En première ligne dans l’affrontement États-Unis-Iran, les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre.
Article publié initialement sur Paroles d’actu le 7 janvier 2020
“Be careful what you wish for, you may just get it”.
Depuis plus d’une dizaine d’années, plusieurs monarques du Golfe pressent les États-Unis d’attaquer l’Iran et de renverser son régime. Feu le roi Abdallah d’Arabie saoudite, recevant en 2008 le général américain David Petraeus, avait imploré les Américains de « couper la tête du serpent », autrement dit l’Iran. Le même message, plus direct et employant des expressions moins imagées, était relayé par les souverains de Bahreïn et d’Abou Dhabi, à la grande satisfaction du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou qui se félicitait publiquement de la convergence entre Israël et les monarchies du Golfe.
Mais l’administration Obama ne partage pas cette vision extrême de la façon de traiter avec l’Iran. De toute façon, les États du Golfe, ou en tout cas certains d’entre eux, sont ulcérés par la façon dont Obama réagit aux « printemps arabes » qu’ils voient comme une menace existentielle alors que les États-Unis voient une opportunité pour les peuples de la région de se faire entendre. Le comble est atteint lorsqu’ils apprennent en 2015 qu’Américains et Iraniens négocient secrètement depuis un an et demi sous l’égide du sultanat d’Oman qui ne leur a rien dit, bien qu’il soit membre du Conseil de coopération du Golfe, comme les cinq autres monarchies de la Péninsule arabique. Ces négociations aboutiront à l’accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015.
Avec Obama, la rupture est totale et l’Arabie saoudite, comme les Émirats arabes unis et Bahreïn, misent sur son successeur à venir. En fait, ils font davantage que miser : comme on le sait désormais, Abou Dhabi et Riyadh ont travaillé en sous-main pour faire élire Donald Trump. Ce dernier l’ayant emporté, ils attendent la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. De fait, les principaux responsables de l’administration Trump sont connus pour leur hostilité à la République islamique et leurs critiques passées de la passivité supposée d’Obama. Enhardi, le tout nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, annonce même en 2017 qu’il va porter la guerre sur le sol iranien. Les premiers gestes de Trump comblent d’aise ces émirs va-t-en guerre : retrait de l’accord de Vienne, renforcement des sanctions pour infliger une « pression maximale » sur l’Iran menaces à l’encontre des Européens qui se risqueraient à ne pas respecter les sanctions… américaines, etc.
Mais au fil du temps, un doute affreux les saisit : et si Trump, en fin de compte, n’était qu’un faux dur, répugnant au conflit ? Après tout, il s’est fait élire sur la promesse de rapatrier les troupes américaines, dont plusieurs dizaines de milliers stationnent au Moyen-Orient et alentour. Ils voient la confirmation de leurs soupçons lorsqu’en juin 2019, un drone américain est abattu par l’Iran au-dessus du golfe Persique sans que cela provoque la moindre réaction. Pis : Donald Trump révèle que les militaires avaient préparé une action de représailles et qu’il y a renoncé en apprenant que le bombardement risquait de provoquer la mort de 250 Iraniens.
Quarante ans après Carter, et trois ans seulement après Obama, les monarques du Golfe se sentent à nouveau abandonnés par l’allié américain.
Dans ce contexte, deux événements vont les conduire à réviser en profondeur leur stratégie.
En juin 2019, deux pétroliers croisant en mer d’Oman, à l’orée du fameux détroit d’Ormuz qui commande l’accès au Golfe, font l’objet d’attaques non revendiquées mais attribuées à l’Iran sans que les démentis de ce dernier ne parviennent à convaincre. Les deux pétroliers sont évacués mais ne coulent pas et tout laisse à penser que ces attaques n’en étaient pas véritablement et constituaient plutôt un avertissement. C’est en tout cas ce que croient comprendre les Émirats arabes unis qui, dans la foulée, annoncent le retrait de leur contingent militaire du Yémen, où ils combattent les Houthis, soutenus par l’Iran. Et en juillet, de hauts responsables émiriens se rendent à Téhéran pour y discuter sécurité maritime. C’est le premier contact de ce niveau depuis six ans entre les deux pays.
De même, le 14 septembre, des installations pétrolières saoudiennes situées à Abqaiq dans la province orientale sont attaquées par les airs avec une précision diabolique. Les Houthis revendiquent une attaque par drones, ce qui est immédiatement mis en doute, à la fois en raison de la sophistication de l’attaque et de la distance de la frontière yéménite. Les regards se tournent naturellement vers Téhéran dont les démentis ne convainquent pas plus qu’en juin. Les Iraniens ne cherchent d’ailleurs pas vraiment à dissiper l’impression qu’ils sont derrière une attaque qui, analyse faite, viendrait plutôt du nord que du sud et parvient à endommager, sans détruire complètement, ces installations vitales pour les exportations saoudiennes. La production de pétrole est temporairement réduite de moitié mais peut progressivement reprendre son rythme de croisière dans les mois qui suivent. Quoi qu’il en soit, à Riyadh aussi, le message a été parfaitement reçu.
Puisque les États-Unis ne semblent pas prêts à venir au secours de leurs alliés arabes, ces derniers doivent s’adapter à la situation nouvelle et, pour la première fois depuis 2015, les Saoudiens paraissent sérieux en affirmant qu’ils veulent mettre fin à la guerre au Yémen. De même, la tonalité des discours saoudiens à l’égard de l’Iran s’est considérablement assouplie. Riyadh et Téhéran échangent directement, ainsi que par l’intérmédiaire de pays tiers naguère encore marginalisés par l’Arabie, comme Oman, le Koweït et le Pakistan.
C’est alors que, prenant tout le monde par surprise, Donald Trump ordonne fin décembre le bombardement de cinq sites des Kataëb Hezbollah irakiennes, une milice chiite liée à l’Iran, en représailles après la mort d’un « sous-traitant » américain en Irak (autrement dit un mercenaire employé par l’armée américaine) tué lors de l’attaque d’une base militaire américaine près de Kirkouk quelques jours auparavant. Moins d’une semaine plus tard, le 3 janvier, le général iranien Qassem Soleimani était pulvérisé par un missile tiré d’un drone américain alors qu’il venait de quitter l’aéroport de Bagdad. Soleimani, l’architecte de l’expansion politico-militaire de l’Iran au Moyen-Orient, était un très proche du guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei au point que nombre d’observateurs le qualifiaient de numéro deux du régime, avant même le président Rohani.
Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du guide à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak, qui agissait en tant que médiateur. L’Arabie saoudite a donc doublement été pris de court, à la fois par une réaction américaine violente qu’elle n’attendait plus, et par le fait que celle-ci intervient alors que Riyadh est engagé dans un processus diplomatique de rapprochement avec la République islamique. Mais à Washington, l’heure est désormais à la rhétorique guerrière, dans la bouche du président Trump que de son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo, sans considération pour les alliés des Américains, qu’il s’agisse des Européens, ouvertement méprisés par Pompeo, ou des alliés arabes du Golfe. Quand ces derniers affirment qu’ils n’ont pas été consultés ni même informés préalablement, leurs déclarations semblent crédibles, tant ils apparaissent désemparés.
