sa tête en 2001, que la croissance économique de plusieurs États de l’Union indienne dépasse celle du Gujarat, et que, de toute façon, les recettes applicables au Gujarat soient difficilement transposables à l’échelle du pays tout entier. Ces puissantes aspirations sont évidemment grosses de désillusions futures si Modi n’est pas capable d’y répondre rapidement, après avoir créé tant d’espérances chez ceux qui l’ont porté au pouvoir. En passant, soulignons que le système électoral hérité des Britanniques basé sur le scrutin de circonscription uninominal à un seul tour (first past the post) a permis au BJP, avec 31 % des voix seulement, d’obtenir la majorité absolue des sièges.
Personnalisation à outrance
Il serait injuste de faire de l’usure du Congrès après dix années de pouvoir et de l’incompétence de Rahul Gandhi qui a mené en son nom la campagne, les seules raisons d’une victoire du BJP, qui n’est pas une victoire par défaut.
Le crédit en revient incontestablement à Narendra Modi lui-même, qui a mené de main de maître sa conquête du pouvoir, personnalisant la campagne du BJP comme seule Indira Gandhi avait su le faire avant lui avec la campagne « Garibi hatao » (« éradiquons la pauvreté ») en 1971 . Cette fois, le slogan était : « Aab ki baar, Modi sarkar » (« cette fois, un gouvernement Modi ») et Modi était seul sur la photo dans tout le pays, loin des terres d’élection habituelles du BJP. Comme à son habitude, Modi n’a rien laissé au hasard. Aucun détail n’était trop insignifiant pour cet organisateur-né qui depuis l’âge de treize ans baigne dans l’organisation de manifestations, de mouvements de protestation, d’élections pour le compte des diverses organisations de la Sangh Parivar, la mouvance nationaliste hindoue, à commencer par le RSS1 et le BJP. Son autorité naturelle (autoritarisme, diront plutôt ceux qui, au sein de son organisation ou de l’administration du Gujarat ont eu à le subir), son incontestable charisme électrisant des foules de partisans en transes, ses cruels traits d’esprit décochés à l’adresse des leaders du Congrès –Rahul Gandhi, qualifié de shahzada, autrement dit « prince », en ourdou, par référence aux envahisseurs musulmans de la dynastie moghole, allusion transparente à sa qualité d’héritier de la dynastie Nehru – ont puissamment contribué au succès électoral des candidats du BJP.
Cette personnalisation à outrance, digne d’une élection présidentielle, confère à Narendra Modi un pouvoir considérable. Elle le rend aussi dépositaire d’attentes démesurées qu’il n’est pas certain de pouvoir satisfaire, au risque d’un sévère effet boomerang.
Développement économique à l’ombre d’un nationalisme autoritaire
A l’heure de succéder à Manmohan Singh, Narendra Modi a le choix entre deux orientations majeures, incompatibles entre elles.
Modi peut voir en ce moment l’aboutissement de toute une vie consacrée à promouvoir le triomphe du nationalisme hindou et imposer (ou plutôt, tenter d’imposer) à l’ensemble de l’Inde l’ordre qu’il fait régner au Gujarat, appuyé par une administration épurée et une infiltration à tous les niveaux par les miliciens du RSS. Ses tendances autoritaires l’y prédisposent, ainsi que l’illustre d’une façon très convaincante la remarquable biographie que lui a consacré Nilanjan Mukhopadhyay (Narendra Modi, the man, the times, Tranquebar Press 2013). La communauté musulmane, en particulier, serre les dents. Nombre de ses membres sont tétanisés par l’arrivée au pouvoir de l’homme qui dirigeait l’État du Gujarat lors des pogroms antimusulmans de 2002 et que beaucoup soupçonnent d’avoir délibérément laissé la bride sur le coup aux tueurs, bien que la justice n’ait à ce jour rien pu prouver. Durant la campagne, Modi a manifesté une indifférence étudiée aux préoccupations des musulmans, tout en désavouant ceux de ses acolytes qui se laissaient aller à des dérapages verbaux antimusulmans. De fait, jamais la Lok Sabha n’a compté aussi peu de députés musulmans. Si cette orientation se vérifiait, cela signalerait le début d’une période trouble pour le pays car avec 31 % des voix, le BJP n’a pas reçu mandat de transformer une société extrêmement résiliente et rebelle à l’autoritarisme, ainsi qu’Indira Gandhi l’a appris à ses dépens entre 1975 et 1977.
Mais il se peut tout aussi bien que Narendra Modi, ayant effacé l’humiliante défaite du BJP en 2004, veuille assurer sa place dans l’histoire comme l’homme qui a réussi à relancer la croissance indienne, à asseoir la puissance extérieure de l’Inde lui permettant de parler d’égal à égal avec la Chine, la Russie, l’Europe et les États-Unis. Ses modèles sont à chercher du côté de Lee Kwan Yew à Singapour ainsi que de l’actuel Premier ministre japonais Shinzo Abe. Un développement économique à l’ombre d’un nationalisme autoritaire, voilà ce qui pourrait définir un gouvernement Modi. D’ailleurs, Narendra Modi n’a pas perdu de temps pour donner une indication de son style de gouvernement : avant même de prendre ses fonctions, il a demandé aux fonctionnaires de renoncer à leurs congés sauf événement personnel urgent, aux administrations de lui préparer des rapports sur tous les projets en cours et actuellement bloqués, avec l’indication des raisons de ce blocage et il a téléphoné au consulat indien de Herat en Afghanistan après l’attentat commis par les talibans. Après des années d’immobilisme, ces initiatives sont plutôt bien accueillies en Inde.
Pour l’heure, seul Narendra Modi lui-même connaît l’orientation qu’il choisira d’imprimer à l’Inde pour les cinq prochaines années, mais la façon dont il a mené sa campagne en se gardant des excès habituels des tenants de l’hindutva (l’idéologie nationaliste hindoue) et l’invitation adressée à Nawaz Sharif laissent penser que le nouvel homme fort de l’Inde a choisi la seconde option. Si tel est le cas, sa base militante sera déçue, mais la jeunesse urbaine qui a assuré son succès n’en attend pas moins.
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1Rashtriya Swayamsevak Sangh, milice nationaliste hindoue créée en 1925 sur le modèle des milices fascistes italiennes, matrice idéologique du BJP.
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