À Abou Dhabi, le ministre des Affaires étrangères Anouar Gargarsh que l’on a connu plus belliqueux, plaide désormais pour un « engagement rationnel » et souligne que « la sagesse et l’équilibre » doivent prévaloir. Son homologue saoudien, Adel Jubeir, qui n’était pas le dernier à dénoncer l’Iran dans les termes les moins diplomatiques, insiste désormais sur « l’importance de la désescalade pour épargner les pays de la région et leurs peuples des risques d’une escalade ».
Un universitaire des Émirats arabes unis, Abdulkhaleq Abdulla qui a mis son talent et son influence au service du discours anti-iranien de son gouvernement ces dernières années, déclare à présent que le message à Trump des dirigeants du Golfe peut se résumer ainsi : « Épargnez-nous s’il vous plaît une autre guerre qui serait destructrice pour la région. Nous serons les premiers à payer le prix d’une confrontation militaire. Il en va donc de notre intérêt vital que les choses restent sous contrôle ».
Enfin, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, dépêche aux États-Unis son frère cadet Khaled ben Salman, vice-ministre de la Défense, ancien ambassadeur à Washington et homme de confiance de MBS avec un message simple à l’attention de l’administration américaine : « faites preuve de retenue ».
L’attaque de juin 2019 contre les pétroliers et celle du 14 septembre contre les installations pétrolières d’Arabie a tiré certaines monarchies pétrolières de leur rêve éveillé dans lequel les Américains pouvaient frapper l’Iran sans conséquences pour eux-mêmes. Cette inconscience était d’autant plus incompréhensible que les Iraniens, depuis plus de trente ans, ont toujours été très clairs : en cas d’attaque américaine ou israélienne, ce sont les monarchies situées de l’autre côté du Golfe qui en paieront le prix. Leurs installations pétrolières et pétrochimiques sont des cibles faciles et aisément à la portée des missiles de la République islamique, tout comme, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus grave, les usines de dessalement de l’eau de mer qui assurent l’essentiel du ravitaillement en eau potable des pétromonarchies.
Il ne faudra pas longtemps aux souverains du Golfe, qui ont si longtemps plaidé pour une attaque contre l’Iran auprès des dirigeants américains, pour voir si leur influence est suffisante afin de persuader désormais Donald Trump du contraire.
Modi d’Arabie: Visite du premier ministre indien à Riyad
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 31 mars 2016 dans Orient XXI
Huit mois après sa visite aux Émirats arabes unis, le premier ministre indien Narendra Modi se rendra les 2 et 3 avril en Arabie saoudite. On aurait tort cependant de ne voir dans cette visite que ses aspects protocolaires ou économiques : pour l’Inde, le Proche-Orient est devenu un enjeu stratégique.
Les raisons objectives d’une telle visite ne manquent pas : l’Arabie saoudite est le principal fournisseur de pétrole de l’Inde, près de 2,8 millions de ressortissants indiens résident dans le royaume et l’Inde, à la recherche d’investisseurs étrangers pour alimenter ses projets de make in India pourrait difficilement frapper à meilleure porte — malgré les difficultés budgétaires actuelles du royaume. Par ailleurs, au fil des décennies, les dirigeants indiens et saoudiens ont régulièrement échangé des visites officielles, même si celles-ci sont plutôt espacées.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi a consacré une énergie inattendue à la révision complète de la politique étrangère de l’Inde. Ce n’est pas à proprement parler une remise en cause de la diplomatie suivie jusqu’alors, mais plutôt une rationalisation, faite de nombreux ajustements et de redéfinition des priorités, de ses orientations fondamentales. Concernant le Proche-Orient, on s’attendait plutôt à voir Modi réserver à Israël son premier voyage dans la région. Ce fut Abou Dhabi et Dubaï. Il était cependant question qu’il se rende en Israël à la fin de l’année 2015. Aucune date n’avait été fixée et, à la place, la ministre indienne des affaires étrangères Sushma Swaraj s’est rendue à Jérusalem et Ramallah en janvier pour poser les jalons d’une telle visite, en se gardant soigneusement de proférer la moindre parole controversée. À présent, il se dit que Benyamin Nétanyahou pourrait venir à New Delhi avant que Modi ne se déplace en Israël, mais aucune date n’a encore été annoncée, ni pour l’un, ni pour l’autre. C’est donc en Arabie saoudite que Modi foule donc pour la seconde fois la terre proche-orientale en tant que chef du gouvernement indien.
Des intérêts bien compris
Modi est réputé hostile aux musulmans en raison de l’idéologie du parti nationaliste hindou (Parti du peuple indien, BJP) qu’il représente, mais surtout à cause des émeutes de 2002 entre hindous et musulmans au Gujarat qu’il dirigeait alors et au cours desquelles près de 2 000 personnes, principalement des musulmans, ont été tuées. Il a donc été accueilli assez fraîchement par les dirigeants arabes, notamment saoudiens, lors de son succès électoral. Pourtant à la mort du roi Abdallah en janvier 2015, ce même Modi a déclaré une journée de deuil national. Entre-temps, les deux hommes qui s’étaient rencontrés fin 2014 en marge du G20 de Brisbane avaient commencé à se connaître, et surtout, à comprendre l’intérêt qu’ils pouvaient présenter l’un pour l’autre. Bref, l’approche stratégique prenait le pas sur l’idéologie.
Entre les deux pays, les relations sont anciennes et bien ancrées à défaut d’être étroites et profondes. Le tournant — car il y en a un — est intervenu en janvier 2006, lors de la visite en Inde du roi Abdallah qui était l’invité d’honneur du défilé militaire de la « journée de la République ». Le royaume wahhabite est pleinement conscient que son avenir s’inscrit de façon croissante à l’Est. À l’époque, le pétrole et le gaz de schiste américains ne permettaient pas encore aux États-Unis de se passer de l’or noir saoudien, mais l’Arabie saoudite était à la recherche de clients intéressés dans le long terme par ses hydrocarbures. Or, l’Inde et la Chine répondaient parfaitement à cette définition : voilà deux pays dont le développement économique est impressionnant, la population gigantesque et dont, par conséquent, les besoins énergétiques s’envolent. Ajoutons, ce qui ne gâte rien, que contrairement aux États-Unis, ni la Chine ni l’Inde n’ont l’habitude de sermonner leurs partenaires sur les droits humains. Ce sont donc bien des partenaires stables et fiables, intéressants pour Riyad qui ne cherche aucunement à remplacer les États-Unis en tant que protecteur du royaume. Quel que soit l’état — déplorable à l’heure actuelle — des relations entre les deux pays, elles ont survécu à tant d’épreuves depuis des décennies que personne n’imagine sérieusement qu’une rupture soit possible dans un avenir prévisible. Cela tombe bien : ni l’Inde ni la Chine n’aspirent à remplacer les États-Unis dans le Golfe, il n’y a donc aucun malentendu à ce sujet.
Iran et Pakistan, les sujets qui fâchent
Outre les sujets de discussions incontournables évoqués plus haut (pétrole, investissements, communauté indienne d’Arabie saoudite), Modi et ses hôtes saoudiens vont évidemment avoir des discussions politiques. Deux sujets, en particuliers, sont plus délicats que les autres : le Pakistan et l’Iran.
Dans un entretien au Times of India en date du 10 mars 2016, le ministre saoudien des affaires étrangères Adel al-Jubeir a insisté sur le fait que « les relations [de l’Arabie saoudite] avec le Pakistan ne seraient pas au détriment de [ses] relations avec l’Inde ». Le non-dit (mais fortement suggéré) est que réciproquement, le renforcement des liens de l’Arabie saoudite avec l’Inde ne se traduirait pas par une prise de distance vis-à-vis d’un pays qualifié dans la même interview d’« allié historique [qui] le restera ». On mesure l’importance du Pakistan pour l’Arabie saoudite par les deux visites à Islamabad quelque peu précipitées et à quelques jours d’écart seulement au mois de janvier d’al-Jubeir puis du ministre de la défense et vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman. Les visites intervenaient quelques semaines après le refus du Pakistan de rejoindre la « coalition contre le terrorisme » annoncée à la mi-décembre par ce dernier. Malgré une irritation mal dissimulée, le royaume ne veut en aucun cas que le Pakistan prenne ses distances. Il a pourtant par deux fois décliné l’invitation à suivre Riyad : d’abord en avril 2015 lorsque son Parlement a refusé d’envoyer des troupes au Yémen contre les houthis, puis en étant absent de la coalitiondes trente-quatre nations musulmanes menée par l’Arabie saoudite.
Cela représente une opportunité pour le premier ministre indien qui va sans doute tenter de rééditer à Riyad le coup de maître joué à Abou Dhabi huit mois auparavant, lorsqu’il a obtenu des Émirats arabes unis la publication d’un communiqué commun dénonçant les États qui se servent de la religion pour parrainer le terrorisme, une expression qui visait clairement le Pakistan.
Mais le véritable test des relations saoudo-indiennes sera l’Iran. New Delhi a de bonnes relations avec Téhéran. Or les Saoudiens ont actuellement tendance à évaluer la fiabilité de leurs partenaires à l’aune de la position qu’ils prennent vis-à-vis de la République islamique (à l’instar de la façon dont l’Inde se comporte, s’agissant du Pakistan). Il est peu probable, cependant, que l’Arabie saoudite fasse ouvertement pression sur l’Inde pour qu’elle prenne ses distances avec l’Iran. Le ferait-elle que ce serait mettre New Delhi dans une position impossible. D’un point de vue stratégique, l’Inde a besoin de l’Iran pour assurer une partie de ses approvisionnements en gaz et en pétrole afin de contribuer à la stabilisation de l’Afghanistan dans la perspective du départ des Américains. Et comme route lui permettant l’accès à l’Asie centrale grâce au port iranien de Chabahar en mer d’Oman qui permettrait, entre autres, de réduire la dépendance de Kaboul à l’égard du Pakistan.
L’antiterrorisme, terrain d’entente
Outre la politique traditionnelle de l’Inde consistant à ne pas prendre parti dans les querelles opposant des pays tiers, l’autre raison qui devrait en toute logique conduire Narendra Modi à refuser de prendre position dans le conflit mettant aux prises l’Iran et l’Arabie saoudite est que parmi les quelque 180 millions de musulmans indiens, près d’un quart sont des chiites. Une médiation, parfois évoquée par la presse indienne, est tout autant exclue : ni le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif, ni le président chinois Xi Jinping qui se sont rendus en janvier successivement dans les deux capitales du Golfe ne s’y sont risqués. Pour l’heure, l’hostilité entre les deux pays est si profonde que nulle médiation n’est envisageable.
C’est donc très probablement sur le terrain de la coopération antiterroriste contre les mouvements djihadistes que le nationaliste hindou et le monarque wahhabite devraient paradoxalement trouver un terrain d’entente. On le sait peu, mais une telle coopération est déjà en place. Elle a permis l’extradition vers l’Inde de plusieurs suspects, dont Abou Jandal, un Indien lié aux attaques de novembre 2008 à Bombay renvoyé dans son pays en 2012, ou encore Mohammed Assadullah Khan (alias Abou Soufyan), militant du Lashkar-e-Taiba1, expulsé en décembre 2015 d’Arabie où il avait été arrêté à la suite d’un partage de renseignements entre l’Inde et le royaume saoudien. Car si l’Inde s’alarme du risque que représente l’infiltration de militants djihadistes, le royaume sait pertinemment que le régime des Saoud figure en bonne place dans les objectifs de l’organisation de l’État islamique.
Réputé pro-israélien et antimusulman, Narendra Modi est en train de faire la preuve d’un savoir-faire diplomatique et d’un pragmatisme dont peu le créditaient en s’appuyant en premier lieu sur les pays musulmans conservateurs de la péninsule Arabique pour avancer ses pions. Il ne fait en cela qu’appliquer les préceptes de Kautilya2, l’auteur de l’Arthashastra, un manuel destiné aux rois sur la façon de gouverner : « ton voisin est ton ennemi naturel, mais le voisin de ton voisin est ton ami ».
Ramifications of Saudi Arabia’s mass execution
By executing an influential Shia cleric among 47 other prisoners, Saudi Arabia has increased the possibility of prolonging conflict in West Asia. The country’s actions have stirred up its differences with Iran, thereby diminishing the possibility of finding political solutions to the civil wars in Syria and Yemen.
By Olivier Da Lage
Read the full text on Gateway House’s website.
Les contradictions de la politique indienne au Proche-Orient
Par Olivier Da Lage
Cet article est paru initialement le 17 août 2015 dans Orient XXI
Le premier ministre indien Narendra Modi se rend aux Émirats arabes unis les 16 et 17 août. La région du Golfe, où travaillent de nombreux ressortissants indiens, est cruciale pour l’approvisionnement énergétique de l’Inde. Et il se prépare, à la fin de l’année, à se rendre en Israël.
Cela faisait 34 ans, lorsque Indira Gandhi avait visité le pays en 1981, qu’un chef du gouvernement indien n’avait pas foulé le sol des Émirats arabes unis. Cette négligence apparente est surprenante quand on aligne quelques chiffres : les pétromonarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) fournissent près de 45 % du pétrole importé par l’Inde, les expatriés indiens sont environ 7 millions dans la péninsule Arabique, 2,6 millions rien qu’aux Émirats arabes unis. Les transferts d’argent en provenance de ses ressortissants dans le Golfe rapportent annuellement à l’Inde six milliards de dollars.
Il aura donc fallu attendre plus d’un an après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en mai 2014 pour que celui-ci effectue son premier voyage au Proche-Orient. Sa première année a été consacrée à renforcer sa position dans son environnement proche (sous-continent et océan Indien), aux relations avec l’Extrême-Orient, l’Europe et les États-Unis.
Le calendrier de ce second semestre 2015 montre cependant que le Proche-Orient figure en bonne place dans l’agenda diplomatique du gouvernement indien. C’est ainsi que le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif était à New Delhi les 13 et 14 août : comme tant d’autres, l’Inde attendait avec impatience la conclusion de l’accord nucléaire devant entraîner la levée de toutes les sanctions contre l’Iran, à la fois marché potentiel pour l’économie indienne et fournisseur d’énergie (pétrole et gaz).
Rapprochement avec Israël
Mais le voyage le plus significatif est celui que Narendra Modi devrait effectuer à la fin de l’année en Israël : ce sera la première fois qu’un premier ministre indien se rendra dans l’État hébreu, alors même qu’Ariel Sharon, chef du gouvernement israélien à l’époque, avait visité l’Inde en septembre 2003. Un pays avec lequel le Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir en Inde se sent de nombreuses affinités. L’histoire des relations indo-israéliennes est compliquée : l’Inde avait voté contre le partage de la Palestine à l’Assemblée générale de l’ONU en 1947, et si elle a reconnu Israël de jure en 1950, il faudra attendre 1992 pour que cette reconnaissance donne lieu à des échanges d’ambassades. Dans la tradition de Jawaharlal Nehru, le parti du Congrès — au pouvoir pratiquement sans interruption depuis 1947 — se veut à la fois non-aligné et soutenant les mouvements de libération comme l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
C’est l’arrivée au pouvoir du BJP en 1998 qui donne un coup d’accélérateur au rapprochement avec Israël. La grille de lecture est alors : nous avons les mêmes adversaires (les musulmans), les mêmes amis (les États-Unis), et une coopération militaire discrète remontant aux années 1960. De fait, le retour au pouvoir du parti du Congrès en 2004 ne remet pas en question ce rapprochement israélo-indien qui se manifeste principalement dans le domaine militaire et celui de la haute technologie. Les nationalistes hindous du BJP et de la myriade d’organisations qui gravitent autour de lui ne font pas mystère de leur sympathie pour Israël au nom d’une communauté d’intérêts supposée contre les pays musulmans tandis que le gouvernement actuel, contre toute évidence, soutient que la politique indienne vis-à-vis des Palestiniens n’a pas changé.
L’« Asie occidentale »
Cette visite à venir de Narendra Modi aura en tout état de cause l’avantage de mettre fin à l’ambiguïté et à l’hypocrisie qui marquaient ces relations depuis plus d’une vingtaine d’années. Peut-être amènera-t-elle aussi l’Inde à clarifier sa politique au Proche-Orient. Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, New Delhi n’a pas de politique proche-orientale, et encore moins de stratégie dans la région. Elle a, en fait, autant de politiques que d’interlocuteurs et essaie de se contredire le moins possible, mais cela ne fait pas une stratégie. Pour un pays qui ambitionne à raison une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, c’est un sérieux problème.
Pour commencer, les Indiens ont un problème avec le concept même de Proche-Orient. Ce terme européocentriste hérité de l’époque coloniale est rejeté par les analystes et politiques indiens qui lui préfèrent celui d’Asie occidentale. Peu importe d’ailleurs que l’Égypte, la Libye ou le Soudan — pays africains — soient inclus dans cette région. Cela explique peut-être en partie, mais pas seulement, pourquoi les gouvernements indiens n’ont jamais jusqu’à ce jour envisagé la région dans son ensemble ni formulé de stratégie globale.
En effet, l’Inde se voit à juste titre comme la puissance centrale du sous-continent indien et attend des puissances étrangères qu’elles la considèrent comme telle. Elle a défini des politiques séparées selon qu’elle traite avec l’Iran, les pays arabes du Golfe, Israël ou les Palestiniens. Pays anciennement colonisé, l’Inde tire sa fierté depuis l’indépendance en 1947 de son refus de toute ingérence (même si sa pratique est quelque peu différente chez ses voisins du Sri Lanka, du Bhoutan ou du Népal). C’est pourquoi, par principe, elle refuse de prendre position dans les différends entre pays tiers.
Non ingérence diplomatique
Tout récemment, dans la guerre du Yémen, l’Inde s’est illustrée en mettant sa marine au service de l’évacuation de ressortissants indiens et asiatiques du Yémen, mais a refusé de prendre position sur le bien-fondé des attaques de la coalition menée par l’Arabie saoudite. De même, l’Inde fait de son mieux pour traiter ses relations bilatérales avec l’Iran d’un côté, les pays arabes du Golfe de l’autre, comme si l’on pouvait faire abstraction des tensions entre ces derniers.
D’ailleurs, les relations diplomatiques de l’Inde avec les pays arabes sont aussi dépolitisées que possible. Cela tient en grande partie à la crainte, déjà évoquée, de retombées négatives sur les relations de New Delhi avec des pays tiers, mais aussi à la perception durable que les pays arabes du Golfe sont par principe favorables au Pakistan. Mais ce qui a été une réalité pendant des décennies l’est beaucoup moins aujourd’hui : d’une part, les pays du CCG reconnaissent le potentiel de l’Inde après l’avoir durablement sous-estimé ; la longue visite effectuée en Inde en janvier 2006 par le roi Abdallah d’Arabie saoudite marque cette évolution. De l’autre, les pays du CCG prennent leurs distances avec le Pakistan, et le refus de ce dernier de soutenir l’opération saoudienne au Yémen au printemps 2015 n’a fait qu’accentuer ce refroidissement.
D’un point de vue de politique intérieure, régulièrement accusé de négliger les musulmans indiens, le gouvernement nationaliste hindou de Modi n’est pas fâché d’afficher de bonnes relations avec les États arabes musulmans du Golfe. D’un point de vue économique, ces mêmes bonnes relations sont une nécessité pour la croissance du pays et les investissements étrangers dont Modi a fait une priorité.
Depuis son accession au pouvoir en mai 2014, Narendra Modi s’est efforcé de redonner une cohérence à une diplomatie qui avait perdu en lisibilité depuis une trentaine d’années et l’essoufflement du Mouvement des non-alignés. En abordant ses relations avec les entités qui composent le Proche-Orient (Iran, pays arabes du Golfe, autres pays arabes, Israël et Palestine), la logique voudrait que le gouvernement que dirige Narendra Modi lui donne un cadre global et lisible. Son penchant personnel le porterait sans aucun doute vers un soutien franc à Israël. La prudence dont il a témoigné depuis son arrivée aux affaires et les traditions d’un appareil diplomatique indien rétif à l’idée de se mêler des conflits des autres laissent penser au contraire qu’il avancera sur cette voie avec circonspection.
Voir aussi :
À l’est d’Aden… le sultanat d’Oman
Par Olivier Da Lage
Le sultanat d’Oman ne s’est pas précipité pour commenter la demande de médiation iranienne dans la crise yéménite. À juste titre : il est encore trop tôt pour qu’une quelconque médiation puisse mettre un terme aux bombardements saoudiens. Tout au plus peut-on espérer des pauses comme en a obtenu l’Inde pour évacuer ses ressortissants par avion et par bateau ou le CICR pour acheminer de l’aide humanitaire. Mais la suggestion iranienne est l’évidence même, et dès les premières frappes lancées le 26 mars dernier, chacun sait que la solution, lorsqu’elle se dessinera, passera par Oman.
Le sultanat est en effet la seule monarchie parmi les membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à ne pas faire partie de la coalition intervenant au Yémen contre les Houthi. Ce n’est pas qu’il se désintéresse de la situation, bien au contraire. Oman est en effet la troisième puissance de la Péninsule arabique par sa taille, sa population et ses forces militaires après l’Arabie Saoudite (son voisin du Nord) et le Yémen (son voisin de l’Ouest). Religieusement, le Sultanat échappe à la nomenclature habituelle des pays musulmans. Il compte une minorité chiite significative (plus du cinquième de la population) mais les trois quarts ne à proprement parler ni chiites ni sunnites, mais ibadites, une branche de l’islam qui dès l’origine a refusé le dilemme chiites-sunnites et qui choisit ses dirigeants en principe par consensus.
Autrement dit, pour l’orthodoxie wahhabite, l’écrasante majorité des Omanais sont des hérétiques. Pour le royaume saoudien depuis l’origine, la monarchie omanaise est une réalité qui bénéficie à la stabilité de la Péninsule. Pour les dirigeants omanais (c’est-à-dire en fait, depuis 1970, pour le sultan Qabous), l’Arabie Saoudite est un partenaire puissant qu’il importe avant tout d’empêcher de se mêler des affaires intérieures du sultanat. Enfin, toujours pour le sultanat d’Oman, le Yémen, depuis la chute du régime pro-soviétique et l’unification du Sud et du Nord en 1990, c’est un pays ami, mais une source d’instabilité permanente qui ne doit surtout pas déborder des frontières. Quant à l’Iran, vu du point de vue omanais c’est un partenaire qui, du temps du chah, est venu au secours de la monarchie pour combattre l’insurrection du Dhofar dans les années 60 et 70 et avec lequel, depuis la révolution islamique, le sultan Qabous s’est efforcé, avec succès, de conserver des relations cordiales. De bonnes relations d’autant plus nécessaires à la paix régionale que tous deux contrôlent chacun de son côté le fameux détroit d’Ormuz qui contrôle l’accès au golfe Persique.
À bien des égards, la diplomatie omanaise rappelle le Chat-qui-s’en-va-tout-seul imaginé par Rudyard Kipling (Histoires comme ça) dont la devise était « Je suis le chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi ». C’est ainsi que, seul parmi les pays arabes, Oman a refusé de rompre ses relations diplomatiques avec l’Égypte de Sadate après la signature du traité de paix israélo-égyptien, qu’il a assumé sans complexe la présence de bases militaires américaines sur son territoire, qu’il a conservé son amitié au chah d’Iran, de bons rapports avec la République islamique, avec l’Irak de Saddam Hussein tout en condamnant l’invasion du Koweït…
Bref, le sultanat ne s’ingère pas dans les affaires des autres et ne tolère pas qu’on se mêle des siennes. Mais il est tout prêt à rendre service. Tout dernièrement, il a accueilli des mois durant les pourparlers secrets entre l’Iran et les États-Unis. Au lendemain des accords d’Oslo, il a fait partie des rares pays arabes à accueillir ouvertement des dirigeants israéliens et à héberger les négociations multilatérales prévues par ces accords (d’autres ont dû se tenir… au Canada !). Lors de la guerre civile de 1994 opposant les séparatistes yéménites sudistes au Nord, les dirigeants sudistes défaits ont trouvé l’asile à Mascate, la capitale d’Oman, alors même que la plupart étaient d’anciens dirigeants communistes du Sud Yémen qui avaient plus d’une fois appelé au renversement du sultan Qabous. Et tout dernièrement, le président déchu Hadi, fuyant Aden, s’est réfugié à Mascate avant de rejoindre l’Arabie Saoudite.
Sur le marché régional de la médiation, Oman a un style bien distinct des deux principaux protagonistes, l’Arabie et le Qatar, de toute façon hors jeu dans cette affaire dont ils sont partie prenante. Contrairement à ces derniers, Oman ne va pas démarcher les belligérants et n’y consacre pas des sommes colossales destinées à huiler les rouages. Oman accueille ceux qui le lui demandent, et facilitent les négociations sans se substituer aux négociateurs sans chercher à se mettre en avant.
Et au fond, depuis le 26 mars, chacun sait pertinemment que c’est vers Mascate, le moment venu, que se tourneront les belligérants lorsque l’hypothèse d’une victoire militaire apparaîtra aux yeux des combattants pour ce qu’elle est : une coûteuse chimère. Et l’Iran n’a fait que mettre le doigt, publiquement, trop tôt, et pour se donner le beau rôle, sur cette évidence.
Lire aussi :
Stratégies omanaises dans les relations internationales et régionales
Eric Rouleau, les pétales et la goutte de parfum
Par Olivier Da Lage
C’était au début de 1982. J’étais alors jeune correspondant pigiste basé à Bahreïn, couvrant le Golfe pour diverses publications francophones, dont le journal Le Monde. Le responsable de la rubrique Moyen-Orient, le fameux Eric Rouleau, entamait une tournée de plusieurs émirats du Golfe pour une série de reportages sur la région. Avant de quitter Paris, il m’avait donné deux instructions : lui organiser une rencontre avec des opposants et faire savoir autour de moi qu’il arrivait.
Sur le second point, je n’ai pas eu à faire beaucoup d’efforts. Le quotidien local publiait la veille de son arrivée un article illustré d’une photo annonçant la venue du « célèbre journaliste français ». A peine Eric Rouleau s’était-il installé dans un grand hôtel de Manama qu’un étrange spectacle s’offrit à mes yeux : les ministres du gouvernement de l’émirat faisaient littéralement antichambre dans le hall de l’hôtel en attendant leur tour d’être reçu par l’envoyé spécial du Monde.
Quant aux opposants, après une semaine d’angoisse passée à essayer de trouver le moyen de répondre à cette demande, j’avais trouvé la solution. En fait, après deux ans passés à Bahreïn, je ne connaissais personnellement aucun opposant déclaré. Rien d’étonnant dans ce petit pays policier où tout se savait. Mais j’avais interrogé une amie libanaise détachée par l’Unicef au ministère de la Santé, qui, à mon grand soulagement, m’avait confié que presque tous ses collègues de nationalité bahreïnie étaient des opposants nationalistes ou communistes et qu’elle pouvait organiser une rencontre, pour peu que leur sécurité soit garantie. Eric Rouleau lui suggéra alors d’organiser un dîner chez elle, en conviant ses collègues très longtemps avant notre arrivée et en leur demandant de partir bien après notre propre départ. De ce fait, ils ne seraient pas identifiés par les limiers qui ne manqueraient pas de coller à nos basques. Et ainsi fut fait.
En quelques jours, j’avais appris deux choses : l’impact considérable que pouvait avoir un journaliste respecté dans sa discipline, y compris et surtout parmi ceux qui pouvaient redouter sa plume et comment assurer la sécurité de ses sources tout en donnant l’impression de ne rien cacher.
Il me restait à apprendre d’Eric Rouleau ma troisième leçon, à la lecture de ses articles publiés quelque temps plus tard : seuls, quelques éléments glanés lors des dizaines d’entretiens qu’il avait eus se retrouvaient dans son texte. Littéralement, j’avais eu l’impression de voir des milliers de pétales écrasés pour une goutte de parfum. Car si les citations étaient peu nombreuses, elles étaient toutes à propos, et tous ces entretiens –en apparence inutiles pour la rédaction de son article– irriguaient au contraire chacune des lignes de son reportage.
Quelques mois plus tard, je revis Eric Rouleau, cette fois à Sanaa, la capitale du Nord Yémen, où se tenait une conférence sur le développement. Cette fois encore, les responsables se pressaient pour le rencontrer. Abdel Karim Iryani, longtemps premier ministre d’Ali Abdallah Saleh, n’était pas le dernier. Il y avait aussi Mohammed Saïd Al Attar, ministre du développement que, par une heureuse circonstance, Eric Rouleau avait connu à Paris longtemps auparavant lorsque, jeune étudiant et révolutionnaire, Al Attar préparait sa thèse de doctorat à la Sorbonne. Un cas de figure qui rappelait la relation qui s’était nouée entre Rouleau et Abolhassan Bani Sadr, également à Paris lorsque le futur président de la République islamique était, lui aussi, un étudiant iranien en exil passant ses nuits et ses jours à rêver d’un avenir meilleur avec d’autres. Eric Rouleau en était.
Ainsi commençais-je à comprendre comment Rouleau avait, année après année, tissé un réseau de relations unique au monde. Quels que soit ses talents de prescience, il ne pouvait imaginer que Bani Sadr serait un jour le président de l’Iran. Mais il avait repéré chez ce jeune homme les qualités qui en faisaient un contact, une source, et très certainement un ami. Car tous ceux qui l’ont rencontré ont parlé de ce charme qui enveloppait ses interlocuteurs. Cette fausse naïveté qui donnait l’impression qu’il découvrait pour la première fois les évidences qu’on lui racontait, car il savait qu’au milieu de ces propos déjà connus pouvaient se glisser ici ou là une ou deux informations inédites. Cela valait la peine d’entendre le reste.
Charmeur, attentif aux autres, Eric Rouleau pouvait aussi se montrer péremptoire, cassant, et autoritaire. Sa forte personnalité en imposait et suscitait de nombreuses oppositions, pour partie liée à ses prises de position, et pour une part encore plus grande par la jalousie. Eric Rouleau n’était pas du genre à considérer que le journaliste n’est qu’un spectateur. Il a toujours essayé d’infléchir l’Histoire qu’il couvrait par ailleurs en tant que journaliste. Non pas tant pour la satisfaction d’être un acteur, mais parce qu’il croyait profondément que s’il pouvait améliorer le sort des peuples du Moyen-Orient, leur épargner de nouvelles catastrophes ou atténuer celles qui étaient inévitables, ce serait lâcheté que de rester à les contempler au bord de la route.
Il y était aidé et incité par sa notoriété qui le faisait recevoir par tous les dirigeants de la région, et ce depuis que Nasser l’avait invité à le rencontrer au Caire en 1963. Lui, Elie Raffoul (son vrai nom), le juif égyptien banni par Farouk et privé de sa nationalité égyptienne, revenait par la grande porte. C’est ainsi que plus d’un dirigeant moyen-oriental lui confia des messages à transmettre à d’autres chefs d’État ennemis… que Rouleau devait rencontrer peu après. Eric Rouleau servit fréquemment de messager entre l’Égypte et Israël. En septembre 1970 (Septembre Noir) le journaliste du Monde fait la navette entre Arafat et le roi Hussein, cherchant à prévenir le massacre qui s’annonce, mais sans succès. Bien des années plus tard, en 1982, il est l’un des artisans des pourparlers entre le Palestinien Issam Sartaoui et l’ex-général israélien héros de la Guerre des Six-Jours Matti Peled.
Le journaliste devient officiellement diplomate
De retour de reportage en Libye, où il avait –naturellement ! – été reçu par Kadhafi qu’il connaissait depuis son accession au pouvoir en 1969, Rouleau est invité à l’Élysée par le président Mitterrand qui cherche à comprendre les motivations du colonel libyen dans le dossier tchadien. Peu après, dans une soirée au domicile de Rouleau, je suis assis sur le sofa à côté du Tchadien Acheikh Ibn Oumar, que l’on présente alors comme le « troisième homme » pouvant incarner l’avenir tchadien à la place de Hissène Habré et de Goukouni Oueddeï. Journaliste, diplomate, diplomate, journaliste. Eric Rouleau finit par franchir le pas en 1985 lorsqu’il quitte Le Monde où ses adversaires lui menaient la vie dure. A la surprise de tous, il ne sort du journalisme que pour entrer dans la diplomatie : Mitterrand le nomme ambassadeur à Tunis, où se trouve le siège de la Ligue arabe, et le siège de l’OLP depuis le départ d’Arafat du Liban. Bref, trois ans avant l’ouverture d’une Délégation générale de Palestine en France, Eric Rouleau est de fait l’intermédiaire privilégié entre Mitterrand et Arafat.
Au placard l’année suivante avec la cohabitation, il retrouve un poste d’ambassadeur à Ankara avec la réélection de Mitterrand. Lorsque vient la retraite, Eric Rouleau reprend la plume, cette fois pour le Monde Diplomatique dont les options sont plus en phase avec ses idées que le quotidien pour lequel il avait travaillé trois décennies durant. Il continue d’arpenter le Moyen-Orient, tant que sa santé le lui permet. Et finit par céder aux demandes insistantes de nombreux amis d’écrire ses mémoires, qu’il publie en 2012 sous le titre justifié Dans les coulisses du Proche-Orient. Malgré ses 433 pages, c’est une symphonie inachevée. On y retrouve surtout Rouleau l’Égyptien. Presque rien n’est dit de l’Iran auquel il a presque intégralement consacré deux années de sa vie, et bien d’autres épisodes. Il y aurait fallu quatre ou cinq volumes. Il n’avait pas le temps, peut-être pas le désir. Il a fait un choix. Un livre qui se lit d’un trait, mais qui, malgré ses révélations, laisse sur sa faim.
Des milliers de pétales, et une seule goutte de parfum.
Arabie : Le legs d’Abdallah
Le roi Abdallah d’Arabie Saoudite est mort jeudi à 91 ans. Le nom de son successeur, le prince Salman, a été annoncé en même temps que son décès.
Par Olivier Da Lage
Le jour même de la mort d’Abdallah, le président du Yémen annonçait sa démission, l’épilogue provisoire d’une crise yéménite qui a viré au cauchemar pour les autorités saoudiennes. La victoire du clan zaydite des Houthis dans la partie septentrionale du Yémen est un échec personnel pour les dirigeants du royaume qui ont tout fait (y compris en recourant à l’aviation pour les bombarder en 2009) pour les écraser. En vain. Aujourd’hui, les houthistes contrôlent une bonne partie du Yemen septentrional, dont la capitale du pays, Sanaa. Comme les zaydites sont une branche du chiisme, Riyad y voit depuis le début la main de l’Iran qui chercherait à encercler l’Arabie en contrôlant son flanc sud. Rien ne le prouve, même s’il est évident que les succès houthistes font le bonheur de Téhéran. La conséquence, c’est que les sunnites, effrayés par la progression des Houthis, sont de plus en plus nombreux à s’en remettre aux jihadistes d’AQPA, Al Qaïda dans la Péninsule arabique, autre ennemi mortel de la dynastie saoudienne. En 1953, sur son lit de mort, le fondateur du royaume, Abdelaziz (Ibn Saoud) aurait confié à ses fils : « Le bonheur du royaume réside dans le malheur du Yémen ». On pourrait ajouter : et inversement.
Le monde que vient de quitter Abdallah est plein de périls pour la monarchie saoudienne. Sur sa frontière nord, l’Etat islamique menace l’existence même du régime. Au nom de ses propres valeurs fondatrices wahhabites. Le mur que construit l’Arabie pour s’en protéger est une digue illusoire, une Ligne Maginot contre un ennemi qui peut non seulement la contourner, mais qui est déjà en place. Car les extrémistes sunnites du Califat d’Al Baghdadi ne manquent pas de soutiens en Arabie, en raison de la peur panique, de la haine qu’inspirent chez nombre de sunnites de la Péninsule le « péril chiite » et l’Iran.
C’est le troisième danger qui guette l’Arabie saoudite, aux yeux de la plupart de ses sujets et de tous ses dirigeants. La République islamique d’Iran. Les télégrammes diplomatiques révélés par WikiLeaks avaient montré un roi Abdallah demandant à ses interlocuteurs américains d’ « écraser la tête du serpent ». Actuellement, l’angoisse des Saoudiens est plutôt la perspective imminente d’un accord entre Washington et Téhéran sur le nucléaire. Un cauchemar absolu pour Riyad. Voici près d’un an, le diplomate onusien Lakhdar Brahimi avait averti le roi que le rapprochement avec Téhéran était la priorité de l’administration Obama. « Ce n’est pas une analyse, c’est une information », avait précisé Brahimi à son royal interlocuteur.
C’est un des éléments de la virulence du sentiment antiaméricain prévalant actuellement dans les cercles dirigeants saoudiens, les autres étant le soutien aux aspirations démocratiques qui se sont fait jour lors du « Printemps arabe » et le lâchage de Moubarak par l’administration Obama début 2011 qui avait fait rentrer d’urgence Abdallah, alors en convalescence au Maroc, pour mener depuis Riyad la contre-révolution qui, il faut le reconnaître, a été une réussite.
Reste la chute vertigineuse des prix du pétrole. Qui a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis le mois de juin, privant l’Arabie Saoudite de recettes considérables. Mais ce n’est pas seulement une chute subie. Elle est en grande partie la conséquence de la politique pétrolière saoudienne elle-même. L’Arabie, comme cela a déjà été le cas au milieu des années 80 (à partir de 1986) veut coûte que coûte préserver sa part de marché ; elle veut aussi rendre non rentable l’exploitation du gaz de schiste par les Etats-Unis qui risque d’entraîner un découplage stratégique entre Washington et ses alliés du Moyen-Orient, à commencer par Riyad ; il s’agit enfin de mettre à genoux l’Iran et, accessoirement l’Irak, les autres grands producteurs de la région, mais dont la population importante ne permet pas de faire face durablement à une baisse du cours du baril, contrairement à l’Arabie qui disposerait de réserves financières supérieures à 750 milliards de dollars. Le cours d’équilibre pour le budget saoudien est légèrement supérieur à 100 dollars. Avec un baril à moins de 50, on est loin du compte, mais le royaume peut faire face à un déficit important pensant encore au moins deux ans… Mais sans doute pas davantage, tant est important le niveau des dépenses publiques dont une bonne partie servent à acheter la paix sociale après les troubles du début 2011.
L’environnement dont hérite à 79 ans le roi Salman n’a rien de rassurant. La seule chose qui pourrait le rassurer est que, souffrant d’Alzheimer et sans doute aussi de leucémie, il n’aura sans doute pas à exercer longtemps le pouvoir. La tâche en incombera alors à son successeur, si les événements ne se précipitent pas d’ici là.
L’Arabie tente de renforcer son emprise sur les monarchies du Golfe
Au cours du sommet de Ryad, les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe devraient se prononcer sur un projet d’« union » entre les six membres. Il est aussi question d’une « fédération » entre l’Arabie Saoudite et Bahreïn. Deux projets qui ne suscitent pas nécessairement l’enthousiasme.
Ce lundi 14 mai s’ouvre à Ryad un sommet du CCG plus important que les autres. En fait, c’est probablement le plus important depuis le sommet fondateur qui s’est tenu à Abou Dhabi en mai 1981. La décision de créer une organisation commune aux monarchies du Golfe avait été prise en février 1981 lors d’une réunion informelle à Ryad, quatre mois seulement après le déclenchement de la guerre irako-irakienne : Le Conseil de coopération du Golfe a eu pour marraine la Révolution islamique iranienne et pour parrain le conflit Irak-Iran.
Pour paraphraser le général de Gaulle parlant du putsch d’Alger, le CCG avait une apparence : la création d’un marché commun sur le modèle de l’Europe. Il avait une réalité : la coopération en matière de sécurité. Ce qui intéressait véritablement les six monarques de la Péninsule arabique, c’était de créer un syndicat de dynastie pour préserver le pouvoir des familles régnantes de toutes les menaces, internes et externes et elles ne manquaient pas. Cela dit, le CCG, en trois décennies, a aussi réussi à faire progresser l’intégration économique entre ses membres. En tout cas, son fonctionnement, à l’instar de la Communauté européenne, reposait sur une forme confédérale entre partenaires prétendument égaux, bien qu’en réalité, il soit depuis le premier jour l’instrument le plus officiel de l’hégémonie saoudienne sur les autres monarchies du Golfe, malgré les nombreuses crises qui ont émaillé la vie du CCG depuis sa création.
Dans la foulée de l’intervention américaine en Irak en 2003, les petites monarchies avaient profité de l’appui américain pour affirmer leur indépendance vis-à-vis d’une Arabie Saoudite affaiblie. Mais depuis, les choses sont revenues à la normale, si l’on ose dire : l’Arabie est incontestablement la puissance dominante du club, et cette domination n’est pas remise en cause. En fait, le « printemps arabe » et la réaction des monarchies à celui-ci n’a fait que la consacrer. En Libye et en Syrie, le Qatar et l’Arabie, ayant mis entre parenthèses leur rivalité, marchent la main dans la main pour renverser Kadhafi hier et demain Assad. Au Yémen, le CCG, Qatar et Arabie en tête, ont été à la pointe des initiatives ayant permis le quasi-départ du pouvoir du président Ali Abdallah Saleh. Enfin et surtout, la force « Bouclier de la Péninsule » du CCG qui est intervenue le 14 mars 2011 à Bahreïn était avant tout saoudienne, même si elle comptait un petit contingent des Émirats arabes unis.
Le prisme iranien
C’est dans ce contexte qu’en décembre dernier, le roi Abdallah d’Arabie, lors du sommet annuel du CCG, a suggéré que ce dernier passe d’une « phase de coopération » à une « phase d’union ». Les diplomates du Golfe ont tenté d’expliquer que cette évolution ne faisait que reproduire celle du Marché commun, devenu Communauté européenne, puis Union européenne. Dans ce cadre, il faudrait sans doute parler de « coopération renforcée » entre l’Arabie Saoudite et Bahreïn car depuis plusieurs mois, on laisse entendre que les deux pays vont former une « union », une « fédération », voire « fusionner » et que l’annonce doit intervenir en mai. A l’approche du sommet de Ryad, des responsables bahreïniens et saoudiens ont confirmé que le sujet était d’actualité, mais sans préciser davantage la forme que prendrait cette union.
Au-delà du signal fort que représenterait cette annonce, on ne voit pas très bien en quoi elle se concrétisera. Il ne fait aucun doute que la dynastie bahreïnienne des al-Khalifa peut compter sur le plein et entier soutien du régime de Ryad. C’est ainsi depuis l’indépendance de Bahreïn en 1971, un accord de sécurité signé en 1981 à l’initiative du prince Nayef l’a confirmé, la construction du pont reliant l’archipel au royaume voisin l’a matérialisé, qui pouvait en douter ? C’est à travers le prisme iranien qui colore désormais toute la politique saoudienne qu’il faut chercher la réponse. Les chiites qui contestent à Bahreïn la domination des al-Khalifa, et dans la province orientale celle des al-Saoud ne sont pas seulement des opposants : ce sont des agents de la République islamique d’Iran, une cinquième colonne, des traîtres potentiels. Dans cette optique, une fédération saoudo-bahreïnie serait un puissant message adressé à Téhéran et à ses partisans au sein de la nouvelle union.
L’internalisation du problème chiite bahreïnien par l’Arabie
Mais sur un plan pratique, les avantages que pourraient en retirer les dirigeants, tant saoudiens que bahreïniens, sont beaucoup moins évidents. Même si la communauté sunnite de Bahreïn, qui s’est, elle aussi radicalisée au fil de l’année passée, est rassurée par le soutien sans faille de Ryad à la monarchie de l’archipel, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait envie d’être absorbée par l’Arabie Saoudite : l’identité bahreïnienne est réelle, que l’on soit sunnite ou chiite. Quant à ces derniers, il y a fort à parier qu’ils se radicaliseraient davantage en passant d’une situation dans laquelle ils se voient comme des citoyens de seconde zone dans leur pays à une situation dans laquelle ils seraient assimilés aux chiites saoudiens, dépourvus de droits, dans un pays annexé par le grand voisin. Côté saoudien, les perspectives ne sont pas beaucoup plus riantes. Pour les dirigeants, cela reviendrait à internaliser le problème des chiites bahreïniens au lieu de le faire sous-traiter par une dynastie complaisante qui dépend du soutien de Ryad pour sa survie. De plus, la communauté chiite saoudienne, déjà apparentée pour l’essentiel par des liens familiaux et tribaux à celle de Bahreïn, serait renforcée par l’apport de cette dernière. On voit mal le bénéfice qu’en retirerait la Maison des Saoud.
A cela s’ajoutera une attention accrue de la communauté internationale et l’activisme renforcée des ONG de défense des Droits de l’Homme, qui ne lâchent pas les autorités de Bahreïn depuis un an. Il n’est pas sûr que l’intensification de leur campagne de sensibilisation, qui rencontre quelque écho en Occident, soit véritablement le but recherché.
Le plus probable est donc que le sommet de Ryad se soldera par des effets d’annonce qui n’auront pas de traduction concrète réellement significative. D’autant que les autres partenaires (Koweït, Qatar, Émirats et Oman) ne sont pas franchement enthousiastes à l’égard de ce projet d’union qui ne peut que renforcer l’hégémonie saoudienne sur ses petits voisins.
Reste, malgré tout, la possibilité que les dirigeants saoudiens et bahreïnis, remontés jusqu’à l’incandescence contre Téhéran, soient réellement déterminés à mettre en œuvre cette union (fédération ou fusion) en dépit des risques évoqués plus haut. Auquel cas, il faut s’attendre à une aggravation durable de la situation dans la Péninsule arabique. Car les aspirations à plus de démocratie et à moins de discrimination feront sans aucun doute place à des objectifs beaucoup plus radicaux et à des moyens moins pacifiques.
Olivier Da Lage
(Encore un) complot à Bahreïn ?
Samedi 12 novembre, les autorités de Bahreïn ont annoncé avoir démantelé une cellule de cinq membres projetant des attentats contre le pont reliant l’archipel à l’Arabie, l’ambassade d’Arabie Saoudite à Manama et plusieurs personnes. Quatre des cinq suspects ont été arrêtés par le Qatar qui les a livrés à Bahreïn qui a arrêté le cinquième suspect, dénoncé par les quatre autres dans leurs aveux.
Dans la foulée, Bahreïn a indiqué que les cinq suspects étaient liés aux Gardiens de la Révolution et les Bassij iraniens, qu’ils avaient été formés en Iran aux techniques de sabotage et au maniement des armes. Dès le lendemain, dimanche 13 novembre, le secrétaire général du Conseil de coopération du Golfe, qui regroupe les six monarchies arabes de la Péninsule arabique, a appelé celles-ci à « faire preuve de plus de vigilance » et fait l’éloge de la coopération entre le Bahreïn et le Qatar. Et là, j’ai ressenti comme un flash back…
Le dimanche 13 décembre 1981, alors qu’en Europe, on n’avait d’yeux et d’oreilles que pour l’instauration de l’état de guerre en Pologne par le général Jaruzelski, j’étais à Manama devant ma télévision pour regarder les informations quand le présentateur ouvre son bulletin par une bien étrange nouvelle : les forces de sécurité ont arrêté « un groupe de terroristes comprenant des Bahreïniens, des Iraniens et des ressortissants d’autres États du Golfe ». Le communiqué du ministère de l’Intérieur ajoute que ces « saboteurs » ont reçu un « entraînement en Iran pour accomplir des actes de sabotage à Bahreïn et pour répandre la terreur parmi les citoyens de Bahreïn ».
Au cours des jours suivants, le ministère de l’Intérieur de l’émirat distille des communiqués sibyllins et parfaitement invérifiables : grâce aux interrogatoires, les policiers ont découvert des caches d’armes et de faux uniformes de policiers (dont les boutons comporteraient des inscriptions en persan !). Dans la foulée, une soixantaine de membres présumés du Front islamique de libération de Bahreïn sont arrêtés. Selon les médias officiels, le chef du FILB, dont le siège est à Téhéran, aurait personnellement supervisé l’opération qui consistait à assassiner l’émir le jour de la fête nationale (le 16 novembre) et à renverser le régime. Le 17 décembre, le chargé d’affaires iranien est expulsé et déclaré persona non grata. D’après la version officielle, les conjurés venaient d’Iran en transitant par Dubaï et la vigilance d’un douanier des Émirats lui a permis de remarquer que les tampons qui ornaient les passeports n’étaient pas de la taille réglementaire. Il aurait alors pris contact avec ses collègues de Bahreïn qui auraient cueilli les suspects à leur arrivée à l’aéroport.
Au total, 73 suspects sont déférés à la Cour suprême de Bahreïn, chargée de les juger. Le procès se tient à Jao, un village de pêcheurs au sud-est de l’île. Pour maintenir la fiction d’une publicité des débats, quelques habitants du village jouent les figurants. La presse n’a pas accès au prétoire, même ceux de la presse gouvernementale. Du reste, le président décrète le huis clos au nom de la sécurité de l’État. Des témoins auraient pu remarquer le très jeune âge des accusés, car selon les avocats, plusieurs d’entre eux n’ont pas dix-huit ans, ce que dément vivement l’accusation qui demande la peine de mort pour tous, or les mineurs ne peuvent être condamnés à la peine capitale. Les défenseurs se voient refuser la communication des passeports de leurs clients qui, pour ce qui les concerne, sont détenus au secret et ne peuvent communiquer en tête à tête ni avec leurs avocats, ni avec leur famille.
Finalement, le verdict de la Cour suprême sera plus clément qu’attendu : trois condamnations à la prison à vie, dix condamnations à sept ans de prison et pour les autres, quinze ans de prison.
Les similitudes avec l’affaire qui a éclaté samedi 12 novembre sont éclatantes. Je ne me prononce pas sur la réalité du complot allégué. Pour ce qui est de celui de 1981, il semble bien qu’il ait eu une réalité – un ancien responsable du FILB me l’a confirmé plus de vingt ans après les faits – même si à truquer les preuves d’une façon aussi grossière, le gouvernement de Bahreïn a donné l’impression contraire.
Mais il est aussi peut-être significatif que ces révélations interviennent à quelques jours de la publication du rapport de la commission d’enquête internationale dirigée par le juriste égyptien Cherif Bassiouni sur les violences à Bahreïn. Ce rapport, dont la publication a été retardée au 23 novembre 2011, risque d’être assez sévère pour les forces de l’ordre : au début du mois de novembre, Bassiouni, qui ne passe pas pour un dangereux extrémiste, dénonçait la torture systématique, assurant avoir personnellement identifié 300 cas de tortures commises par des agents des forces de sécurité de Bahreïn.
Olivier Da Lage
Lire aussi:
Bahreïn: l’excuse iranienne ne fonctionne plus
1 comment